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Martin Scorsese / 2023

The Killers of the Flower Moon [1]


par Geneviève Sellier / mardi 24 octobre 2023

Chassez le naturel, il revient au galop !

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Il est intéressant de revenir sur la genèse du film The Killers of the Flower Moon : Scorsese raconte qu’il a d’abord travaillé avec son co-scénariste Eric Roth pendant deux ans en suivant la trame du récit de David Grann, La Note américaine, focalisé sur le personnage de détective du FBI naissant, qui vient enquêter sur une série de meurtres d’Indiens Osages dans leur réserve de l’Oklahoma. DiCaprio devait incarner le détective. Mais après des rencontres avec des membres de la tribu Osage, Scorsese décide de changer de perspective : « Après un certain point, j’ai réalisé que je faisais un film sur des hommes blancs. »

Avec DiCaprio, ils décident donc de faire machine arrière et de raconter l’histoire du point de vue des Osages, en approfondissant la relation entre Ernest et Mollie, DiCaprio prenant le rôle d’Ernest. Celui-ci, qui est co-producteur du film, déclare : "Il a fallu du temps pour perfectionner le scénario, pour qu’Eric Roth, Marty et moi adoptions vraiment la perspective des Osages au lieu d’en faire simplement l’histoire d’une enquête du FBI. Le livre fonctionne magnifiquement mais le risque était que le film soit l’énième histoire d’un sauveur blanc, un agent du FBI qui débarque et résout les problèmes. On aurait pu aisément tomber là-dedans. David Grann a été très direct et nous a dit : si vous voulez en faire un film, il faut que vous compreniez le rôle des Osages dans cette histoire."
Quand on voit le résultat, on se dit que compter sur les dominants pour raconter l’histoire du point de vue des dominé.es est largement illusoire…

Pourtant la critique cinéphilique française et états-unienne ne tarit pas d’éloges sur ce dernier opus du cinéaste italo-américain… Une seule réserve dans l’article du Monde : « Chargeant l’imbécillité de son personnage, DiCaprio nous prive parfois de comprendre l’amour que Mollie lui porte – sans doute l’axe relationnel du film qui aurait mérité un plus ample approfondissement. » Ce faisant, Mathieu Macheret met le doigt sur un des nombreux problèmes qui à mon avis entachent la crédibilité de ce qui prétend être un témoignage sur « l’hécatombe silencieuse des Osages » pour reprendre les termes du quotidien du soir.

En réalité, le film se focalise sur la relation entre deux hommes blancs, un oncle et son neveu – incarnés par les deux stars De Niro et DiCaprio –, et sur la façon dont l’un manipule l’autre, le neveu étant totalement sous l’emprise de l’oncle, du début jusqu’à la fin. On sait que le cinéaste américain a construit son œuvre sur une véritable fascination pour les formes de masculinités toxiques qu’on trouve, entre autres, dans la mafia italo-américaine, fascination jamais interrogée par la critique cinéphilique. The Killers of the Flower Moon ne fait pas exception. DiCaprio surjoue l’imbécilité du neveu, pendant que De Niro surjoue le cynisme de l’oncle, sans qu’aucune évolution ne soit sensible jusqu’à quinze minutes avant la fin… Autrement dit, pendant trois heures (le film dure 3 heures et quart), on subit les mimiques terriblement répétitives, à la limite du grotesque, des deux stars complaisamment filmées le plus souvent en gros plan par leur cinéaste fétiche.

Dans ce boy’s club que Scorsese réunit à intervalles réguliers, neuf fois depuis 1973 pour De Niro, six fois depuis 2002 pour DiCaprio, les femmes font de la figuration, à tous les sens du terme : à la fois parce qu’elles sont le plus souvent choisies à leur physique agréable, et parce qu’elles ont rarement la parole. Ici l’actrice plutôt confidentielle Lily Gladstone, qui a effectivement des origines indiennes, incarne Molly, une Indienne Osage, dans un rôle le plus souvent muet, et quand elle parle indien, il n’y a pas toujours de sous-titres… Si le film met en valeur la beauté de son visage et des vêtements indiens qu’elle porte (des manteaux-couvertures aux dessins géométriques colorés), on ne comprend pas comment Molly peut tomber amoureuse d’Ernest, ce vétéran de la guerre de 1914 dont l’héroïsme a consisté à faire la cuisine aux soldats, et qui, grâce à la protection de son oncle, un riche éleveur dans ce coin perdu de l’Oklahoma, trouve à louer ses services comme taxi, avant d’épouser, toujours sur la suggestion de son oncle, la belle femme indienne qu’il véhicule régulièrement.

La grande histoire d’amour à laquelle le film veut nous faire croire, entre Ernest/DiCaprio que le film enlaidit à plaisir (ce qui est une gageure quand on se souvient du jeune premier irrésistible de Titanic !) et Molly ne tient pas la route. Ernest est vraiment trop bête ! Comment cette femme qui paraît intelligente et lucide et vit sur un grand pied (elle a plusieurs domestiques « blanches »), peut-elle s’attacher à ce pauvre type, aussi lâche que servile vis à vis de son oncle, pour lequel il vole et organise plusieurs meurtres, y compris des sœurs de sa femme… Tout en se prétendant amoureux de sa femme (on a droit à plusieurs séquences quasi lyriques de tendresse conjugale), il accepte même de l’empoisonner en prétextant soigner son diabète… et refusera jusqu’au bout de reconnaître ce forfait ! Le personnage confine alors à l’incohérence.

Quant à l’oncle, il s’est autoproclamé protecteur des Osages, tout en s’accaparant leurs richesses, sans qu’aucun membre de la tribu ne paraisse s’apercevoir de son double jeu. Le film reconduit de ce fait le stéréotype raciste de l’indigène aussi naïf qu’inoffensif qu’on peut duper à loisir. Le film ne prend même pas la peine de nous expliquer le système de curatelle auquel les Osages étaient soumis, déclarés « incompétents » pour gérer leur argent et dépendant d’un tuteur blanc pour toutes leurs dépenses. Tous les personnages indiens sont réduits à de la figuration, et le comble est atteint dans la séquence finale quand la caméra s’éloigne progressivement en plongée verticale au-dessus d’un ballet multicolore à la Busby Berkeley que forment les Osages, transformés en un pur motif décoratif, pour le plus grand plaisir de nos yeux occidentaux.
Les derniers westerns de Ford, en particulier Les Cheyennes (1964), rendaient davantage justice aux Indiens et au génocide perpétré à leur encontre…

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générique


Polémiquons.

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    Mollie est pour moi le personnage principal, pas du tout réduit à de la figuration. J’ai eu l’impression que Lily Gladstone était beaucoup plus présente à l’écran que robert De Niro.

    Tout au long du film, Mollie est dépeinte comme une personne de grande intelligence, liberté et lucidité. Son arc narratif est celui d’une femme tombée sous la coupe d’un homme manipulateur, qui parvient à se détacher de ces liens toxiques.

    Elle a déjà eu des histoires d’amour auparavant, et quand elle entame une liaison avec Ernest c’est parce qu’il est prévenant, touchant, la fait rire…bref, elle choisit un homme qui lui plaît. Elle sait pertinemment qu’il est attiré aussi par son argent (ils en parlent dès leur premier dîner et elle l’admet ouvertement à ses sœurs), mais elle ne voit pas en quoi ce serait inavouable ou problématique, puisqu’il lui donne en retour l’affection et le respect qu’elle attend de lui. Du point de vue de Mollie, son mari est un homme bon, loyal, attentionné, en qui elle peut avoir confiance. C’est d’autant plus déchirant que nous, spectatrices et spectateurs, connaissons la duplicité , la faiblesse d’esprit et la bêtise dangereuse d’Ernest. Dans la tourmente, Mollie s’accroche à Ernest, elle cherche sa protection lorsqu’elle soupçonne un empoisonnement par les frères médecins, c’est elle qui demande à ce que les injections soient pratiquées par son époux.
    Les personnes sous emprise ou manipulées par un partenaire ne le sont pas par manque d’intelligence, au contraire. On peut être très intelligente et s’aveugler parce qu’on ne peut tout simplement pas affronter son erreur de jugement…
    Et puis, il y a le déclic. Pour Mollie, le long cheminement vers la prise de conscience se fait à partir du moment où elle réalise qu’Ernest ne peut rien pour la protéger : « tu es le prochain » dit-elle le soir de l’incendie. Jusqu’à la confrontation finale, que j’interprète comme un besoin de sa part d’entendre le dernier mensonge d’Ernest, et ainsi entériner la rupture définitive.

    Mollie, ses sœurs et leur mère ont de forts caractères. Comme les hommes Osage, elles parlent peu, mais c’est pour montrer la différence fondamentale avec les hommes blancs qui, eux, parlent trop « comme le pépiement des oiseaux ».
    Anna est rebelle, puissante, ses assassins ne la maîtrisent qu’en la saoulant. Bien que moins développé que le personnage de Mollie, celui d’Anna n’en est pas moins beau, et sa mise à mort – son anéantissement, avec la scène éprouvante de l’autopsie/boucherie- est particulièrement bouleversante.
    La langue natale de ces femmes n’est pas toujours sous-titrée mais uniquement quand Ernest assiste à leurs échanges, ce qui l’empêche de les comprendre – et nous avec lui, placé·es dans la même position d’ « ignorant »- alors qu’elles ont le pouvoir de maîtriser les 2 langues.
    Et dans le film, c’est Mollie qui va demander une enquête auprès du président Coolidge, c’est donc grâce à elle que le « règne de la terreur » prend fin.

    Enfin, concernant la scène finale : pour moi, elle fait écho à la première scène où les Osage enterrent le calumet de cérémonie. Filmée en plongée et zoom arrière, une foule d’hommes et de femmes Osage forme une spirale de danse qui semble pouvoir se développer à l’infini. Malgré des décennies de massacres, d’outrages et de silenciation, miraculeusement, la culture Osage a survécu et on assiste à sa résurgence puissante, affirmée, indomptable. Et le titre du générique de fin s’affiche en caractères qu’on suppose issus de l’alphabet osage.

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