Lady Bird est un succès surprise aux Etats-Unis. L’actrice Greta Gerwig devient, avec son premier film, la cinquième réalisatrice à être nominée aux Oscars. Le film est l’un des films les mieux reçus de l’année par la presse américaine [1] – 296 critiques positives sont recensées contre 4 critiques négatives [2]. Seul Get Out fait tout juste mieux (298 critiques positives 3 critiques négatives) en 2017 [3]. On peut lire que Lady Bird est « un film parfait » [4], « en fait, presque parfait » [5], « le genre de film qu’on aimerait ne jamais arrêter » [6], « vous allez forcément l’aimer, ce n’est pas difficile » [7].
Pourtant, Lady Bird est une variation en apparence simple d’un teen movie (film sur/pour les adolescents), un genre que d’ordinaire la critique ne prend pas au sérieux. Le film de Greta Gerwig propose cependant des écarts significatifs avec la représentation des jeunes filles dans le cinéma américain.
Christine McPherson (Saoirse Ronan) se fait appeler « Lady Bird », un prénom qu’elle s’est donné à elle-même, « pour moi, par moi ». Après sa dernière année dans un lycée catholique d’une petite ville californienne, elle rêve de quitter Sacramento pour une université de la côte Est : « Je veux aller là où est la culture, comme New York. Ou au moins le Connecticut ou le New Hampshire où les écrivains vivent dans les bois. » « Tu crois que j’ai l’air d’être de Sacramento ? », demande-t-elle à sa mère dès l’ouverture du film. « Tu es de Sacramento », lui répond Marion (Laurie Metcalf). Le récit d’apprentissage emprunte les codes conventionnels du teen movie pour questionner les stéréotypes de genre, de classe et les normes culturelles au cœur de la construction identitaire de la jeune Lady Bird.
« Pourquoi je ne ressemble pas aux filles des magazines ? »
Lady Bird incarne le contre-stéréotype féminin de l’adolescente anticonformiste. Parmi les uniformes identiques de l’école catholique qu’elle fréquente, elle se démarque par ses cheveux roses et le plâtre rose au bras qu’elle arbore en début de film. Elle n’a pas le physique des belles filles populaires comme la riche Jenna et ses jupes trop courtes. L’actrice, Saoirse Ronan, avoue même avoir décidé avec la maquilleuse de ne pas masquer l’acné dont elle souffrait durant le tournage [8]. Pourtant la jeune fille a du charme et on ne tombe jamais dans le stéréotype de l’adolescente au physique ingrat. « C’était une bonne opportunité de montrer un visage adolescent au cinéma qui ressemble à un vrai visage d’adolescente. Je pense qu’on voulait tous que Lady Bird soit la plus authentique possible », explique l’actrice. Greta Gerwig le formule ainsi : « Dans les films on ne voit que des jeunes filles mal dans leur peau qui ont la peau parfaite et les cheveux parfaits alors que dans la vraie vie ça n’arrive jamais ! Et ça ne les rend pas moins belles. » [9]
Contrairement à ce qui se passe dans la plupart des teen movies, Lady Bird n’est jamais vue par le prisme d’un regard masculin. Son corps n’est donc jamais érotisé à l’écran. Pour autant, la jeune fille reste désirable et désirée par deux garçons. Mais le film refuse d’en faire un personnage féminin passif et dépendant du désir des hommes. Lorsqu’elle passe une audition pour la comédie musicale du lycée, la mise en scène nous montre d’ailleurs que ce n’est pas le regard du metteur en scène qu’elle cherche, mais celui de sa meilleure amie, Julie, qui la regarde depuis la salle. Le film insiste sur le regard que pose Lady Bird sur ses deux petits amis lors de leurs premières rencontres. Elle inverse le regard masculin conventionnel (male gaze) puisque c’est elle qui regarde les garçons.
Lady Bird est aussi à l’initiative avec eux. D’abord Danny, le gendre idéal (Lucas Hedges), qu’elle aborde dans un supermarché après l’avoir repéré aux auditions. Plus tard lorsqu’ils s’embrassent sous un ciel étoilé, Lady Bird dit à Danny délicatement : « Tu sais que tu peux me toucher les seins ? ». Son petit ami refuse parce qu’il la « respecte trop pour ça » – on comprendra ensuite que la raison de sa retenue est sans doute plus compliquée (il est gay). Elle rencontre ensuite, dans un concert, Kyle (Timothée Chalamet), guitariste dans un groupe de rock. De nouveau son regard désirant est mis en avant par une suite de champs-contrechamps qui isolent à ses yeux le jeune garçon. Elle l’aborde dans le café où elle est serveuse, après sa rupture avec Danny. Elle lui dit plus tard qu’elle est « prête à faire l’amour » et initie donc leur premier, et unique, rapport sexuel. On peut lire la déception sur son visage lorsque Kyle jouit au bout de 30 secondes.
Cette scène de sexe désacralise le thème de la virginité, passage obligé des teen movies masculins, tabou dans les teen movies féminins. Lady Bird est persuadée qu’elle et Kyle ont perdu en même temps leur virginité puisque celui-ci lui a confessé être puceau quelques minutes plus tôt. Mais après leur rapport, le garçon déclare avoir déjà eu des rapports avec six autres filles. Lady Bird est en colère car elle aurait voulu « que ça ne soit pas banal ». « Pourquoi ? Tu auras plein d’autres rapports sexuels banals », lui répond Kyle. Elle regrette de ne « plus avoir le contrôle sur ce moment » et ajoute : « J’étais au-dessus de toi. Qui est au-dessus la première fois ? » La jeune fille semble davantage contrariée d’avoir cru qu’elle était le sujet actif du couple que d’avoir perdu sa virginité qui apparaît comme un non-événement.
Le traitement non spectaculaire de la sexualité dans le film remet en cause la primauté conventionnelle du sexe dans les teen movies. Lady Bird parle par exemple du plaisir qu’elle prend à se masturber sous la douche avec le pommeau : les pieds en l’air, elle en discute sans tabou avec Julie en mangeant les hosties non bénies : « Peut-être que c’est différent quand on a vraiment un pénis dedans, c’est sûrement plus intense. » Les deux filles rigolent et Julie conclut sur la taille de son pommeau de douche qui la satisfait. Après les préliminaires avec Kyle, Lady Bird prend un bain. Puis elle demande à sa mère, dans la salle de bain, s’il y a un moment approprié pour la première relation sexuelle. On regrette alors que Greta Gerwig ait fait une ellipse sur la masturbation, fortement suggérée par un gros plan des pieds de Lady Bird qui ouvrent le robinet.
Lady Bird a souvent été comparé par la presse avec les films réalisés ou produits par John Hugues, comme 16 bougies pour Sam (John Hugues, 1984) ou Rose bonbon (Howard Deutsch, 1986). Lady Bird partage avec les héroïnes incarnées par Molly Ringwald, un désir d’émancipation. Mais les films de John Hugues finissaient toujours par valider l’importance des romances avec un garçon dans le processus d’épanouissement des jeunes héroïnes. Dans un premier temps, Lady Bird est tentée de se modeler sur les attentes de Kyle – ce qu’elle n’avait pas fait pour Danny. Elle achète le même livre que lui, mime une attitude de rebelle devant Jenna, la fille populaire amie avec Kyle, en insultant une religieuse et en vandalisant sa voiture. Mais c’est finalement avec sa meilleure amie qu’elle ira au bal et non avec Kyle. Après avoir dansé ensemble, Julie et elle posent toutes les deux comme les couples hétérosexuels, devant le photographe de l’école. L’amitié féminine lui apporte plus de satisfaction que ses relations avec les garçons.
« Du mauvais côté des rails »
Lady Bird s’affranchit des normes genrées avec une certaine assurance. S’affranchir des attentes liées à sa classe s’avère en revanche moins facile pour la jeune fille. Le film offre un discours sur les classes moyennes, qui n’est jamais stéréotypé ni misérabiliste, vision rare dans le cinéma américain actuel et d’ordinaire absente des teen movies. La classe apparaît comme un obstacle dans le désir d’émancipation de Lady Bird mais cela ne devient jamais un déterminisme fataliste.
Toutes les relations entre les personnages sont conditionnées par la classe et l’argent. Le film s’ouvre sur une discussion en voiture entre Lady Bird et sa mère qui font la tournée des universités locales. Marion annonce d’emblée qu’elle et son mari n’auront pas l’argent pour lui payer une université sur la côte Est, comme le souhaite leur fille malgré son dossier scolaire insuffisant. Marion a une conscience aiguë des réalités financières. Elle travaille comme infirmière dans une institution psychiatrique et enchaîne les heures supplémentaires pour combler le déficit financier de la famille suite au licenciement de son mari. Elle achète des vêtements de seconde main à sa fille, offre des paires de chaussettes à Noël, refuse d’acheter des magazines qu’on peut lire à la bibliothèque municipale : « C’est ce que font les riches. Nous ne sommes pas riches. » Elle insiste pour que sa fille range sa chambre. Elle redoute que les vêtements soient froissés et que l’apparence de sa fille trahisse leur classe sociale. C’est aussi pour cette raison que Lady Bird demande à son père de ne pas la déposer devant le lycée. Sa mère lui fera remarquer que cela blesse son père et que ses exigences coûtent cher. Sa fille s’emporte : « Donne-moi un chiffre pour que je sache combien ça t’a coûté de m’élever. Je vais grandir et gagner plein d’argent et je te ferai un chèque pour ne plus jamais avoir à te parler. » Marion ironise sur la naïveté de sa fille : « Je doute fortement que tu puisses trouver un emploi assez bien pour faire ça. »
Hors du cercle familial, tous les personnages sont également inscrits dans une hiérarchie sociale et économique. Julie, la meilleure amie boulotte de Lady Bird, vient d’un milieu encore plus modeste, élevée par sa mère célibataire dans un petit appartement. Les deux amies habitent à proximité, du « mauvais côté des rails », frontière sociale symbolique entre les beaux quartiers et les quartiers populaires de Sacramento. On voit au début du film les deux amies rentrer en traversant le quartier huppé et fantasmer sur les maisons. Plus tard, Lady Bird apprend que la maison de ses rêves appartient à la grand-mère de Danny, son petit ami qui l’invite à y fêter Thanksgiving. Par désir de conformisme social, elle fera croire que c’est sa maison à Jenna, la riche fille populaire dont elle veut être l’amie mais qui va découvrir la vérité. Lady Bird a honte de sa maison modeste, mais Jenna « ne comprend même pas pourquoi quelqu’un mentirait à ce sujet », réaction typique d’une fille riche. Elle est contrariée par le mensonge de Lady Bird sans en comprendre les raisons. Mais elle ne la rejette pas.
L’articulation entre classe et race est cependant moins explicite dans le film. Le personnage de Miguel, le frère latino de Lady Bird, est notamment peu exploité dans ce sens. Son adoption par les McPherson, une famille blanche, n’est pas mentionnée. Jordan Rodriguez, qui incarne Miguel, est un acteur australien né de parents malaisiens, mais le prénom du personnage indique ici des origines latinos. Cependant l’ethnicité de Miguel ne sera jamais discutée. Lorsque Lady Bird découvre que son dossier a été refusé par Berkeley, l’université prestigieuse qui a accepté son frère, elle l’accuse d’avoir été favorisé (à cause de son origine ethnique), bien que sa mère lui rappelle que Miguel avait un meilleur dossier. Son frère la traite de « putain de raciste ». « Je n’ai rien dit du tout », lui répond la sœur. Le film ne traite pas cette contradiction, alors que Miguel, diplômé de Berkeley, ne trouve pas d’emploi à la hauteur de sa qualification – il est caissier avec sa petite amie dans le supermarché local. Il est plusieurs fois fait mention que c’est son look gothique qui le discrimine, et non sa race. Il lui suffira d’ailleurs d’enlever ses piercings, d’attacher ses cheveux et de mettre une cravate pour être embauché dans une entreprise, poste pour lequel postule également son père, sans succès.
La classe sociale est aussi articulée implicitement à certaines orientations politiques. Les deux petits amis de Lady Bird sont tous les deux issus de familles huppées. Danny est le fils d’une riche famille irlandaise assimilée aux WASP (White Anglo-Saxon Protestants, protestants anglo-saxons blancs), descendants des premiers colons anglais. Lorsque Lady Bird se rend chez sa grand-mère pour Thanksgiving, elle se moque d’une affiche de campagne pour le conservateur Ronald Reagan. Kyle est lui aussi issu d’une famille riche mais il incarne le stéréotype politique du démocrate « radical » que certains ont pu voir comme une parodie du « Bernie Bro » (supporter de Bernie Sanders) [10]. Il lit l’ouvrage d’Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis, qui revisite l’histoire du pays sous un angle d’inspiration marxiste. Il refuse d’avoir un téléphone car il pense que le gouvernement espionne le peuple par le biais des portables. Il prétend ne pas aimer l’argent alors qu’il est inscrit dans une école catholique dont les frais d’inscription sont élevés. Et son comportement cynique avec Lady Bird rend dérisoires ses revendications radicales.
Les McPherson déjouent quant à eux le stéréotype associé aux classes défavorisées. Ils ne sont pas des « cols bleus » issus de la classe prolétaire mais une famille middle class déclassée à cause du chômage du père. Ils incarnent un modèle familial progressiste – ce qui est rare dans le cinéma américain qui associe traditionnellement les classes défavorisées à une forme de conservatisme. Ils ont adopté un garçon latino, ils accueillent la petite amie gothique de leur fils, chassée de sa propre famille qui refuse « le sexe avant le mariage ». Au cours d’une assemblée au lycée, Lady Bird défend également une position pro-avortement contre l’intervenante anti-avortement. Et elle parle devant une assemblée d’étudiant.e.s de son vagin et de ses règles, deux tabous culturels. D’abord fâchée contre Danny après l’avoir surpris en train d’embrasser un garçon dans les toilettes du lycée, elle finit par le prendre dans ses bras quand il lui avoue son orientation sexuelle en pleurant. Elle garde pour elle ce qu’elle a vu et protège le jeune garçon incapable d’avouer son homosexualité à sa famille conservatrice. Malgré sa réaction raciste vis-à-vis de son frère, le film la crédite, contrairement à Kyle, d’un progressisme sincère.
« Sois la meilleure version de toi-même »
Finalement le film montre que l’identité se construit au croisement des déterminismes de genre et de classe, mais aussi du désir d’émancipation personnelle. Lady Bird ne peut se détacher totalement de sa ville natale et de sa famille. Si elle cède par moments à la pression sociale, Lady Bird trouvera finalement un compromis entre ces déterminismes et ses désirs individuels.
Cette évolution de Lady Bird est particulièrement visible dans sa relation avec sa mère. Celle-ci se montre souvent dure avec sa fille. Elle lui reproche plusieurs fois son caractère égocentré et égoïste. Elle lui répète qu’elle a « une belle vie » mais qu’elle n’est jamais satisfaite des efforts pourtant considérables de ses parents. La prise de conscience de Lady Bird arrive à la fin du film lorsqu’elle doit avouer à sa mère qu’elle est sur liste d’attente pour intégrer une université new yorkaise. Sa mère réagit violemment en refusant de lui adresser la parole, même quand sa fille lui présente ses excuses avec beaucoup de sincérité, ce qui contraste avec les précédentes scènes de conflit : « S’il te plaît, maman, je suis désolée, je ne voulais pas te faire de mal. J’apprécie tout ce que tu as fait pour moi. Je suis ingrate et je suis désolée d’en vouloir plus... » Marion reste inflexible, même sur le chemin de l’aéroport, prétexte que le parking est trop cher et dépose le père et sa fille sans s’arrêter. Elle reviendra pourtant mais trop tard pour embrasser sa fille.
Arrivée à New York, Lady Bird éprouve bientôt la nostalgie de sa famille et de Sacramento. Au cours d’une soirée, un étudiant lui demande son prénom et elle répond pour la première fois par le prénom que lui ont donné ses parents, Christine. Le lendemain elle se rend à la messe pour la première fois du film – elle, qui n’avait pas paru croyante ni même respectueuse de la religion jusqu’alors. Á la sortie, elle laisse un message sur le répondeur de ses parents : « Salut maman et papa, c’est moi. Christine. C’est le prénom que vous m’avez donné. C’est un beau prénom. » Changer de regard sur les choses est donc nécessaire pour se réapproprier son identité et ses racines. Lady Bird apprend à assumer sa ville natale, sa famille, son prénom. Dans Lady Bird, les conflits ne sont pas produits par des antagonistes extérieurs, mais par la difficulté de l’héroïne à s’assumer. Le film ne cherche pas à rendre spectaculaires les moments de tension. Lorsque Kyle et Lady Bird se disputent après leur unique rapport sexuel, le petit ami détourne la discussion en invoquant les souffrances des civils tués en Irak. « Tais-toi. Il y a d’autres choses plus tristes que la guerre », lui répond sèchement Lady Bird. Á ce moment précis, la politique est moins importante que la prise de conscience de ce qu’elle est en train de vivre.
Bien que le film de Greta Gerwig se situe en 2002-2003, dans l’Amérique post-11 septembre 2001 (la menace terroriste, le mandat de George W. Bush, la guerre en Irak), la politique reste au second plan. La dimension politique du film se situe à un niveau plus intimiste : celui d’une jeune adolescente en crise. Lady Bird montre que « la meilleure version de soi-même », souhaitée par la mère, est d’abord une version imparfaite mais assumée de soi-même. Une version qui accepte son identité de genre et de classe sans déterminisme fataliste et sans sacrifier son ambition personnelle.