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Sleep, premier long-métrage du réalisateur coréen Jason Yu, est sorti en février 2024 en France. Le film d’horreur d’une heure trente débute par la première nuit mouvementée d’une longue série de crises de somnambulisme. Soo-jin, interprétée par Jung Yoo Mi, et Hyun-su, par Lee Sun Gyun, forment un couple moderne, au mieux heureux, au pire confortablement installé. Hyun-su est acteur, Soo-jin, dont on ignore le travail, est enceinte. Très tôt les nouvelles crises de somnambulisme du mari commencent à poser problème, et pour cause, elles ont plus à voir avec un accès de folie qu’avec un mauvais rêve.
Alors qu’ils attendent la naissance de leur enfant, ces crises se multiplient et leur violence s’intensifie. Elle prend les rendez-vous chez le médecin, s’assure qu’il prenne ses médicaments sérieusement, lui procure de quoi se protéger pendant son sommeil pour ne pas qu’il se blesse (comme des gants de cuisine pour l’empêcher de se griffer ou un sac de couchage étroit pour qu’il ne se lève pas pendant son sommeil), verrouille le tiroir à couteau et installe un cadenas sur la porte de leur chambre. Quand la jeune femme accouche, ses craintes quant à l’état de santé de son compagnon s’étendent à son nouveau-né : après avoir eu peur qu’il se fasse du mal, Soo-jin a peur qu’il s’en prenne à l’enfant. Soumise à un idéal néo-confucéen qui met l’accent sur l’équilibre familial et le respect filial (de type patriarcal), Soo-jin s’inquiète pour son foyer, son époux et son nourrisson, mais jamais pour elle-même. Influencée par sa mère, elle se persuade que Hyun-su est possédé par le fantôme du voisin du dessus. On lui dit que l’esprit du vieil homme est obsédé par elle et veut supprimer tout ce qui lui fait obstacle (en passant par le chien, l’enfant et le mari). Soo-jin perd pieds et sommeil, est internée en hôpital psychiatrique puis s’en enfuit, se transformant progressivement de femme au foyer maternante en hystérique violente.
Le film commence par une première scène d’une terrifiante efficacité. Les quelques mots de Hyun-su endormi, les portes qui claquent et les objets qui tombent soudainement créent un suspense angoissant lors de ces crises de somnambulisme, quand il menace de se jeter par la fenêtre, dévore la viande crue rangée dans la cuisine et enferme le chien dans le congélateur. Il parle dans son sommeil, se gratte le visage jusqu’au sang et menace physiquement, puis verbalement son enfant.
Le film présente un intéressant retournement narratif dans sa façon de mettre en scène la menace. Les scènes de somnambulisme sont régulières (jusqu’à ce que le couple soit séparé et que la femme soit internée). Elles sont attendues et vécues comme climax d’horreur efficace, pourtant on ne note pas d’accroissement dans la peur qu’elles produisent. Leur effet tient davantage à l’accumulation d’évènements ponctuels terrifiants qu’à leur amplification. Cette accumulation est vécue dans toute son horreur par Soo-jin dont l’état physique et mental se dégrade. La mise en scène se focalise sur la détérioration du quotidien de la femme victime puis, quand les évènements finissent par la dépasser totalement, elle est transformée en coupable.
Si les crises de somnambulisme du mari sont à l’origine de l’intrigue et lui donne son rythme, c’est la trajectoire du personnage de Soo-jin que l’on suit. Soo-jin évolue dans tous les espaces qui composent le récit : elle travaille dans un openspace moderne (malgré sa grossesse, aucune mention des 90 jours de congé maternité légaux en Corée du Sud depuis 2001), retape et sécurise son appartement pour protéger son époux de ses propres accès de folie, sympathise avec l’inquiétante voisine et boit le café dans l’appartement du dessus, dort dans le salon et la salle de bain avec son nourrisson pour le protéger de son père somnambule. Soo-jin est constamment à l’image, actrice de chaque scène, à l’initiative de toutes les avancées de l’intrigue jusqu’à ce qu’elle perde pied. Hyun-su est stable et régulier dans ses accès de violence, Soo-jin elle, s’enfonce dans l’angoisse et la fatigue. Rien n’arrête la femme qui bouleverse sa vie entière pour protéger sa famille, le tout motivé par un mantra qu’elle rabâchera en boucle pendant toute la durée du film : « Ensemble on peut surmonter tous les obstacles ».
Tout au long du film, différents indices mènent à penser que la théorie paranormale que Soo-jin développe pour expliquer les crises de somnambulisme de Hyun-su est pertinente. Il les tourne pourtant en ridicule quand elle les lui expose lors de la scène finale. La crise de nerf de l’épouse dépassée prend le dessus sur sa crédibilité, et on en vient à croire le mari malade plus que la femme victime.
De fait, le spiritisme, le paranormal et le fantomatique sont couramment associés aux figures féminines dans le nouveau cinéma asiatique de femmes fantômes. Sous genre du cinéma d’horreur développé en Asie dans les années 1990, les films de femmes fantômes représentent traditionnellement une « femme de bien », femme au foyer exemplaire, épouse dévouée ou mère aimante, frappée d’injustice de son vivant qui se transforme en fantôme vengeur après sa mort. Sleep reprend les éléments de cet imaginaire horrifique, et construit le personnage de Soo-jin comme l’exemple parfait de l’épouse sacrificielle et obéissante, dévouée et souriante, soumise à un patriarcat dont elle semble se satisfaire.
En revanche, le récit de Jason Yu n’atteint pas le stade où le fantôme vengeur de la femme rancunière s’attaque à des figures masculines, déstabilisant ainsi symboliquement le système patriarcal qui opprime les femmes. Au contraire, Soo-jin ne devient ni fantôme ni vengeresse, tout juste démente. Comme un aveu de défaite du spiritisme rattaché au féminin et découlant de son émotivité (qui la différencie significativement des hommes avec lesquels on la voit interagir), la figure centrale féminine du récit ne reprend jamais le contrôle de la situation qu’elle contrôlait au début du film, elle ne s’impose jamais comme individu décisionnaire, mais au contraire sombre dans la folie.
Ce retournement narratif central s’effectue au second tiers du récit. On en veut pour preuve la séquence finale : le décor de l’appartement est transformé de foyer conjugal confortable en donjon inquiétant aux murs couverts de symboles et aux lumières rouge sang. La pièce est lugubre, étouffante, les lubies de Soo-jin emplissent l’espace. La jeune femme s’enferme dans un cadre qui fut d’abord synonyme de bonheur familial et que l’implosion d’une émotivité féminine paniquée a métamorphosé en scène de crime. Voilà alors Hyun-su, d’abord menace et instigateur de l’horreur, transformé en héros rassurant, se prêtant au jeu de sa femme devenue hystérique et incontrôlable que seule la rationalité masculine parvient à calmer. L’histoire entretient le stéréotype de la femme émotive et de l’homme raisonnable, détournant progressivement le potentiel horrifique de la terreur nocturne vers un récit pathétique sur les excès de la charge mentale féminine.
Le bon sens crie à Soo-jin de s’enfuir mais, facilité scénaristique ou dévouement féminin aveugle, elle choisit de s’enfermer dans la salle de bain et d’y dormir avec son enfant en bas âge pour ne pas déranger le sommeil dangeureux de son mari. L’horreur nait d’un somnambulisme violent et s’éteint d’un excès de stéréotypes misogynes. Parce qu’il semble narrativement invraisemblable qu’un personnage aussi protecteur et maternant que celui de Soo-jin ne prenne pas la fuite avec son enfant, on en vient à se demander si la tension n’est pas davantage nourrie par la frustration face à un personnage réduit à un stéréotype de l’hystérie plus que par les mécanismes horrifiques si efficacement mis en scène au début du film.
Servant au début de secrétaire efficace à son propre mari acteur, Soo-jin se transforme en une mère débordée, régressant au statut de petite fille incomprise et larmoyante qui s’est elle-même enfermée, par manque de discernement, dans le cauchemar de celui qui a détruit ses rêves conjugaux. Les figures masculines, médecins et acteurs de renom, comprennent le problème du somnambulisme et le traitent en conséquence, là où les figures féminines, mères émotives et superstitieuses, pleurent, paniquent et crient aux fantômes.
Polémiquons.
1. Sleep / 2024, 3 avril, 15:10, par UnknownToOthers and UnkownToYou
La critique de Madame Baudrys sur "Sleep" de Jason Yu met en lumière plusieurs aspects intrigants qui en font un film digne d’intérêt.
L’interprétation de Jung Yoo Mi de l’évolution du personnage de Soo-jin est particulièrement intéressante. Sa transition d’une personne gentille à une personne animée par la folie et la violence est montrée dans la critique, qui offre un aperçu des difficultés rencontrées par les femmes, en particulier lorsqu’il s’agit de maintenir l’harmonie familiale.
La critique souligne également à quel point le film subvertit les clichés conventionnels de l’horreur. Plutôt que de dépendre d’une terreur croissante liée aux épisodes de somnambulisme, l’horreur vient de l’accumulation d’incidents troublants qui entraînent une détérioration de la santé physique et mentale de Soo-jin.
L’analyse se termine par une réflexion sur la santé mentale et la stigmatisation associée à la maladie mentale, en particulier chez les femmes. En illustrant la spirale de la folie de Soo-jin due aux exigences familiales et sociétales, le film sensibilise aux véritables horreurs de l’ignorance de la santé mentale, en particulier lorsqu’il s’agit de prendre soin des autres.
En conclusion, la critique fait un excellent travail de description du film et permet au lecteur de comprendre clairement son intrigue.
English :
Madame Baudrys review of "Sleep" by Jason Yu highlights several intriguing aspects that make it a noteworthy film.
Particularly interesting is Jung Yoo Mi’s portrayal of Soo-jin’s character growth. Her transition from a kind person to someone driven by madness and violence is shown in the review, which offers an insight on the difficulties women encounter, particularly when it comes to upholding familial harmony.
The review also highlights how well the movie subverts conventional horror clichés. Rather than depending on growing terror from the sleepwalking episodes, the horror comes from the accumulation of unsettling incidents that cause Soo-jin’s physical and mental health to worsen.
The review closes by discussing the movie’s reflection on mental health and the stigma associated with mental illness, especially among women. Through illustrating Soo-jin’s spiral into madness due to familial and societal demands, the movie raises awareness of the true horrors of ignoring mental health, particularly when it comes to providing care for others.
In conclusion, the review does a fantastic job of describing the film and provides the reader with a clear understanding of its plot.