pour une critique féministe des productions audiovisuelles

♀ le genre & l’écran ♂


Accueil > Films en salle > L’Été dernier

Catherine Breillat / 2023

L’Été dernier


par Ginette Vincendeau / mardi 10 octobre 2023

De l’ambigüité comme stratégie anti-#MeToo

______________________________________

Dimanche soir, j’ai vu L’Été dernier au festival de Londres, présenté par la réalisatrice Catherine Breillat. Déclarant tout d’abord qu’elle ne voulait pas trop en dire avant que le public n’ait vu le film, elle a tout de même fait une déclaration, courte mais révélatrice : « je ne juge pas mes personnages (comme s’ils existaient en dehors de sa mise-en-scène) […] je veux perdre les repères du bien et du mal ; je ne suis pas manichéenne ». En effet, le film, sur la liaison entre une femme dans la quarantaine et son beau-fils de 17 ans, manie très habilement l’ambigüité et nous offre un récit provocateur, marque de fabrique de l’autrice. Durant sa présentation, sans qu’elle prononce des mots comme « consentement », « emprise » ou « #MeToo », tout le monde a compris ce à quoi Breillat faisait allusion, surtout lorsqu’elle a ajouté « Je suis contre le totalitarisme ».

L’Eté dernier se présente comme le libre remake d’un film danois Dronningen/Queen of Hearts (May el-Toukhy, 2019) qui n’est pas sorti en France. Mais alors que Catherine Breillat, lors de sa présentation, a mis l’accent sur le fait qu’elle n’avait pas fait un “remake” et sur les différences entre son film et Queen of Hearts, à la vision de la bande-annonce, les ressemblances sont très troublantes. Le film de Breillat se déroule dans une famille d’un milieu aisé, comme on en voit beaucoup dans le cinéma d’auteur français, qui vit dans une magnifique maison et où règne l’harmonie entre Anne (Léa Drucker), avocate, son mari homme d’affaires Pierre (Olivier Rabourdin) et leurs deux fillettes adoptées, d’origine asiatique – jusqu’à l’arrivée de Théo (Samuel Kircher), fils du premier mariage de Pierre.

Théo, qui a déjà eu des problèmes de petite délinquance lorsqu’il vivait avec sa mère, se présente comme l’adolescent ingérable typique : il passe ses journées au lit sur son smartphone, répond grossièrement, arrive en retard à table et va même jusqu’à cambrioler sa propre maison. Théo est aussi très beau. Ses rapports avec Anne, d’abord hostiles, se transforment rapidement en relation sexuelle, à partir du moment où elle renonce à un rapport d’autorité pour un rapport de complicité avec l’adolescent rebelle. Mais lorsque Théo en parle à son père, Anne nie obstinément et Pierre, tout d’abord troublé par les révélations de son fils, se range de son côté à elle, même lorsque le garçon décide de prendre un avocat pour sa défense. La fin, hautement ambigüe, suggère que Pierre a sans doute tout compris mais qu’il renonce à savoir.

Si Catherine Breillat « ne juge pas ses personnages », la spectatrice elle a le droit de le faire. La réalisatrice s’évertue à brouiller les pistes en nous proposant une série de paradoxes puisque, comme elle le dit, elle veut perdre les repères entre le bien et le mal. Voici donc une avocate spécialisée dans la défense des mineures, y compris contre les prédateurs masculins (une jeune fille lui offre des fleurs pour la remercier de l’avoir exfiltrée des griffes de son père), qui couche avec son beau-fils de 17 ans. Et, pour qu’on ne parle ni d’emprise ni de consentement, le film nous montre la séduction comme parfaitement réciproque ; tout est délicat, consensuel, personne n’est forcé. Cependant, autre paradoxe, ce film qui de toute évidence veut défier la morale « bourgeoise », crée une héroïne prête à tout pour préserver le statu quo de sa vie bourgeoise, sous le couvert de « protéger sa famille ». On pourrait dire plus prosaïquement qu’elle veut le beurre et l’argent du beurre. Elle, avocate, n’hésite pas à détruire des enregistrements de ses conversations avec Théo qu’il avait faites sur son smartphone et elle est prête à perdre l’affection de sa sœur Mina (Clotilde Courau), lorsque celle-ci, choquée découvre le pot aux roses.

On a beaucoup parlé de L’Été dernier comme d’un film « solaire » (c’est l’été, il fait beau) et magnifiquement joué et mis en scène. En effet, Catherine Breillat, qui n’avait pas fait de film depuis 10 ans, nous rappelle qu’elle est une réalisatrice douée. Elle maîtrise le déroulement du récit et suscite des performances d’acteurs et actrices uniformément excellentes. Mais au service de quoi ? Pour nous rappeler aussi qu’elle est une réalisatrice qui s’est toujours intéressée au plaisir féminin, dans les scènes de sexe, sa caméra insiste (assez longuement) sur le visage d’Anne. Alors que dans la première scène de sexe on l’a vue rester indifférente avec son mari (elle lui raconte une histoire pendant qu’il s’active), c’est grâce au jeune homme qu’elle atteint l’orgasme. Imaginons un instant les genres inversés. Non, même Catherine Breillat n’oserait pas. Dans sa campagne contre le « totalitarisme » féministe (puisqu’il s’agit de cela), elle prend la tangente avec une histoire qui rappelle Le Blé en herbe, roman de Colette de 1923, adapté au cinéma par Claude Autant-Lara en 1954, dans lequel une femme « d’âge mûr » (Edwige Feuillère) a une liaison avec un jeune adolescent (Pierre-Michel Beck). À d’autres égards les deux films divergent : le personnage d’Edwige Feuillère ne fait pas partie de la famille du jeune homme et Le Blé en herbe est surtout vu de son point de vue à lui, contrairement à L’Été dernier, filmé du point de vue d’Anne, différence évidemment cruciale. Le film d’Autant-Lara suscita de violentes controverses à sa sortie en mars 1954 et fut condamné pour ses « outrages » à la morale, surtout par la droite catholique. En retour, toute une partie de la gauche ainsi que le réalisateur et ses scénaristes se sont empressés de fustiger les « tartuffes » des « ligues de vertu ».

Mais en 1954 les débats sur la sexualité, ses possibles abus, les droits et la protection de la jeunesse ne disposaient que de ce type d’argument, que l’on pouvait facilement vilipender comme de la censure. En 2023, Catherine Breillat fait semblant de se comporter comme si tous les débats depuis l’affaire Dominique Strauss-Kahn en 2011, celle de Harvey Weinstein en 2017 et de Gabriel Matzneff en 2020 n’avaient pas eu lieu ; comme si le mouvement #MeToo, la prise de parole publique des femmes et la conscience de la fréquence horrifique de l’inceste dans nos sociétés (en France grâce aux livres comme Le Consentement de Vanessa Springora et La Familia grande de Camille Kouchner) n’existaient pas. Certes, Le Blé en herbe d’Autant-Lara, bien plus grand public, a fait près de trois millions d’entrées tandis que celui de Breillat dépasse à peine les 100 000. Mais il est choquant de voir la plupart des critiques vanter sa « beauté retorse » et son « intrépidité » ou d’entendre les critiques du « Masque et la Plume » sur France Inter se féliciter qu’il ne soit « pas politiquement correct du tout ». On comprend la colère de Christine Angot sur la même chaine de radio.

De tout temps Catherine Breillat a fait des films « provocateurs » mais, ses meilleurs, comme 36 Fillette en 1988 et À ma sœur en 2001 adoptent le point de vue de jeunes filles, avec leurs peurs, erreurs et hésitations devant la sexualité et l’attitude machiste des hommes qu’elles rencontrent. Avec L’Été dernier, malgré les flottements ambigus qu’elle laisse planer sur son récit, elle valide la perspective d’une femme adulte qui s’arroge le droit au plaisir, quelles qu’en soient les conséquences sur sa famille et surtout sur un adolescent en crise.


générique


Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.