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Mikhaïl Kalatozov / 1959

La Lettre inachevée


par Lora Clerc / dimanche 31 décembre 2023

Apologie de l'héroïsme

Неотправленное письмо


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Parler d’un film soviétique en temps de guerre russe n’est ni aisé, ni sans risques ! Remonter le temps pour éclairer le présent ? Peut-être. La resortie de La Lettre inachevée de Mikhaïl Kalatozov (1959) est une occasion. D’origine géorgienne, le réalisateur était bien connu dans ces années-là, en particulier pour Soy Cuba et Quand passent les cigognes. La Lettre inachevée (Неотправленное письмо – en russe « La lettre non envoyée ») était dans la sélection du festival de Cannes de 1960, en pleine guerre froide, quatre ans seulement après le soulèvement de Budapest en Hongrie contre le régime communiste, quatorze ans après la fin de la « Grande guerre patriotique » que les Russes avaient, eux aussi, payée au prix fort, et qu’il s’agissait, déjà, de glorifier. L’année suivante, c’était le lancement dans l’espace du premier « Spoutnik », dont Wikipédia nous dit qu’il « marque le début de l’ère spatiale ».

En fait de lettre, le film en comporte trois, chacune décisive. Formellement, la réalisation est impressionnante, dans la tradition soviétique du film en noir et blanc – avec peut-être quelques « excès » : superpositions d’images - feu et eau, par exemple –, séquences proches de l’abstraction, gros plans sur le détail des corps et des visages, contre-plongées spectaculaires quand il s’agit du corps (valorisé) des hommes.

En effet, nous avons quatre « corps », trois masculins, un féminin, largués au milieu du plateau sibérien - froid, inhabité, immense, hostile. Leur mission est de confirmer, à coups de pioche, la conviction scientifique de l’abondante présence de diamants dans la région. Le « géologue » – figure scientifique valorisée dans un pays particulièrement riche en matières premières – a été, est et sera un métier d’avenir en Russie. Film de « Far East », en somme.

Une équipe

Chef de file de l’équipe, Constantin (Innokenti Smoktounovski), la trentaine, un athlète. Son assistant, guide dans la taïga, Sergueï (Evgueni Ourbanski), lui ressemble, en plus sombre, d’un physique plus discret, et qui ne croit pas aux diamants. Deux jeunes gens les accompagnent, apprentis géologues tout juste sortis de l‘université, dont c’est la première mission : trouver des filons de diamants au cœur du haut plateau. Tania (Tatiana Samoïlova, vedette de Quand passent les cigognes), lumineuse, pleine de foi en son travail, est là avec son sigisbée, Andréï (Vassili Livanov) – tous deux un peu naïfs. Ils piochent, ils piochent, jour et nuit, dans une nature qui n’a encore jamais été « dénaturée » : indifférente, entre fleuves, roches, terre et taïga. Le diamant semble inaccessible. Mais Constantin le sait : les scientifiques dans leurs labos, penchés sur leurs cartes, ne peuvent se tromper. Nos héros mènent une vie rudimentaire, dormant à même le sol dans leurs sacs de couchage en peau de loup, cuisinant sur feu de bois, insensibles à la pluie, au vent, au froid, à cette fabuleuse nature chaotique magnifiée par l’image.

Trois lettres et trois morts

Constantin s’astreint à écrire à Vera, sa bien-aimée restée au chaud à Leningrad, une « lettre de mille pages » décrivant par le menu son ordinaire sibérien. Il lui assure qu’avec leur découverte, ils n’auront « pas vécu en vain ». Il « écrit » : c’est donc un intellectuel.

Sergueï, tombé amoureux de Tania, lui écrit une courte lettre qu’il abandonne sur le sol. Andréï la trouve sans en identifier la destinataire, et la soumet à Tania : est-ce la lettre qu’écrit Constantin ? Tania, à la faveur d’un geste de Serguéï, semi-tendre, semi-agressif, comprendra, embarrassée, qu’elle en est la destinataire. Fine mouche, elle tiendra compte de ce geste dans ses relations à venir avec Serguéï.

Abandonnant la pioche pour la loupe, Tania trouve, enfin, un diamant. Elle en fait part aux autres, qui fêtent la découverte en partageant un « cognac » sous le ciel nocturne. Ils fantasment sur l’obélisque qui leur sera érigé : pour Tania et Andréï, ce sera à Moscou, pour Constantin à Leningrad (Saint-Pétersbourg), pour Serguéï à Sverdlovsk (Ekaterinbourg) – ce qui précise les horizons culturels des protagonistes [1] : la ville « européenne », la capitale « éternelle », la province lointaine. En lettres d’or, on lira : « À ceux qui ont sauvé le pays de la dépendance étrangère aux diamants ». Tania s’enthousiasme, arguant que grâce à eux le développement de l’industrie est sauvé, et que sans eux la conquête spatiale prendrait sans doute un siècle de plus [2].

Le personnage essentiel entre en scène : la nature se déchaîne. La taïga s’enflamme, sur des centaines de kilomètres. Il faut marcher, marcher à travers un feu démentiel, jusqu’au fleuve le plus proche. Marcher encore, quitte à abandonner une partie du paquetage de l’équipe, tandis qu’une liaison radio avec Irkoutsk – mais leur émetteur est hors d’usage, ils ne peuvent répondre – les félicite : « Vous portez haut le drapeau des géologues soviétiques, félicitations de Moscou » – un discours totalement décalé de la réalité vécue par les quatre héros. La radio finit par leur annoncer qu’ils sont recherchés, par avion ou hélicoptère. Mais un arbre en feu tombe lourdement sur Serguéï, qui ne s’en remet pas. Ils ne sont plus que trois.

Ils entendent, enfin, un hélicoptère… qui ne les repère pas. Le découragement pointe. Andréï fléchit, tombe, se blesse tandis qu’il tâche de se frayer un chemin entre les arbres calcinés ou en feu. Tania et Constantin le portent, mais il faiblit de jour en jour : « Laissez-moi, il vaut mieux que la mort emporte un seul de nous que les trois ». Héroïque traversée de tourbières, fatigue de Tania, délire d’Andréï qui quitte l’équipe pendant la nuit, laissant une lettre d’amour à Tania. Tania retrouvera Andréï mort, au matin.

Les deux héros encore en vie poursuivent leur chemin, de plus en plus épuisés. Tania, serrée contre Constantin dans un sac de couchage, se remémore sa promesse de « pionnier » sans l’achever : « Moi, jeune pionnier de l’Union soviétique, en la présence de mes camarades, je prête solennellement serment… »… On ne se saura pas à quoi [3] ! Ils n’ont plus rien à manger, un bagage réduit, mais Constantin profère encore : « Nous devons dire non à la faiblesse, au défaitisme, au désespoir ».

Passé l’automne, vient l’hiver. Ils sont deux à marcher, marcher encore, cette fois dans la neige, grand désert blanc balayé d’une tempête glaciale. Tania n’en peut plus, Constantin désespéré la retrouve un matin enfouie dans une congère, sans vie. Il repart seul, presque ensauvagé dans cette nature sauvage, trouve enfin le fleuve en cours de dégel, fabrique un radeau de fortune, se laisse aller au fil de l’eau et de la glace, en plein délire, comme s’il s’adressait à Véra : « Je dois ramener la carte, je n’ai pas le droit de mourir, ma vie ne m’appartient pas ».

Arrive enfin l’hélicoptère au-dessus de la fragile langue de terre gelée au milieu du fleuve : le héros ouvre les yeux, il est sauvé.

Que nous dit ce film ?

Quelle fable tenons-nous là ! Résister plusieurs saisons sur le haut plateau sibérien [4], dans le feu, la boue, l’eau, le froid, la neige, la glace, la fatigue, la faim : ce n’est qu’en hypothermie et mort que Constantin devrait être retrouvé ! Oublions le réalisme, socialiste ou pas. Le film a été perçu, à sa sortie en URSS, comme une œuvre n’ayant rien à voir avec le « réalisme socialiste soviétique » : trop de recherche formelle, pas de démonstration assimilable à une quelconque propagande, « pas assez de mots », même s’il célèbre à travers une représentation magnifiée une politique délibérément soviétique, en faisant appel en priorité au patriotisme et à l’émotion, quitte à utiliser un miroir déformant : la « beauté » formelle écrase le propos politique.

Constantin est un héros. Il a du muscle, de la sagesse, de la volonté, de la loyauté. L’homme qui n’a pas le droit de mourir se doit d’être exceptionnel. Ceux qui en temps de paix sont à même d’affronter les plus périlleuses situations et de les maîtriser sont (au cinéma) extrêmement rassurants, surtout si les images fascinent le spectateur par leur splendeur.

Tania, seule femme de l’aventure, est jeune, séduisante sans être séductrice. Elle est en compagnie de trois hommes : l’un, son alter ego, « fait couple » avec elle, un couple un peu flou, trop jeune. Un autre, le « provincial » indispensable mais de second ordre, l’aime sans espoir d’arriver à quelque fin que ce soit. Le troisième, enfin, la protège, la porte, la réchauffe : héros généreux sans être prédateur, exemplaire. En choisissant, pudique, de s’extraire une nuit aussi bien de la peau de loup de Constantin que de son regard, Tania se condamne à mourir gelée.

On peut bien sûr lire ce film comme une archive, une belle archive, au second degré, avec « distanciation », comme on dit, juste avec le vœu que le héros s’en sorte vivant : mais nous tremblons que Constantin, à la dérive sur son radeau fragile et gelé, n’ouvre plus les yeux. Il les ouvre, il est vivant ! Il nous fait oublier les trois morts précédentes ; il les « rachète » : un héros pour trois vies sacrifiées.

On peut lire ce film au présent, au plus près d’une mentalité, d’une culture, d’une histoire [5]. Nous avons là des héros « positifs », qui croient en leur puissance, en leur science, en leur avenir : ils ont foi en cette promesse que les pouvoirs déposent sur leurs épaules : être des sauveurs, non sans dimension mystique (ce qu’atteste toute la mise en scène / mise en image) dans leur rapport à une nature digne de l’Ancien testament ; ni sans dimension politique dans leur rapport à un « collectif » supposé omnipotent, un pouvoir sans visage qui leur attribue une mission. Les soldats dévoués corps et âme à la patrie se transforment ici en simples civils ouverts au progrès, à la science et au bien de la « patrie », prêts à tout, même à la mort, pour servir de vertueux et prometteurs objectifs. Dépossédés d’eux-mêmes – servitude volontaire. Le héros, cette fiction… Chef de guerre ou demi-dieu [6] : la figure irrigue une bonne partie de la culture russe – mais pas qu’elle !

Un rapport étrange à la vérité

« Nous voulions écrire de la poésie, créer de l’hyperbole figurative, vous comprenez ? »

Il reste que ce film n’est pas « bidon ». Les premières images donnent à lire cet exergue : « À ceux qui, dans n’importe quel domaine de l’activité humaine, que ce soit le développement de terres sauvages abandonnées ou un saut audacieux dans l’espace, à ceux qui ont marché et marchent les premiers sur un chemin difficile - le peuple soviétique - ce film est dédié. »

Kalatozov est familier des situations « extrêmes », que la guerre soit chaude ou froide. Un séjour à Hollywood pendant la seconde guerre mondiale l’a familiarisé avec les « héros » de western, avec « ce pays de chasseurs et de chercheurs d’or, celui du roman de Jack London ». D’une certaine manière, ce film est de l’héroïsme en action. Aucune scène n’a été tournée en studio. Dans un long entretien sur le site kinohorosho [7] , l’opérateur Serguéï Ouroussevski se souvient d’un film poétique et peu bavard. Huit mois dans la taïga, un tournage acrobatique, par des températures allant jusqu’à -50°. Caméra à l’épaule, qu’il fallait réchauffer ou au contraire protéger du feu : « Dieu lui-même avait ordonné de filmer avec une caméra portative. » Il cite des extraits d’un journal de bord de l’équipe : « 17 octobre 1958. Nous sommes en expédition depuis plusieurs mois maintenant. Nous vivons dans la taïga, à des dizaines de kilomètres, pas une âme, pas un être vivant. Seules les bêtes à quatre pattes viennent nous voir. (…) Chaque image est un combat. Nous travaillons presque à l’aveugle. Le manque de contrôle sur ce qui est filmé est déprimant. (…) Nous gardons la caméra sur notre poitrine sous des manteaux de fourrure plus que nous ne filmons. (…) C’est effrayant de regarder Smoktounovski (Constantin) : à la fin de chaque prise, il n’a pas un visage, mais un masque blanc. » À la question « Tu ne t’es pas senti mal ? », Ouroussevski répond : « Pas parce que j’étais en béton armé, je n’avais tout simplement pas le droit. » Ils recréent sur une butte rocheuse une taïga « inflammable » pour ne pas provoquer un incendie généralisé. Dans les flammes, ils s’emmaillotent d’amiante, ce qui n’empêche pas Smoktounovski de prendre feu. Tatiana est brûlée aux jambes et aux mains. « Tous les acteurs ont refusé de prendre des doublures, ils ont décidé de brûler, de se mouiller, de se geler. »

Et maintenant ?

Les Russes ont redécouvert le film à la faveur d’une restauration effectuée par Francis Ford Coppola, puis par Mosfilm. Leurs avis déposés sur internet manifestent souvent une adhésion au soviétisme et à ses héros, mais aussi une approche critique qui renvoie le film à une invraisemblable fiction… à laquelle ils préfèrent les superproductions américaines.

  C’était alors d’autres personnes, d’autres valeurs comptaient pour elles. Des personnes belles et héroïques.
  Le courage des géologues, au nom d’un grand projet, rappelle beaucoup les héros de J. London, à cette différence que les Soviétiques risquent leur vie non pour leur enrichissement, mais pour le bien de tout le pays. On peut dire qu’il s’agit d’un film sur le patriotisme soviétique. Mais au lieu de discours sur le patriotisme, ce sont des actes réels qui sont montrés.
  Au début, les événements du film sont un peu fatigants par leur monotonie, mais dans la seconde moitié du film, ils vous font vraiment vous inquiéter pour les personnages.
  Une scène de feu de forêt avec des flammes qui remplissent l’espace ne laisserait aucune chance de survie de plus de cinq minutes, encore moins de plusieurs jours.
  Les personnages ne sont pas tout à fait des personnes : affirmer le réalisme de ce qui leur arrive n’est pas possible. Ce sont les héros d’une nouvelle époque héroïque, comme Prométhée.
  Les années 50, une merveilleuse époque de romantiques qui voulaient respirer l’air de l’errance et des aventures.
  Le non-sens se manifeste tellement que vous n’avez pas le temps de reprendre vos esprits et de vous concentrer sur l’intrigue. Tout « fait semblant », comme dans un jeu d’enfant...
  La musique, pompeuse et pathétique, est constamment assourdissante – comme si elle sortait tout droit des films de Staline : apparemment, elle était censée susciter chez le public un sentiment d’enthousiasme fougueux, de « patriotisme soviétique » et de foi en un « brillant avenir ».
  La Lettre inachevée est un film soviétique classique avec du pathos et une musique de bravoure pour une intrigue héroïque, mais c’est un éléphant dans un magasin de porcelaine, des clichés sans vie réelle. C’est une honte pour les merveilleux acteurs qui ont participé à cette honte.

The last but…
  Ce qui est vrai est vrai : une femme sur le « terrain » est une source de stress pour les hommes... Merci au moins pour ça.



Le film intégral, sommairement sous-titré en français, est visible sur youtubeet Mosfilm

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[1Ce qui équivaut, dans cette « société sans classes », à un marqueur sinon de classe, du moins culturel.

[2La musique, souvent martiale, nous laisse entendre « Le temps du muguet », dont la version originale est « Les nuits de Moscou » – qui parle à tout Russe. Version Armée rouge : https://www.youtube.com/watch?v=Wwz...

[3La promesse : … « aimer passionnément mon pays, vivre, apprendre et me battre comme héritier du grand Lénine, ainsi que nous l’enseigne le parti Communiste, toujours respecter les lois des pionniers de l’Union Soviétique. »

[4Le film, sans jamais le préciser, aurait été tourné aux abords du Iénisséï, fleuve puissant s’il en est !

[5Comme toujours, je ne ferai pas référence à une supposée « âme russe » qui donnerait raison à Poutine quant à son « monde russe » et à la slavité.