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Premier long métrage de la réalisatrice Anaïs Tellenne, L’Homme d’argile est un bon exemple de collaboration artistique entre un acteur et une réalisatrice, qui relativise la notion de « cinéma d’auteur ». En effet, la cinéaste dit s’être inspirée dès l’écriture du scénario, de la personnalité, de la vie et du physique de l’acteur Raphaël Thierry. Et beaucoup d’éléments du personnage de fiction sont inspirés de la biographie de l’acteur, depuis la localisation de l’histoire dans le Morvan où il habite et travaille, jusqu’à sa pratique de la cornemuse, instrument pour lequel il a composé lui-même les mélodies qu’on entend dans le film. La réalisatrice raconte dans le dossier de presse : « Il a longtemps partagé son temps entre ses activités de garde forestier, sa compagnie de théâtre et le groupe de musique traditionnelle dans lequel il jouait de la cornemuse, jusqu’à ce qu’un jour, Alain Guiraudie, le révèle dans Rester vertical (2016). Faisant de sa « tronche » atypique un atout, le cinéma a changé les regards sur lui. »
Dans le film, le personnage garde le prénom de l’acteur, Raphaël, et comme lui, il est borgne. Il est le gardien d’un manoir dans lequel plus personne ne vit. À presque 60 ans, il habite avec sa mère quelque peu tyrannique un petit pavillon situé à l’entrée du parc. Il partage son temps entre l’entretien du domaine (on le voit faire la chasse aux taupes), la pratique de la cornemuse dans un groupe de musique traditionnelle, et des échappées avec la postière avec qui il pratique des jeux érotiques SM bon enfant dans la forêt.
Un soir d’orage surgit l’héritière du manoir, Garance (Emmanuelle Devos), qui s’installe et commence par avaler des barbituriques, que Raphaël lui fait vomir. On apprend par un reportage que c’est une artiste conceptuelle qui se livre à des expériences qui mettent en jeu son corps. Elle va peu à peu établir avec Raphaël une relation plus proche en lui demandant de poser pour la sculpture en argile dont il lui fournit aussi le matériau en creusant dans la forêt. Elle voit en lui un « paysage » ; elle vient l’écouter la nuit jouer de la cornemuse dans la piscine vide de la propriété, lui redonnant confiance en lui-même. Il va consulter pour se faire poser un globe oculaire synthétique et il prend ses distances avec la postière. Cette parenthèse enchantée se clôt quand la sculpture est achevée et que Garance repart avec les hommes de son monde qui vont organiser une exposition consacrée à son oeuvre. Quand l’artiste lui annonce son départ, Raphaël va s’enduire d’argile pour provoquer son désir, se transformant littéralement en sculpture. Puis il retrouve la solitude du manoir pendant que les visiteurs du musée admirent « L’Homme d’argile ».
L’histoire est racontée avec une grande économie de moyens qui évoque la dramaturgie du théâtre classique : unité de lieu, de temps et d’action. La présence physique des deux acteurs se passe la plupart du temps de dialogues tant la mise en scène est focalisée sur leur corps et leurs expressions, avec un beau travail sur la lumière. Tout cela donne au film une dimension de conte qui fait penser à Cocteau et à Demy, références revendiquées par la réalisatrice.
Le propos semble prendre à front renversé la question combien problématique en ce moment des rapports entre l’artiste et son modèle, puisqu’ici l’artiste est une femme et son modèle est un « homme des bois » qui échappe totalement aux normes de la beauté. Le film met en évidence la différence de classe entre l’artiste et son modèle, d’autant plus que Raphaël est employé comme homme à tout faire par Garance, la propriétaire des lieux. Pour autant, L’Homme d’argile semble reconduire le mythe de Pygmalion, puisque c’est le regard valorisant de l’artiste qui va donner à son modèle le sens de sa valeur et l’amener par exemple à jouer seul de la cornemuse lors du spectacle où son groupe est invité, parce qu’elle lui a dit que sa mélodie mélancolique était plus belle que les airs de danse traditionnels que joue son groupe. Nous sommes invités à adhérer au regard que Garance porte sur Raphaël, comme si son talent artistique lui donnait accès à la vérité des êtres, ce qui tend à nourrir le mythe de l’artiste dans ses aspects les plus mystificateurs. D’autant plus que la dimension économique de leur échange n’est jamais évoquée, comme si Raphaël ne pouvait être que reconnaissant que sa « patronne » l’ait utilisée à des fins artistiques et non pas seulement comme un homme à tout faire.
Les effets de « l’élection » de Raphaël par Garance sont ambivalents : il repousse désormais les avances de la postière qui était pourtant présentée comme une gaie luronne ; il a même une remarque assez humiliante à son endroit, lui reprochant de ne pas susciter son désir (sous-entendu comme Garance). Quand il constate le départ de l’artiste, il a une réaction de dépit violente puis on le retrouve quelque temps plus tard, barbu, fermant à clé la porte du manoir, comme s’il retournait à sa « non-existence » antérieure. Si bien qu’on ne peut pas dire si cette rencontre a été bénéfique ou maléfique pour « l’homme des bois ».
La séquence finale, une visite guidée dans l’exposition des œuvres de Garance, nous mène à la fameuse sculpture qui fait écho au Penseur de Rodin et que la conférencière entoure d’un discours « transcendant » qui ne convaincra que les convaincu.es, mais qui n’indique aucune distance du film avec la figure de l’artiste contemporain.
Polémiquons.
1. L’Homme d’argile, 16 février, 21:14, par philippe
OK pour la critique ci-dessus. Mais serais-je trop optimiste ou naïf ?
Certes lorsqu’il referme le manoir il retourne à sa condition d’homme à tout faire. Mais il a maintenant un œil de verre le rendant plus "acceptable", il sait qu’il peut être un compositeur-interprète de cornemuse, il a fait l’expérience de la sensualité.
En bref, un homme "nouveau" ou, comme le titre de la sculpture le représentant, un rêveur.