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Todd Haynes / 2002

Loin du paradis / Far from Haeven


Par Noël Burch / jeudi 6 juillet 2023

Racisme et homosexualité refoulée dans les Etats-Unis des années 1950

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Connaissez-vous Todd Haynes ?
Pour ma part, j’avais adoré son premier film, le moyen métrage Dottie gets spanked (Dottie reçoit une fessée, 1993) étude avant-gardisante, d’un comique pince-sans-rire, sur la genèse d’une sexualité perverse chez un garçonnet de six ans, fasciné par une improbable série TV pour enfants, The Dottie Show, dont le clou de chaque épisode est la fessée administrée longuement à la vedette prétendument prépubère (mais joué par une adulte). Si les parents de Steven s’inquiètent un peu de l’obsession de leur rejeton pour cette émission - et le film comporte de fréquentes références au schéma freudien « on bat un enfant », associé en psychanalyse à la genèse des perversions - leur fierté est grande quand il remporte le grand prix dans un concours pour le meilleur essai consacré au show, et est donc invité à y participer.

J’ai vu quelques-uns des longs métrages de ce réalisateur qui ont suivi Dottie, mais ils ne m’ont pas spécialement impressionné. Cependant, grâce au câble, j’ai pu découvrir tout récemment son troisième film, datant de 2002, Far from Heaven, qui m’a intéressé à plusieurs titres. D’abord parce qu’il s’agit d’une tentative courageuse de mettre en parallèle, d’un côté le racisme anti-noir, l’un des traits historiques fondamentaux de la société et de la culture étasuniennes, et de l’autre, non l’homophobie, phénomène certes semblablement fondateur là-bas , mais le sentiment de culpabilité chez un bourgeois adulte, marié et père de famille, se croyant « normal » et qui se découvre gay.

L’histoire est située dans les années 1950, dans une ville moyenne de la Nouvelle Angleterre, avant que le « politiquement correct » ne s’impose chez une petite bourgeoisie blanche et « libérale », brouillant quelque peu les cartes sur ces deux questions. Le récit s’engage lorsque « l’épouse et mère » modèle, Cathy Whitaker (Julianne Moore), voulant faire la surprise à son mari Frank (Dennis Quaid) en lui apportant un repas alors qu’il est soi-disant retenu tard au bureau, s’y rend et le surprend en train d’embrasser passionnément... un homme. En tête à tête chez eux, le couple patauge dans une gêne partagée. Mais tombe d’accord pour considérer que Frank est « malade »... Il va donc entreprendre une « cure » chez un psychiatre spécialisé dans la « guérison » d’hommes affligés de ce mal.

Pendant ce temps, leur jardinier noir étant décédé, son fils Raymond se présente pour prendre le relais. C’est un homme doux et beau avec qui Kathy, femme au foyer, doit traiter seule... et qui lui paraît très sympathique. Les Whitaker ne sont « évidemment » pas racistes, et ont avec leurs domestiques (cuisinière et jardinier noirs) des rapports de... confiance, disons. Frank étant souvent absent, entre le bureau et le psy, Kathy voit de plus en plus souvent Raymond. Et notamment, à sa très grande surprise, au cours du vernissage d’une exposition d’art contemporain !... où il émet l’opinion inattendue qu’une toile abstraite de Miro serait une représentation moderne du dieu des chrétiens, son Dieu.

Frank se croit « guéri » et continue d’entretenir des rapports amicaux avec sa famille, d’assurer ses devoirs professionnels, mais pas ses devoirs conjugaux, semble-t-il… et n’est vraiment pas à l’aise.

Enfin, alors que la famille prend des vacances, logée dans un grand hôtel, et alors que Frank fait ses ablutions, le Tentateur apparaît soudain à travers une porte entrebâillée, en la personne d’un jeune et beau mâle qui le regarde fixement, qui se dénude la poitrine et la caresse de façon suggestive... Frank se précipite... et disparaît pendant quelque temps du film... avant de revenir en pleurs : il est amoureux et son amant tient à ce qu’ils habitent ensemble ! Il devra donc divorcer de Kathy. Et voilà, il n’y a rien à faire, c’est comme ça !

Entre-temps l’amitié s’est développée entre Kathy et Raymond, on sent que dans un autre monde, cela pourrait devenir de l’amour. Il tient à lui montrer sa vie, l’emmène faire la connaissance de sa mère et de sa petite soeur, l’entraîne dans un bar pour Noirs où cette femme blanche est regardée comme une curiosité et où le « choix » de Raymond inspire de la défiance. Les quelques fois où Kathy et Raymond sont vus ensemble par les connaissances des Whitaker, les propos désapprobateurs fusent.... et sont presque exclusivement le fait de femmes, les commères du quartier qui sont les porte-voix du racisme.

C’est en fin de compte Raymond qui met un terme à ce qui est sur le point de devenir un grand amour... en partant pour une autre ville. « Je dois rester dans mon monde », dit-il. La séparation d’avec Kathy est poignante : celle-ci est désormais mère célibataire, Frank (apparemment démissionnaire de son emploi lucratif) ayant définitivement disparu de sa vie et du film.

Mais je dois confesser que ce qui m’a surtout frappé - et je me suis demandé dans quelle mesure Todd Haynes, qui après tout « en est », comme on disait naguère - en était conscient : c’est le contraste entre les deux sexualités représentées ici, l’hétéro et l’homo. Car, alors que la relation entre Kathy et Raymond se développe très graduellement, à partir d’une amitié, à travers de longues conversations et une appréciation de plus en plus approfondie de la personnalité de l’autre, celle de Frank évoque la culture typiquement homo de la drague, des backrooms et des bars gay, la promiscuité sexuelle, l’attirance par coup de foudre, si souvent clandestine, associée à cette homosociabilité passée à l’acte. Lorsque la série britannique sans précédent Queer as folk (1999) est arrivée en France, elle a été critiquée pour sa représentation de cette promiscuité comme l’unique préoccupation des homos masculins. Et pourtant, j’ai été longtemps témoin oculaire de ce que cette aliénation est une caractéristique majeure de cette communauté.
Le sida l’aurait-elle atténuée ? Ce film est situé longtemps avant l’émergence de cette maladie mais a été réalisé longtemps après. Mais il y a fort à parier que le contraste saisissant entre les parcours des deux personnages témoigne de la conscience qu’a ce cinéaste homosexuel lucide de cette aliénation... et du fait qu’une relation entre un homme et une femme, empêchée uniquement par les préjugés raciaux, eut été potentiellement plus riche.


générique


Polémiquons.

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