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François Ozon / 2019

Grâce à Dieu


>> Michel Bondurand Mouawad / jeudi 7 mars 2019


Cette question sert de fil rouge à la dernière oeuvre de François Ozon qui nous propose pendant deux heures de comprendre les mécanismes de construction d’une victime. Ce film passionnant et passionné par les humains qu’il observe, ne se préoccupe presque pas des « actes » qui seront décrits – parfois en détails – mais qui ne suffisent pas pour que naisse « la victime ». Il est question de pédophilie dans l’Église catholique. Ici, c’est à Lyon que ça se passe. Ces enfants abusés ne se sont pas immédiatement sentis bafoués ; leur âge ne leur permettait pas de prendre pleinement conscience de l’inégalité des rapports de force et de l’invalidité de ce qui pouvait leur apparaître alors comme une forme de consentement. Ozon brosse délicatement ce moment où la victime apparaît dans la vie de ces enfants devenus adultes.

Lorsque la victime paraît, c’est tout l’être et tout le rapport au monde qui se modifie. Le récit suit de façon tout à fait égalitaire trois enfants abusés par le prêtre Preynat (Bernard Verley). Alexandre Guérin (Melvil Poupaud), François Debord (Denis Ménochet) et Emmanuel Thomassin (Swann Arlaud) n’ont pas grand-chose en commun si ce n’est leur passage chez les scouts et entre les mains de ce prêtre. Ils partagent aussi un traumatisme. Le film raconte la période où le trauma sort enfin pour devenir parole, une « parole libérée » puisque c’est ainsi qu’ils nomment l’association qui les rassemble et qui se portera en justice.

Toute l’intelligence du récit consiste à montrer simplement les conséquences de cette parole libérée pour les victimes et peut-être, surtout, pour leur entourage. Quand la victime naît, tout le monde ne se réjouit pas. La victime n’est marquée d’aucun sceau qui exigerait immédiatement la douceur, l’écoute et la bienveillance tant espérées par elle. Quand la victime apparaît, les rapports de force changent et ceux qui se découvrent non-victimes doivent renégocier des relations avec ceux qui parlent ouvertement de leur souffrance et qui accusent. Cette accusation force souvent les personnes à prendre parti : si tu n’es pas avec moi, tu es donc contre moi. Voilà la complexe tragédie de la victime que dépeint brillamment Ozon pendant les deux heures de son film. Le prêtre – l’agresseur – n’est qu’un point d’horizon dans le récit, une ombre presque incongrue dans quelques séquences rares mais poignantes. Ainsi le film évite le spectacle de foire et jette toute la lumière sur la victime sans titiller l’appétence du public pour l’exhibition du monstre. Le film nous préserve de toute analyse psycho-sociale grossière d’un pédophile à la dérive.

La saveur particulière du film vient aussi de l’agile façon avec laquelle ce cinéaste – que l’on peut considérer comme l’un de nos trop rares réalisateurs queer [1] – s’empare d’un thème qui sonne comme une bombe H aux oreilles féministes : le mâle « victime ». Celles et ceux qui s’intéressent à l’histoire des rapports de genre sont famililer.e.s de la rengaine d’hommes dominants qui inversent la réalité sociétale pour dénoncer leur soi-disant soumission et demander dès lors davantage de pouvoir ou le rétablissement d’une claire domination masculine qui battrait de l’aile. Nous connaissons ces moments qui jalonnent l’histoire du patriarcat comme « les crises de la masculinité ». Nous savons qu’elle se terminent toujours bien pour les hommes. Nous connaissons pléthore de films qui nous content ces crises : de Rambo à La Guerre des mondes, de La Bête humaine au Cœur des hommes, tous ces films racontent la rédemption d’une masculinité martyrisée.

C’est ici qu’Ozon brille de mille feux. Les trois portraits d’hommes qu’il brosse ne gomment jamais leur position patriarcale. L’un est un archétype d’hétérosexuel catholique, père d’une famille nombreuse, classe sociale supérieure, intérieur stylé et bourgeois ; le second est en prise avec une masculinité en berne et rêve de dessiner des « bites géantes » dans le ciel de Lyon pour sensibiliser la population à leur cause ; enfin le troisième, déclassé, en recherche d’assise patriarcale, est dans un schéma de violence hérité de son père et qui donne lieu à un moment typique de violence domestique où cette colère se reporte sur sa compagne. Ces hommes en lutte pour leur statut de victime ne sont jamais présentés par Ozon sous la seule facette de ce combat. Ce dernier n’a pas lieu dans un monde « post-patriarcal » où les rapports entre les sexes seraient apaisés depuis longtemps. L’abus de l’Église, la répétition du vocable de « père » pour désigner l’agresseur potentiel, mais surtout les dérives personnelles de chacun des personnages illustrent la démarche queer du réalisateur qui cherche à complexifier la situation et à montrer que la victime d’un prêtre n’est pas une victime absolue. Alors qu’elle se reconnaît peu à peu comme telle et qu’elle exige que le monde la reconnaisse ainsi, la victime use de toutes les dynamiques de pouvoir que la société lui offre.

Une scène mineure mais fondamentale pour apprécier la délicatesse d’Ozon est celle où Emmanuel demande à la femme d’Alexandre d’où elle tire la force d’accompagner son mari dans un tel tumulte. Elle fond en larmes et répond qu’elle aussi a été abusée mais n’a pas eu la chance de pouvoir le dire ou d’être vue comme telle. Une scène en clin d’œil à la vague « Me Too  » qui montre bien qu’Ozon ne veut pas parler « des Hommes » mais bien de trois individus et qu’il embrasse sans hésiter toute la complexité que ce choix peut produire. Un hommage discret à un monde qui a besoin de parler, d’ouvrir la boite de Pandore. Visuellement, Ozon utilise plusieurs fois de courtes focales pour créer un large champ qu’il va immédiatement boucher par des éléments de décors démesurés : cage d’escalier, amphithéâtre romain, la perspective est large mais obstruée. Le besoin de parole est immense mais les murs sont hauts et ils sont nombreux.

Une autre dimension narrative révèle la finesse d’un grand réalisateur. Pour chaque personnage, les échanges épistolaires sont lus par une voix off hors champ qui lie/lit et relie les actes, les décisions, les rencontres et les moments d’attente. Ces échanges de mails enveloppent par le son une quête individuelle qui se cogne contre un monde d’usages, de coutumes, de respect poli, de courtoises fins de non-recevoir. Mais ces voix mettent aussi au premier plan – sonore en tout cas – l’importance des demandes d’aide et de médiation. Le besoin qu’ont les individus d’être vus et entendus par les leurs, par d’autres, d’être écoutés puis reconnus. Ces voix essaient de jeter des ponts mais dressent aussi souvent des murs. C’est une merveilleuse trouvaille filmique pour nous faire toucher du doigt – de l’œil et de l’oreille – notre bien familière tragédie humaine.

Le film a sûrement bénéficié de la polémique qui a accompagné sa sortie. Mais cette médiatisation a mis en avant le sujet et l’affaire réelle, laissant le film au second plan. Or ce film est un chef d’œuvre discret ; aussi discret que le génie de son réalisateur.


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[1Le terme queer englobe tous les genres et les orientations sexuelles. Il s’agit d’un terme plus fluide (comparativement à gai, bisexuel, lesbienne, hétérosexuel, homme et femme, qui sont des termes plus fixes) qui permet de reconnaître une différence, sans avoir à la définir de manière rigide. (source : www.interligne.co)