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Pedro Almodóvar

La Voix humaine (The Human Voice)


Nancy Berthier / lundi 26 avril 2021

L’imaginaire de la rupture


« On aimerait que la rupture soit une coupure franche. Bien droite et nette, d’un seul coup, comme le sabre qui décapite. Mais la rupture est déchirure. » C’est ainsi que débute l’ouvrage de Claire Marin, consacré aux Rupture(s) et c’est là tout l’enjeu du dernier film de Pedro Almodóvar, The Human Voice, une adaptation libre de l’œuvre de Jean Cocteau, La Voix humaine, que l’écrivain avait publiée en 1930.

Tourné dans le contexte étrange du premier confinement, The Human Voice décline en 30 minutes le motif littéraire et cinématographique de la rupture comme une déchirure. Une actrice, à la ville et à l’écran (Tilda Swinton), dans la solitude d’un décor unique, celui de son appartement figuré sous la forme d’un vaste plateau de tournage, interprète une version revisitée du texte de Jean Cocteau, la dernière conversation téléphonique d’une femme avec celui qui a été son amant pendant quatre ans. Dans un dispositif qui s’apparente à un monologue, puisque le spectateur n’entend que ses propres paroles, l’actrice exprime des sentiments et états émotionnels contradictoires : l’indifférence apparente, la passion encore vive, le désespoir, la tendresse, la colère, la douleur, la supplication...

La pièce originale, écrite par celui qu’on appelait alors « le veuf sur le toit », quelques années après la disparition de son compagnon Raymond Radiguet, est devenue paradigmatique, dans notre imaginaire, de la rupture, qu’elle représente comme une déchirure à l’état pur, si l’on peut dire. Fortement genrée dans le contexte des années trente, la pièce reprenait un thème très présent dans le théâtre de boulevard alors dominant, celui des tromperies amoureuses, avec une maîtresse éconduite renvoyant à la réalité sociale d’un monde où les femmes étaient majoritairement exclues du monde du travail productif et cantonnées à l’espace de la reproduction et/ou de la dépendance, dans une sorte d’arrière-plan social. L’écrivain revendiquait une perspective réaliste qui dessinait en creux les contours une société patriarcale où l’homme était l’avenir de la femme. En même temps, son titre l’inscrivait dans une universalité plaçant au cœur de la narration la voix dite « humaine », dans laquelle se logeait la douleur, au fond intemporelle, de l’abandon. C’est ce qui explique la postérité tout au long du siècle d’un texte qui a fasciné des générations de metteurs en scène, écrivains, musiciens, cinéastes et actrices (Simone Signoret, Ingrid Bergman, Ornella Muti, Sophia Loren...) qui ont donné voix et corps à celle qui dans le texte, est désignée de manière indéfinie (« elle »). En outre, la modernité que représentait alors l’usage du téléphone, l’un des premiers moyens de communication à distance, n’a fait que s’accroître avec son spectaculaire essor au fil du temps, avec, puis sans fil, fixe puis mobile. « Ça ne rapproche pas, le téléphone, ça confirme les distances », écrit Simone de Beauvoir dans La Femme rompue, « on n’est pas deux comme dans une conversation puisqu’on ne se voit pas ».

C’est à travers la version interprétée par Anna Magnani dans le film L’Amore de Roberto Rossellini, que Pedro Almodóvar a découvert la pièce de Cocteau. The Human Voice est sa troisième incursion dans la mise en scène de ce texte qui l’a profondément marqué.

Dans La Loi du désir (1987), La Voix humaine s’intègre à une narration complexe à travers l’histoire d’un réalisateur qui l’adapte au théâtre en choisissant comme interprète sa propre sœur, Tina, dont on découvrira qu’elle est transsexuelle. Une séquence la met en scène à la fin de la pièce, tandis que son ex-femme, qui l’a abandonné(e) est revenue dans le dessein de reprendre leur fille commune. Le décor imaginé par Cocteau en écho à l’état émotionnel de la protagoniste (une « chambre de meurtre », selon ses propos) est respecté. L’interprétation de Carmen Maura (Tina) se fonde sur l’excès. La rupture l’anéantit, la douleur s’exprimant à travers sa voix mais aussi dans tout son corps dévasté. Celle-ci est intensifiée par la présence, au premier plan de la scène, de l’enfant qui interprète en play back la chanson « Ne me quitte pas » de Jacques Brel, autre paradigme de la rupture, masculine cette fois-ci, mais chantée par la voix féminine de Maysa Matarazzo. La fin de Cocteau, qui se clôt sur l’inachevé d’un ultime « Je t’aime », préfigure le hors-champ narratif : le désastre à venir d’une déchirure qu’on pressent fatale. La présence dans les coulisses de l’ex-femme de Tina adosse le texte théâtral à la vie du personnage dans la fiction, dans un système d’écho dramatique. S’il reste fidèle au déroulement narratif de l’œuvre de Cocteau, Pedro Almodóvar en revisite cependant le texte à l’aune d’un vertigineux brouillage des traditionnels repères de genre qui souligne l’universalité du thème de la rupture amoureuse. La femme « rompue » est née homme ; l’homme de la chanson devient femme.

Dans sa deuxième variation autour de l’œuvre de Cocteau, Femmes au bord de la crise de nerfs (1988), La Voix humaine innerve la narration de manière diffuse tout au long du film.

C’est de nouveau l’actrice Carmen Maura qui interprète Pepa, actrice de doublage délaissée par son amant et collègue Iván. Le film raconte sa descente aux enfers, « au bord de la crise de nerfs », dans un temps étiré où la déchirure adopte des formes et des registres variés, depuis la tentation de la reconquête jusqu’au renoncement final. Son appartement où les traces de l’amant volage sont autant de tortures, reste l’espace du souvenir et du désastre. Mais si le téléphone est au cœur de la fiction, Pepa cherchant désespérément à joindre Iván pour lui annoncer qu’elle est enceinte de lui, à aucun moment les deux amants ne dialoguent. L’usage du répondeur a intensifié la dialectique présence-absence et les deux voix ne parviennent pas à coïncider, si ce n’est par l’artifice douloureux du montage de la bande-son de Johnny Guitar que les deux acteurs ont doublé séparément au début du film. Dans le texte de Cocteau, la figure masculine dont on devinait les répliques se caractérisait par une lâcheté hypocrite en hors-champ. Dans Femmes au bord de la crise de nerfs, ce trait est amplifié par un dispositif qui le stigmatise radicalement. Néanmoins, à la différence de la protagoniste de la pièce et à l’instar de la plupart des personnages féminins d’Almodóvar, Pepa finit par opérer la coupure franche et à se défaire de cet amour destructeur, une libération figurée par le geste de jeter le téléphone, instrument de son malheur, par la fenêtre. Cette femme moderne, autonome professionnellement et financièrement, surmonte son désespoir et sa solitude de femme délaissée avec une vitalité qui s’appuie sur des réseaux de sociabilité multiformes mis en scène dans le film à travers une structure joyeusement chorale.

Dans The Human Voice, troisième variation autour du texte de Cocteau, Pedro Almodóvar, se situe plus près de la pièce originale. Ce moyen-métrage, d’une grande simplicité narrative, s’appuie sur un dispositif dépouillé et profondément théâtral, en majeure partie située dans un seul décor, celui de l’appartement de la femme délaissée, avec pour seul thème l’ultime appel téléphonique de son ancien amant. Les principaux éléments de l’œuvre du dramaturge sont réinterprétés à l’aune de l’esthétique du cinéaste. La rupture comme déchirure se manifeste dans la voix et le jeu de l’actrice qui passe par la même succession d’états émotionnels contradictoires, partagée entre douleur, désespoir, pulsions agressives et colère. Le décor épuré d’un grand plateau de tournage, où elle évolue, reste un espace de désastre, ancien « nid d’amour », selon la volonté du cinéaste, où chaque couleur et chaque objet sont dotés d’une puissante valeur symbolique en écho à sa situation : avec par exemple les reproductions des tableaux Hector et Andromaque (Giorgio di Chirico, 1917) ou Vénus et Cupidon (Artemisia Gentileschi, 1625). Les affaires de son amant, valises et vêtements, sont autant de manifestations de sa présence fantomatique et symptômes de la déchirure dans ses ambivalences : tour à tour rejetés et adorés, comme le costume qu’elle frappe avec une hache puis caresse un peu plus tard. Les miroirs lui renvoient l’image de l’inscription impitoyable sur son visage de la déchirure qui est déchirement. La rupture introduit en elle un doute existentiel qu’elle tentera de résoudre en avalant des cachets : « Quand on est aimé, on ne doute de rien. Quand on aime, on doute de tout », écrivit Colette. Le motif du chien de l’amant, évoqué chez Cocteau, est renforcé à travers une présence constante et active, qui redouble à sa manière l’expression de la dévastation, écho animal de cette dernière : « Il est comme une âme en peine », commente-t-elle, « tu lui manques tellement ». La froideur de la communication à distance est accrue par l’usage d’une paire d’écouteurs Bluetooth, qui intensifie l’expression de la solitude de la femme. Elle n’est même plus reliée à son interlocuteur par un fil et donne l’impression de soliloquer.

Comme souvent, la critique a été partagée à la sortie du film (à Venise et en salles en Espagne à l’automne 2020, en VOD et DVD en France au printemps 2021).

Certaines critiques se sont offusquées du manque de fidélité à l’œuvre de Cocteau, en particulier concernant la fin du récit qui s’achevait ainsi : « Dépêche-toi. Vas-y. Coupe ! Coupe vite ! Coupe ! Je t’aime, je t’aime, je t’aime, je t’aime, je t’aime… (Le récepteur tombe par terre) ». Le spectateur pressentait alors l’après pathétique d’une vie brisée et entièrement vouée à la déchirure, le dramaturge suggérait que « l’actrice donnât l’impression de saigner, de perdre son sang, comme une bête qui boite, de terminer l’acte dans une chambre pleine de sang ». Chez Almodóvar, en revanche, la femme abandonnée choisit de transformer la déchirure en « une coupure franche », celle qu’elle avait échoué à accomplir à la hache, mais qu’elle matérialise finalement par le feu. Son geste incendiaire, auquel elle fait assister de loin son ex-amant, est à la mesure de sa volonté d’effacer définitivement les restes de l’amour perdu, traces fantomatiques d’un passé jusque-là indélébile : « C’est moi qui brûle, mon amour ».

Aussi douloureux que ce soit, c’est elle qui prend l’initiative de mettre un terme à la conversation (« Je raccroche. Je dois apprendre à raccrocher, mon chéri ») et de reprendre son destin en main, libérée du lien mortifère, en abandonnant à son tour airpods et téléphone portable. Elle brise la situation d’enfermement, psychique et matériel, que la dernière séquence matérialise par sa sortie en extérieur après un long huis-clos, revêtue d’une dernière tenue, dont le caractère informel et commode contraste avec l’embarrassante robe Balenciaga à crinoline de la première séquence. La situation de soliloque se transforme en dialogue complice avec le chien Dash, souligné par un éloquent échange de regard. Les mots qu’elle lui dit traduisent sa parfaite conscience qu’il lui reste un long chemin à parcourir pour parvenir à l’oubli : « Autant que tu te fasses à l’idée que nous allons passer ce deuil ensemble ». Mais c’est à ce prix qu’elle peut enfin reprendre les rênes de sa vie, à partir d’un humour retrouvé et avec un compagnon d’infortune (« to dash » signifie aussi bien anéantir, que partir en courant).

La transformation par le cinéaste du dénouement de l’histoire correspond à une actualisation de la pièce, presque cent ans après sa première. Si la douleur liée à la rupture amoureuse reste d’actualité, ce qui l’est moins en revanche, c’est la situation de dépendance sociale des femmes vis-à-vis des hommes ou pour le moins, son acceptation. Le sens de la vie de la protagoniste almodovarienne n’est plus exclusivement déterminé par le regard masculin de son amant. Dans le hors-champ narratif de cette fin, le spectateur peut imaginer un après de résilience qui reposera sur d’autres données, riches et multiples, qu’elle avait mentionnées au début de l’appel, lorsqu’elle feignait l’indifférence : « se jeter dans le travail », les loisirs (restaurant, théâtre, shopping), ou voir ses amies Marta et Sofía. Par ce choix, le cinéaste choisit de déconstruire les stéréotypes de genre autour de la « femme rompue », nécessairement vaincue. Quitte à être infidèle.


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