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Plusieurs productions récentes revisitent le personnage d’Elisabeth d’Autriche et de Hongrie, plus connue sous le diminutif de Sissi et popularisée par Romy Schneider dans la trilogie des Sissi autrichiens de 1955, 1956 et 1957 (réalisés par Ernst Marischka). Beaucoup de choses ont été dites et écrites sur cette populaire figure royale : déjà incroyablement célèbre à travers l’Europe de son vivant, et représentée plusieurs fois à l’écran et sur scène avant Schneider, Elisabeth d’Autriche a toujours eu la réputation d’être une femme « en avance sur son temps ». Mais qu’entend-t-on vraiment par là ? Force est de constater que les représentations de cette « modernité » divergent au cours du XXe et XXIe siècle – et c’est évidemment là que se situe l’intérêt de l’historienne. Comme Ginette Vincendeau et moi-même l’avons rappelé dans nos papiers respectifs sur les saisons de The Crown, les fictions contemporaines relèvent davantage de leur contexte de création que de la vérité historique (qui passe toujours par une médiation). Que devient donc Elisabeth à l’ère de #MeToo ? Une icône – presque – féministe. Il est donc vain de chercher l’authentique Elisabeth d’Autriche dans ses récentes incarnations.
Comme d’autres figures royales féminines, Elisabeth d’Autriche semble très en vogue et l’on peut clairement imputer cela au succès colossal de The Crown (sur Netflix) qui prouve, une fois n’est pas coutume, que les histoires des têtes couronnées ont toujours la cote. Une série austro-allemande intitulée Sisi (l’orthographe allemande) est en cours de diffusion depuis 2021, la série allemande The Empress est également disponible sur Netflix depuis septembre 2022, et voilà que sort le dernier film de la réalisatrice autrichienne Marie Kreutzer, Corsage. Ces œuvres s’inscrivent également dans la tendance de ces dernières années qui voient une multiplication des drames historiques féministes ou à tendance féministe, beaucoup étant d’ailleurs des biopics, et plusieurs des adaptations littéraires (notamment des œuvres de Jane Austen) : Suffragette (Sarah Gavron, 2015), Lady Macbeth (William Oldroyd, 2016), Jackie (Pablo Larraín, 2016), Mary Shelley (Haifaa al-Mansour, 2017), Colette (Wash Westmoreland, 2018), Mary Queen of Scots (Josie Rourke, 2018), The Favourite (Yorgos Lanthimos, 2018), Portrait de la jeune fille en feu (Céline Sciamma, 2019), Little Women (Greta Gerwig, 2019), Emma (Autumn de Wilde, 2020), Ammonite (Francis Lee, 2020), Rebecca (Ben Wheatley, 2020), Spencer (Pablo Larraín, 2021), The Wonder (Sebastián Lelio, 2022), Emily (Frances O’Connor, 2022), Persuasion (Carrie Cracknell, 2022), Lady Chatterley’s Lover (Laure de Clermont-Tonnerre, 2022). Beaucoup de ces films sont réalisées par des femmes et mettent en scène les mêmes stars, souvent jeunes, blondes, blanches et de culture anglophone – Keira Knightley (la spécialiste des drames historiques anglais), Florence Pugh, Saoirse Ronan, Elle Fanning, Emma Mackey, Anya Taylor-Joy. La télévision n’est évidemment pas en reste et l’on peut citer Downton Abbey, The Crown bien sûr, mais aussi Bridgerton, ainsi que les séries The Great et Catherine the Great mettant en scène la vie de Catherine de Russie.
Mais revenons à Elisabeth d’Autriche. Si la version de Schneider était un modèle de vertus longtemps négligées comme la paix, l’espoir, la gentillesse, une certaine forme de progrès et une image nationale et familiale de rédemption pour la jeune nation autrichienne des années 1950 (et pas seulement un moyen d’évasion, un retour en arrière comme c’est souvent dit ), la Sissi des années 2020 est une femme rebelle, incomprise, indépendante, enfermée dans une prison dorée. Les Sissi contemporaines sont souvent représentées dans leur prime jeunesse, et les deux séries récentes ne font pas exception car elles revisitent les débuts de l’« histoire d’amour » entre l’empereur François-Joseph et la jeune princesse bavaroise. Malgré #MeToo, on est toujours incapable de représenter cette situation pour ce qu’elle était vraiment : il ne s’agissait pas du tout d’un coup de foudre réciproque, encore moins d’un conte de fées, mais bien d’un mariage arrangé, « forcé » pour reprendre le terme d’Elisabeth qui s’exprimera à ce sujet plus tard dans sa vie. Elisabeth était âgée de 15 ans au moment de ses fiançailles avec l’empereur qui en avait 23, elle en avait 16 au moment de leur mariage. Encore adolescente, elle était absolument terrifiée par la vie qui l’attendait et le mariage n’a pas été « consommé » pendant plusieurs semaines car elle était traumatisée à l’idée d’avoir des relations sexuelles. L’épanouissement de la sexualité féminine étant aujourd’hui un sujet incontournable, repensé positivement et mis en avant, la Sissi post-#MeToo est sexuellement active, entreprenante et très amoureuse de son époux (lui l’a vraiment été pendant de longues années, rien n’est moins sûr pour elle). Rien d’étonnant là-dedans, rien d’authentique non plus, forcément.
Corsage offre un regard relativement différent de ce qui nous a été donné à voir d’Elisabeth jusqu’à présent, plutôt anachronique dans ses détails pour ceux qui connaissent un peu la période – il n’y avait pas l’électricité à la Hofburg à l’époque, ni de mobilier des années 1920, Elisabeth n’a jamais rencontré Louis Le Prince, elle avait une très mauvaise dentition, et bien entendu elle ne s’est pas suicidée. C’est bien ce dernier point qui m’a le plus irritée dans cette nouvelle interprétation : Elisabeth d’Autriche a été assassinée à l’âge de 60 ans à Genève, au cours d’un de ses nombreux voyages. Le film la fait mourir de son propre choix, mais 20 ans plus tôt. Pourquoi ? On comprend que Kreutzer tente de dénoncer les sévères injonctions à la beauté dont sont sujettes les femmes – injonctions encore plus fortes à notre époque –, de la pression liée au vieillissement et donc de la perte d’une certaine place conférée par la jeunesse et la beauté au sein d’un système quel qu’il soit (ici, la cour impériale) et, en cela, la figure d’Elisabeth est toute trouvée pour aborder ce sujet. Sissi était en effet connue pour être la plus belle femme de son temps et pour sa minceur « légendaire » (en fait elle-même s’éloignait des standards de beauté de son époque), ses habitudes alimentaires drastiques, carrément dangereuses, et une activité physique rigoureuse : elle souffrait d’anorexie mentale et de dépression profonde (à l’époque on disait « mélancolie »). À cet égard, le film est fidèle à la figure historique et à celle par qui nous savons bon nombre de ces détails, via les carnets intimes qu’elle a gardés et qui furent publiés, la comtesse Marie Festetics (Katharina Lorenz), dame d’honneur, confidente et amie de l’impératrice.
Corsage se déroule sur plusieurs mois à partir de la fin 1877, année où l’impératrice a eu 40 ans, une étape difficile pour Elisabeth, et un âge avancé pour les femmes de l’époque – quand son médecin le lui fait remarquer, elle lui fait une grimace enfantine. Le titre du film est un synonyme de corset, instrument de torture quotidien de la majorité des femmes aisées d’alors, qui bloquait notamment la respiration et qui permettait à Elisabeth d’avoir une taille de guêpe (la rumeur disait que son époux pouvait faire le tour de sa taille de ses deux mains et que, jusqu’à sa mort, elle conserva un tour de taille – pathologique – de 48 à 50 centimètres). Elisabeth, clairement malheureuse, souffre d’un ennui profond et se désespère de ne pas avoir de but dans la vie. Elle en a eu bien sûr : son travail premier était de fournir un héritier et elle eut quatre enfants (Sophie est décédée très jeune et le prince héritier Rodolphe meurt du vivant de sa mère), le second était de représenter l’empire austro-hongrois. Un temps, elle eut une certaine influence dans la paix conclue avec le royaume de Hongrie, dont elle sera couronnée reine (le film dit que l’empereur s’est vu reprocher cette « interférence » de son épouse). Mais par la suite, son devoir se résume aux visites d’hôpitaux. Le film nous montre les nombreux intérêts de l’impératrice : elle est polyglotte, elle aime la littérature et la poésie, les voyages, la mer, le sport sous des formes variées (équitation, escrime, natation, anneaux, etc.). Régulièrement, elle est empêchée d’aller aussi loin qu’elle le voudrait dans ses passions, son époux, son fils, sa jeune fille la rappelant à l’ordre, la freinant systématiquement dans ses élans. Son originalité pouvait passer pour de la folie à l’époque (on est aux débuts de la psychiatrie, discipline pour laquelle Elisabeth développa de l’intérêt, mais qui eut tendance à pathologiser le mal être des femmes), et le film montre clairement que si une femme comme Sissi pouvait avoir un comportement rebelle et une santé mentale défaillante – elle n’a pas été reléguée, comme son cousin Louis de Bavière, ni placée en institution – c’était dû à sa position privilégiée et à sa richesse. Il est clair qu’elle ne manque de rien, du moins sur le plan matériel. Son port de tête, son regard et la façon dont elle s’adresse avec impatience à ses domestiques et à ses dames d’honneur montrent également qu’elle n’est pas consciente de ses privilèges – Romy Schneider l’a interprétée de manière similaire, hautaine et capricieuse, dans Le Crépuscule des dieux de Luchino Visconti en 1972.
Corsage, faisant écho à l’errance qui caractérisa la vie d’Elisabeth, est volontairement lent, mais captivant : Vicky Krieps (également productrice exécutive) est une Sissi formidable, d’une grande présence photogénique, et en cela je trouve qu’elle se rapproche assez bien des portraits peints de l’impératrice (elle a également la même mâchoire un peu carrée, comme Schneider). L’invention de son suicide me laisse pourtant perplexe : pendant tout le film la réalisatrice et son interprète parviennent à dire beaucoup de vérités sur Elisabeth (ses problèmes de santé mentale, la perte d’un enfant, sa dépression, son non-conformisme), sans pour autant en faire une martyre, en donnant l’image déprimante d’une femme qui souffre en permanence. Les tragédies personnelles d’Elisabeth d’Autriche sont partie intégrante de sa célébrité à l’époque ; elle a en effet connu de nombreux deuils dans sa famille proche : sa première fille est morte de maladie en bas âge, son fils s’est suicidé en compagnie de sa maîtresse, sa sœur est morte dans l’incendie du Bazar de la Charité à Paris, son beau-frère et son épouse ont été assassinés au Mexique, enfin son cousin Louis de Bavière, dont elle était très proche, s’est noyé.
Pourquoi la faire mourir 20 ans plus tôt ? La première séquence montre l’impératrice dans une baignoire, un espace fermé, où elle retient sa respiration sous l’eau, la dernière séquence montre son plongeon dans la mer, un espace ouvert où elle trouve la « liberté » (?) dans la mort, ce qui me semble étrange car la suite de la vie d’Elisabeth fut très mouvementée : elle voyagea sans relâche à travers l’Europe (par train, par bateau, à cheval), passant très peu de temps à Vienne et faisant définitivement fi des rumeurs. Montrer cela aurait été, selon moi, plus radical et plus respectueux aussi de l’esprit singulier de l’impératrice.
La sortie de Corsage est hélas assombrie par la présence dans la distribution de présumés agresseurs et prédateurs sexuels (que je ne nommerai pas car ils réagissent systématiquement par des plaintes en diffamation), apparemment un secret de polichinelle dans le milieu du cinéma et du théâtre autrichien, ce qui créa une timide réaction #MeToo sur les réseaux sociaux autrichiens. La réalisatrice s’est montrée sur la défensive à ce sujet, disant qu’il s’agissait essentiellement de « rumeurs », malgré lesquelles elle souhaitait continuer à collaborer avec les personnes mises en cause. Sa réaction s’apparente à une stigmatisation des victimes : elle admet qu’un homme de son équipe a fait l’objet de plaintes de la part des organisations chargées de traiter ce type d’affaires, mais précise que ces plaintes ont été déposées au nom des victimes et non par les victimes elles-mêmes qui auraient dû, selon elle, prendre la voie officielle et porter plainte.