pour une critique féministe des productions audiovisuelles

♀ le genre & l’écran ♂


Accueil > Films récents > La vie selon Ann

Joanna Arnow / 2024

La vie selon Ann


Par Mahaut Baudry / lundi 24 juin 2024

Une émancipation sexuelle par la soumission

____

En mai 2024 est sorti en France La vie selon Ann / The Feeling That the Time for Doing Something has Passed, premier long métrage de Joanna Arnow dans lequel la jeune réalisatrice newyorkaise interprète Ann, le personnage principal.

Ann est une jeune femme d’une trentaine d’années. Elle vit seule dans un appartement peu décoré, travaille dans un openspace blanc et triste, rend visite à des parents exigeants et râleurs. Ann n’est pas très souriante, elle n’est pas très marrante non plus, ni bavarde, ni extravertie, ni très jolie. En réalité, la trentenaire à lunettes a l’air assez indifférent, ennuyé, passif. Ce qui sauve Ann d’une complète apathie, c’est sa surprenante vie sexuelle et affective. En quatre chapitres qui découpent le film, on voit Ann multiplier les entrevues avec ses « maîtres », tous des hommes qu’elle rencontre sur des applications pour dominé·e/dominant·e et avec qui elle pratique la soumission, sorte de masochisme physiquement non violent mais humiliant par ses mots et ses demandes. Jusqu’à Chris (interprété par Babak Tafti), dernier amant du récit et renouveau joyeux dans la routine érotique d’Ann, on observera avec étonnement la jeune femme se soumettre avec indifférence et, comme elle le dit elle-même lors de la scène d’ouverture, aimer qu’on la néglige.

Le film s’ouvre sur un motif qui sera récurrent : en plan large, Ann est filmée nue, parfois debout, souvent allongée, en présence d’hommes qui, eux, le sont rarement. La visibilité du corps d’Ann est cohérente avec son positionnement sexuel. La jeune femme se donne à la vue et aux désirs de l’autre. Le film met en scène dès son ouverture un de ses composants principaux : l’étrange distance de ce personnage totalement impudique et pourtant parfaitement hermétique, le paradoxe du non-accès à celle qui semble entièrement se donner.

Ann, souvent nue, se met dans des positions sexuellement explicites, se masturbe sur la cuisse de son « maître » ou sur les toits de Brooklyn, court nue d’un coin à l’autre de la chambre, montre ses fesses nues à celui qui l’ordonne, reste immobile quand on lui demande, enfile les tenues qu’on lui propose et porte les baillons qu’on lui impose. La caméra montre tout, en plan large et long, englobant et toujours fixe (à l’exception d’une scène où Ann marche dans la rue). Les seuls gros plans du film portent sur des objets du quotidien qu’elle manipule avec indifférence et qui exprime une routine lasse. Jamais on ne zoome sur Ann, encore moins sur sa nudité, jamais on ne met l’accent sur ses attributs physiques, ni sur les mouvements ou courbes de son corps, encore moins sur le regard de ceux qui lui ordonnent de s’exposer.

Elliot, troisième « maître », profite de la soumission décomplexée de cette dernière pour assouvir des fantasmes de domination sous la forme d’humiliation misogyne caricaturale. Il lui ordonne d’enfiler des sous-vêtements de cuir rose, la bâillonne, lui fait porter des oreilles et un nez de cochon, lui demande de remplacer un « oui » par un « grouin » et l’affuble du surnom « fuck pig ». Elliot envoie Ann s’exhiber sur le toit d’un immeuble en plein Manhattan et, en hors champs, lui crie ses instructions. Face à la caméra et au vide, Ann se masturbe mais n’exprime aucun plaisir. La frontalité, la stabilité et la distance de la caméra montrent un corps froid et indifférent. Le décalage entre la demande abusive d’Elliot et l’absence d’enthousiasme et d’énergie exprimée par Ann qui, pourtant, s’exécute, fait d’elle un personnage ambivalent et hermétique : semblant subir la situation parce qu’elle l’ennuie, pas parce qu’elle l’offusque, elle montre son mépris à la caméra, pas à celui pour qui elle s’expose. La scène est presque comique : plus Ann est lasse, plus les désirs d’Elliot semblent ridicules.

Le film est fait de fragments qui composent une fresque étonnamment monotone. C’est que le quotidien d’Ann n’a d’abord rien d’exceptionnel, à la nuance près qu’il est pavé de microagressions verbales humiliantes qu’elle semble accepter sans broncher et dont elle ne semble pas vraiment souffrir. L’étalement temporel du film est confus, aucun évènement ne marque le début de son récit ni n’amène sa fin. Ses changements vestimentaires, une tenue différente à chaque scène (chacune n’étant le plus souvent composé que d’un plan fixe), indique un récit qui s’étend sur plusieurs mois. On ne voit de son quotidien routinier que des moments d’humiliation, regards et reproches déplacés au travail ou chez les parents, requêtes et pratiques lubriques et dominatrices chez ses amants. Avant l’arrivée du personnage de Chris avec qui Ann expérimente une forme de relation plus conventionnelle, sorte de monogamie romantique, chaque microfragment de son quotidien la présente comme une femme que l’on (exclusivement des hommes, hormis sa mère) s’obstine à diminuer dans ses capacités, dans son droit à la parole et dans sa volonté propre.

Chris, le quatrième amant d’Ann, est le premier homme avec qui elle exprime un épanouissement. Chris n’est pas un habitué de la domination mais un jeune homme aux envies simples : il parle de cinéma, fait de la musique, aime passer la journée au lit et craint de mourir seul. Le type de relation qu’il propose à Ann ne la comble pas entièrement, mais elle y est écoutée, amusée et considérée en dehors des rapports sexuels. Chris ne partage pas les fantasmes de soumission de sa nouvelle amante, mais se prête volontiers à son jeu. Les interactions sexuelles entre les deux personnages accentuent l’ambivalence d’Ann : tôt dans cette relation, elle demande à ce qu’il la soumette. Qu’Ann le demande par habitude ou par réelle envie, cela n’est pas clair. Ce qui l’est, c’est le grand sourire de Chris quand il s’imagine être le nouveau « maître Chris ». Même si le personnage de Chris est bien plus sympathique que l’ennuyeux et désagréable Allen, il voit aussi en Ann, sa nouvelle petite amie, ce qu’Allen voyait déjà en celle dont il méprisait le quotidien : un fantasme sexuel.

Le film, lisse dans le jeu de ses acteurs et dans la sobriété de sa mise en scène, nous montre un panel de profils masculins qui se rejoignent tous dans leurs fantasmes de domination. Se développe, avec Chris, un espace ambivalent où Ann semble se distancer de la soumission à laquelle elle est accoutumée, découvrir une nouvelle forme de relation amoureuse chaleureuse, tout en reproduisant les schémas de domination sexuelle auxquels elle est habituée et qui n’ont surpris ou repoussé aucun homme jusque-là.

Ann s’affirme dans sa demande de soumission, de là l’ambivalence de son personnage. Après avoir montré son fessier à la webcam de son ordinateur, son amant Allen se masturbant de l’autre côté de la caméra, Ann n’hésite pas à lui reprocher son manque de considération : elle veut qu’ils discutent, elle refuse qu’il ne l’appelle que pour se masturber et qu’il raccroche aussitôt son plaisir assouvi. Jamais Ann ne crie, en revanche elle s’exprime, reproche, refuse de répondre et lève les yeux au ciel sans concession. Le récit nous montre celle qui a très largement étendu les limites de son consentement, mais qui s’y tient rigoureusement. L’enchaînement rapide de scènes courtes permet d’explorer ces limites, non pas par un développement narratif ascendant, mais par un ensemble linéaire de micro-scènes répétitives qui complexifient un personnage par l’accumulation, et non pas par l’accentuation.

À plusieurs reprises le thème de l’obsolescence est abordé (c’est le sens du titre, The feeling that the time for doing something has passed). Au travail, il est traité comme la peur de ne plus être utile. En famille, il est incarné par des parents râleurs, un vieux couple dépourvu d’amour, absorbé par la routine, qui s’exaspère et qui exaspère Ann. Chez ses partenaires, cela s’exprime par la peur de mourir seul, l’angoisse que le temps d’aimer soit passé, l’envie de finir ses jours avec quelqu’un. Pour Ann, bizarrement, il n’en est rien. Le thème du vieillissement, de la jeunesse passée, de l’approche de la quarantaine, d’un célibat qui se prolonge et du trop tard, Ann ne semble pas s’en préoccuper.

C’est ainsi qu’en s’engageant dans une relation de couple avec Chris, Ann innove. Bien qu’elle craigne de ne pas aimer ce nouveau format monogame, elle ne repousse pas Chris pour autant et semble se satisfaire de ce premier amant officiel plus que de ses partenaires précédents. La différence réside dans l’entente entre Chris et Ann qui dépasse largement les murs de la chambre à coucher. Fin paisible, un nouveau fragment minimaliste parmi tous ceux qu’on a vu s’enchainer jusqu’ici. Celui-là comme les autres questionne le discours féministe du film : le bonheur d’Ann dépend-il de l’amour d’un homme ? Si c’était si simple, on parlerait sans doute d’un film réduisant le bien-être féminin à ses relations amoureuses. Or Ann célibataire comme Ann en couple montre une nonchalance qui complexifie l’analyse.

Ann demande à Chris de la dominer sexuellement, répétant ses habitudes sexuelles, et Chris demande à Ann un couple, craignant de finir seul. Le film se conclut sur un silence tranquille entre les deux personnages, sur un équilibre dans le compromis, une zone où Ann et ses fantasmes sont respectés et où son indépendance est louée. La fin nuancée, ni heureuse ni malheureuse, montre comment la protagoniste se satisfait de la nouvelle situation qu’on lui propose sans en dépendre, sans protestation ni cri de joie, comment elle se soumet délibérément au modèle monogame hétérosexuel sans le considérer comme l’aboutissement social bienheureux qu’il prétend être.

Même s’il est imprégné de débats autour de #MeToo sur la réappropriation de leur corps par les femmes et par les idées de libération sexuelle héritées de la deuxième vague féministe, le film présente Ann comme un personnage totalement dépolitisé. Et pour cause, le seul à faire mention de féminisme est son troisième « maître », profitant de sa position de dominant sexuel masculin pour se moquer de sa soumission féminine. Ann n’est pas un symbole militant, elle est une enfant décevante pour ses parents, une énigme pour sa sœur, une soumise pour ses « maîtres », une amante pour Chris, un membre du personnel négligeable pour ses patrons. Ann est solitaire, elle n’appartient à aucun groupe. Elle est au cœur de débats féministes sur la libération sexuelle des corps, elle est au cœur du récit, présente à chaque plan. Centrale, elle n’est pourtant pas sublimée. Elle est le seul personnage de l’histoire et du récit, mais pas le moteur narratif.

L’ambivalence du personnage se joue entre les fantasmes de ses « maîtres » auxquels elle se soumet et la forte indépendance qu’elle exprime de manière spontanée. On a le sentiment étrange d’avoir assisté pendant une heure et demie à la vie d’une soumise paradoxalement libérée qui évolue lentement dans un univers de fantasmes masculins où la femme, tout en méprisant les hommes qu’elle fréquente, se prête à leurs désirs de domination.


générique


Polémiquons.

  • Merci pour cet article très bien écrit. Il n’est pas toujours facile d avoir une critique qui ne soit pas, au fond, qu’ un point de vue personnel à défendre. Je n ai pas vu le film et cette analyse pragmatique et détachée de tout angle politique convaincu me donne très envie d’aller le voir. Je suis curieuse de découvrir les partis pris cinématographiques qui mènent à ces conclusions.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.