Ce court texte est une lettre écrite au Monde Diplomatique (mais non publiée) à la suite d’un article d’Ignacio Romanet (« Un conte amoral », mars 2005) louant sans réserve le film Le Couperet (2005) de Costa-Gravras, l’histoire allégorique d’un ingénieur chimiste qui, ayant perdu son travail, et postulant un nouvel emploi, entreprend d’assassiner ses concurrents...
L’enthousiasme de Romanet est simplificateur. Certes, cette fable met en scène les souffrances causées par la mondialisation et le drame réel du chômage des cadres, sur le mode hyperbolique souvent utilisé avec succès par la dissidence hollywoodienne et peu exploré en France. Le film est d’ailleurs tiré du roman d’un l’auteur étasunien, Donald Westlake. Mais autant que du chômage, ce personnage d’ingénieur souffre du culte essentiellement masculin de la centralité du travail. Thématique latente tout au long du film mais que le film ignore, sauf pour la balayer d’un revers de main dès que le conseiller conjugal fait mine de la soulever. Voilà une posture bien contestable à l’heure de la remise en cause de la RTT, et où la critique de la centralité du travail est l’objet d’une attaque en règle de la part du MEDEF… et de la gauche productiviste… Productiviste et masculiniste. Dans ce film, ce sont les cadres hommes et eux seuls qui souffrent de la mondialisation capitaliste, et le film épouse unilatéralement leur point de vue, à savoir qu’être serveur dans un restaurant ou vendeur de costards est une déchéance féminisante insupportable – ce qui n’est pas gentil pour les vendeurs et les serveurs.
Le cœur du film, c’est la solidarité masculine dans la souffrance, entre hommes condamnés à choisir entre « s’entretuer » ou se féminiser ainsi. C’est cette solidarité qui fait l’objet de scènes compassionnelles, les plus « humaines » du film, où le "héros" rencontre et compatit avec ceux qu’il va exécuter, et qui offrent un contraste saisissant avec les scènes presque toujours conflictuelles entre ce protagoniste et les femmes qu’il côtoie. Et d’abord avec sa propre épouse qui, elle, s’accommode sagement des petits boulots prolétaires. Mais pour ce film, cet écart va de soi, tout comme le fait que cette femme ne comprend jamais ce qui se passe, et ses inquiétudes triviales sont une source d’ironie constante face aux angoisses existentielles de son mari.
Bref, les femmes ne peuvent pas comprendre les souffrances des hommes, que ce soit cette autre épouse hystérique qui le prend pour protagoniste d’on ne sait quel drame domestique, ou les deux career women castratrices auxquelles il a affaire : une directrice du personnel, jeune, belle et terrifiante, puis, juste avant la fin, la mystérieuse (et encore plus belle) concurrente qui s’apprête apparemment à se lancer dans sa propre série de meurtres.
Tout cela, qui renvoie à des contradictions essentielles de notre société, est certes « dans » le film, mais n’intéresse pas un film où les femmes sont l’Autre, où le point de vue est résolument du côté de la gent masculine et de ses vieilles hantises. Qu’Ignacio Romanet, homme de gauche, n’ait pas vu ou n’ait pas voulu voir ce revers de la médaille, cela peut se comprendre : « la contradiction, principale », n’est-ce pas… Mais un homme nommé Costa-Gavras a bel et bien pris la peine de mettre en scène ces rapports hommes-femmes-là pour donner « chair » à sa satire anti-capitaliste, et bien qu’il étale complaisamment tout au long de son film les signes de l’exploitation commerciale du corps féminin, il est évident qu’il ne comprend pas grand-chose aux enjeux des luttes des femmes…