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Blitz Bazawule / 2024

La Couleur pourpre


Par Adrienne Boutang / dimanche 25 février 2024

Un mélodrame musical centré sur des Afro-Américaines

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Le film de Blitz Bazawule est plus qu’un remake du film de Steven Spielberg sorti en 1985, sous la forme cette fois d’un musical. Le récit retrace le parcours douloureux d’une femme, Celie, victime d’une série de violences, de l’inceste perpétré par son beau-père (présenté comme son père) aux violences exercées par l’homme auquel elle est mariée de force. Séparée des enfants nés de cet inceste, qui lui sont retirés à la naissance, l’héroïne se voit en outre privée de la présence de sa seule alliée, sa sœur, qu’elle ne reverra pas pendant plusieurs décennies. Ces traits en font un bon exemple de mélodrame féminin, intégrant des enjeux liés au genre et à l’ethnicité dans un cadre qui, comme l’écrivait Noël Burch à propos du genre, « déplore les injustices sociales, notamment celles qui affectent les femmes, tout en les pérennisant en tant que “condition humaine” à laquelle on ne peut rien [1].

Le projet a été largement impulsé par la célébrissime, puissante et très engagée présentatrice afro-américaine Oprah Winfrey, qui jouait un rôle important (celui de Sofia, la femme forte, sur laquelle on reviendra) dans le premier film, et apparaît ici au générique, aux côtés de Steven Spielberg, comme productrice du film. On peut donc considérer ce nouveau film comme la « réappropriation » par la communauté afro-américaine d’une œuvre qui avait été considérée, dans un sens alors négatif, comme « réappropriation culturelle » par un cinéaste blanc.

Dans cette production se lisent deux caractéristiques qui, associées, ont de fortes chances de susciter la méfiance : un ancrage dans une politique des minorités facilement qualifiable de « bons sentiments » d’une part, et, d’autre part, une appartenance au mainstream, à la culture populaire – et qui plus est féminine – via la popularité de Winfrey comme animatrice de talk show, genre du verbal et du débordement sentimental. Si le film des années 1980 était sorti lors d’une période souvent décrite comme celle du backlash, son remake musical de 2024 à la période post #MeToo, alors que les débats relatifs aux politiques des minorités ont acquis davantage de publicité médiatique, peut apparaître davantage comme une forme d’opportunisme marketing que comme une entreprise politique contestataire.

Outre cette dimension « opportuniste », d’autres reproches peuvent être adressés au film. Le principal concerne surtout l’anachronisme des chorégraphies. La bande-son a été agencée avec soin pour refléter la diversité des styles de musique afro-américains (de la soul au blues en passant par le gospel et le jazz), opérant une synthèse intéressante de l’histoire musicale noire-américaine. En revanche, le style chorégraphique, la gestuelle et les corps des danseuses et danseurs sont d’un anachronisme frappant, qui contraste de manière trop visible avec le style du film d’époque. Ce décalage apparaît dès le numéro d’ouverture – une chorégraphie endiablée mettant en scène un ensemble de femmes noires aux formes généreuses, évoquant, tout en invalidant le caractère asexuel qui le caractérise habituellement, l’archétype de la « Mamma » analysé par le chercheur Donald Bogle [2] . Les gestes et les chorégraphies, très sexualisés, évoquent immédiatement, pour une spectatrice du XXIe siècle, le style de danse énergique des musicals du type Glee, les chorégraphies des divers types d’émissions dansées, et même les clips musicaux contemporains. Mettant les corps en avant de manière explicitement sensuelle, voire sexuelle, ils détonent avec le propos du film : l’aliénation des corps et des femmes au cœur d’une société patriarcale qui les assujettit à leurs père et mari. Si les negro spirituals peuvent être de facto considérés comme un outil de libération, on perd ici la dialectique entre contrainte et exaltation du corps, pour ne plus voir qu’une gestuelle contemporaine désinhibée. Cette dimension s’accentue encore lors des mises en scène des spectacles de la danseuse et chanteuse de music-hall Shug Avery, qui perd tout caractère suggestif pour devenir immédiatement et outrageusement sexualisée. Le musical aurait pu être utilisé pour exprimer le contraste entre aliénation et défoulement, mais i il vient ici seulement souligner l’incapacité des chorégraphes et des danseuses à se glisser dans le cadre du film d’époque. Mais il n’est pas impossible que ces critiques soient désamorcées par le goût des jeunes spectateur.ices pour ces chorégraphies qui leur parlent plus que ne l’auraient fait des reconstitutions plus authentiques.

Les autres reproches que l’on peut faire au film sont ceux que l’on trouvait déjà dans l’œuvre originale, et dans sa première adaptation cinématographique, et constituent, indéniablement, des traits propres eux-aussi au genre du mélodrame. On peut toutefois se demander si l’adaptation contemporaine n’aurait, pour le coup, pas pu altérer un peu ces traits-là. Parmi ces derniers, la passivité de l’héroïne, réduite, pendant la majorité du film, au statut de victime soumise, frappera sans doute davantage une spectatrice de 2024. On peut se lasser de voir l’héroïne subir sans protester les agressions de son père adoptif, la séparation d‘avec ses enfants, d’avec sa sœur, les coups portés par son mari, et voir cette manière de victimiser l’héroïne avec une forme de délectation qu’on pourra aisément juger plus masochiste que féministe.

On peut s’interroger aussi sur une certaine atténuation des représentations : les viols – celui, supposé, perpétré par le père (plus tard révélé comme adoptif) de l’héroïne, puis les viols conjugaux, sont suggérés de manière allusive, posant la question de savoir où est le juste milieu entre ne pas montrer (pour éviter le voyeurisme complaisant) et montrer quand même (pour éviter une sorte d’atténuation euphémistique qui masque la souffrance ressentie. C’est ainsi que la mise en scène se contente de suggérer le viol conjugal en ne filmant que les barreaux d’un lit vibrant sous les assauts du mari violent, puis un raccord regard sur une photographie encadrée que contemple l’héroïne pendant la durée de l’acte sexuel. Si l’on peut comprendre ces stratégies de mise en scène comme le résultat d’une attitude respectueuse envers la victime, la logique narrative montrant cette dernière traverser tous ces traumatismes successifs sans, en apparence, manifester autre chose qu’une résilience morne, est plus problématique. Annonçant le « pardon » final, elle donne le sentiment d’une héroïne inconséquente, sur laquelle glissent les traumatismes et les assauts, les rendant par-là même dérisoires.

Il en va de même de la légèreté, voire de l’incohérence, avec lesquelles sont présentées l’alternance des victimisations. Le récit dénonce d’abord le machisme interne à la communauté afro-américaine, par l’assignation des rôles de « villains » aux hommes noirs (en particulier le personnage du « père » adoptif et celui du mari de l’héroïne). Puis, brièvement, il passe à la dénonciation d’un système raciste lorsque le personnage de Sofia, « forte femme » qui, elle, tient tête aux hommes, se voit remettre à sa place, par la cruauté gratuite d’une épouse de notable blanche qui dissimule sa soif de pouvoir et son sadisme derrière une bonhomie de mère patronnesse. Le scénario explore l’une après l’autre, sans chercher à les articuler autrement que sous l’angle vague de l’opposition entre victimes et puissants tortionnaires, l’identité de femme dans la communauté afro-américaine, puis celle de noire dans l’Amérique raciste. Ces oscillations d’un problème à un autre n’articulent jamais entre elles ces identités minoritaires et les effets possibles de leur superposition. C’est donc bien la notion, pourtant très actuelle, d’intersectionnalité, qui reste inexplorée ici.

Vient enfin le dernier point sur lequel le film fait preuve d’une retenue qui peut surprendre, compte tenu de l’évolution des mœurs. Le passage le plus troublant du récit montre l’héroïne, souffrant, on l’a dit, des assauts répétés et des mouvements d’humeur d’un mari violent, inviter dans son foyer la femme que celui-ci aime depuis toujours en secret, une chanteuse de music-hall sexy et aussi puissante qu’elle-même est dominée. S’ensuit un étrange ménage à trois, qui offre à l’héroïne le répit qu’elle espérait- puisque son mari, heureux d’avoir retrouvé la femme aimée, devient pour quelque temps doux comme un agneau et épargne son épouse. Puis arrive un twist troublant, lorsque l’héroïne, dans le premier acte de rébellion du récit, noue à son tour une relation de désir avec la chanteuse de music-hall. Or la consommation de ce rapport amoureux entre deux femmes, si elle est suggérée sans laisser beaucoup de doutes, est représenté avec une pudeur étonnante qui n’est pas sans rappeler les temps du Code Hays – on y voit les deux femmes, côte à côte mais habillées, dans un lit, et on les voit échanger un baiser sur la bouche plutôt chaste. Cette « pudeur » confirme l’ancrage relativement conservateur de ce film, censé rester « family friendly  » – ce qui semble impliquer que l’on peut suggérer l’inceste d’un père sur sa fille – seulement expliqué, après coup, par la grossesse de cette dernière, et quelques allusions au fait que l’enfant, comme le précédent, est celui de son père –, mais que la possibilité de rapports intimes entre deux femmes doit rester allusif [3].

Le dernier point qui peut être jugé problématique dans ce film de 2024, en termes de représentations, est le choix de casting : les deux femmes censées, dans le récit, représenter les modèles de séduction et de charme – la petite sœur de l’héroïne, et la showgirl –, sont incarnées par des comédiennes à la peau plus claire que les autres. On remarquera en particulier à quel point ce choix de casting, dans le cas de la petite sœur, met l’accent sur la différence entre les deux sœurs, là où la version d’origine insistait sur leur quasi gémellité.

Qu’est-ce qui fait cependant de ce film une manifestation d’un certain esprit post #Me-Too, soucieux d’empowerment féminin ? C’est en clarifiant ce point que l’on parvient à valoriser les éléments décrits plus haut comme des défauts.

D’une part, la nouvelle version utilise le musical contre la victimisation. Le film de 1985 jouait déjà sur des alternances de ton, notamment au début du film, passant de scènes de joie enfantine partagée par les deux sœurs à des moments plus dramatiques. Mais dans la version de 2024, la présence de numéros musicaux vient de manière plus systématique imprégner l’univers dramatique d’une énergie et d’un dynamisme qui le contrebalancent, offrant un refuge joyeux autant aux personnages qu’aux spectatrices. En outre, la présence, déjà mentionnée, d’une bande-son qui puise dans un répertoire afro-américain participe de cette dimension de « réappropriation positive » par la communauté noire américaine des récits qui la représentent. Là où le film de Spielberg usait d’une musique mélodramatique appuyée, soulignant la pesanteur inexorable du quotidien des héroïnes, les morceaux de la nouvelle version viennent infuser la fiction du sentiment d’une communauté soudée et créative, capable de résister à l’oppression de manière subtile et énergique à la fois.

D’autres éléments thématiques vont dans le sens d’une accentuation de la puissance d’action des héroïnes, contrant le sentiment d’une victimisation systématique. On notera en particulier une altération particulièrement significative : là où, dans le film d’origine, l’héroïne se contente de s’accommoder de l’arrivée dans son foyer de cette rivale pour qui elle éprouve une fascination complexe, dans le remake, c’est elle qui la fait venir, convainquant son beau-fils de l’inviter à venir chanter dans le cabaret adjacent à leur maison. Si l’on peut trouver la démarche tortueuse, il n’en reste pas moins que cette modification cruciale du scénario insiste sur la capacité d’action de l’héroïne, qui cesse de subir pour agir, fut-ce de manière tortueuse. Mieux, par le biais de ce renversement, la femme victime devient cheffe d’orchestre, se charge de la mise en scène de sa vie et de celle de son mari. On a là un exemple particulièrement parlant d’empowerment.

Autre élément, en apparence plus anecdotique, mais en réalité fondamental si on le relie aux caractéristiques du « post-féminisme » : l’importance donnée aux thèmes des vêtements et de la mode dans le film de 2024. Le thème est présent d’emblée, par le biais d’un souvenir indiquant que la mère décédée des deux filles a légué à son aînée un talent pour la couture. Il revient lorsque nous voyons les deux sœurs rêver devant un magasin de chapeaux. Et surtout, il réapparait à la fin du film, lorsque l’héroïne utilise un héritage providentiel pour monter sa boutique de pantalons fantaisie (sans doute plus anachroniques encore que les chorégraphies mentionnées plus haut). Le motif de la mode et du vêtement n’est pas présent par hasard : là où la version d’origine insistait sur la différence ontologique entre les belles femmes et les autres - à travers, notamment, la phrase lancée à l’héroïne, dans un éclat de rire par sa rivale (« Mon dieu, ce que t’es moche ! »), le remake musical insiste sur la manière dont les vêtements et un énergique relooking permettent aux femmes jugées « laides » de se réinventer et de contester ce déterminisme physique supposé. L’importance accordée à la mode va de pair avec l’assertion, explicite et répétée, d’une « positivité corporelle » manifeste notamment par le choix de comédiennes au physique moins standard et aux formes plus généreuses que les actrices hollywoodiennes figurant habituellement sur les écrans, ici magnifiées par les chorégraphies sexy.

On notera, dans le même ordre d’idées, que le personnage de Sofia, présenté avant tout comme une « forte femme » mais aussi comme une « big girl » dans le film d’origine, conserve ces deux caractéristiques dans le musical, mais est bien plus nettement caractérisée et présentée comme sexuelle et sexy, « autorisant » actrice et personnage à entrer dans l’économie du désir, là où le film d’origine se contentait d’assigner ce rôle aux femmes au physique plus standard.

Le film est aussi intéressant par ce qu’il continue de révéler dans le discours critique : encensé par les critiques populaires et par certains journaux de droite, dont Le Figaro, il a fait l’objet de critiques dévastatrices de la part de la presse cinéphile, avec notamment une brève critique dans Les Inrockuptibles qui reprend – consciemment ou non – un type de reproches adressés depuis toujours aux genres jugés « féminins », qualifiant le film d’« impressionnant kouglof de bons sentiments compassionnels, de harangues grimaçantes, de prêchi-prêcha abrutissants où la musique (parfois bonne, généralement oubliable), Dieu (omniprésent – Hollywood est tout de même devenu un sacré bénitier) et les interprétations endolories ont pris le pas sur toute velléité de structure, de fluidité de récit, de limpidité de la forme. » On retiendra qu’en 2024, la critique dénigrant l’expression des « bons sentiments » au profit d’une supposée « limpidité de la forme », continue d’avoir de beaux jours devant elle. On peut, à l’inverse, souligner la dimension cathartique propre au genre et le plaisir simple pris lorsqu’enfin le cycle de souffrances et de victimisation s’achève et s’inverse pour marquer le triomphe de l’héroïne, la fin des souffrances et la réconciliation générale dans un univers où le temps semble s’être à la fois accéléré et arrêté, conformément aux règles du récit mélodramatique.


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[1« Double Speak. De l’ambiguïté tendancielle du cinéma hollywoodien. » Réseaux, volume 18, n° 99, 2000, pp. 99-130.. »

[2Toms, Coons, Mulattoes, Mammies and Bucks : An Interpretative History of Blacks in Films (1973).

[3J’ai noté cependant, pour avoir visionné le film dans une salle en compagnie de trois adolescentes, que la réaction de ces dernières au chaste baiser - des ricanements étouffés et des petits cris de protestation - semble indiquer que cette pudeur est peut-être la meilleure manière de se concilier un jeune public peu enclin à admettre certains types de relations.