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Paola Cortellesi / 2024

Il reste encore demain / C’è ancora domani


par Ginette Vincendeau / lundi 25 mars 2024

La violence patriarcale ordinaire

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En tant que féministe et cinéphile, je me réjouis du succès extraordinaire que connait le film de Paola Cortellesi, C’è ancora domani/Il reste encore demain, qui arrive sur les écrans français auréolé de ses plus de 5 millions de spectateurs en Italie où il est sorti le 18 octobre dernier.

Succès surprenant quand on sait qu’il s’agit d’un film en noir et blanc dont l’action située à Rome en 1946 concerne les vicissitudes d’une femme de la classe ouvrière, brimée par son mari qui la bat et son entourage qui l’exploite sans vergogne : en plus de l’époux, le beau-père grabataire, les trois enfants et les employeurs pour lesquels elle effectue une série de petits boulots mal payés. Le triomphe du film est moins étonnant quand on apprend que Paola Cortellesi est une comédienne et chanteuse très connue en Italie, surtout pour ses sketches à la télévision où elle se livre à des imitations apparemment hilarantes (le film est son premier long métrage en tant que réalisatrice). Enfin quand on lit qu’elle a eu maille à partir avec les milieux conservateurs de son pays en janvier 2024 pour avoir osé faire de la « propagande féministe » (en donnant une conférence dans une école de commerce sur les stéréotypes sexistes dans les contes de fées !), une autre pièce du puzzle se met en place. En effet, l’originalité de Il reste encore demain est d’être à la fois une œuvre féministe, sur un sujet grave et toujours d’actualité, et un film réjouissant qui joue allègrement avec les codes des genres cinématographiques.

Les violences masculines envers les femmes sont une des choses les mieux partagées au monde. Si l’on s’en tient à l’Europe, le bilan d’une enquête officielle de l’Union européenne de 2020 est accablant : « Les résultats peignent un sombre tableau de la nature et de l’ampleur de la violence envers les femmes dans l’Union. Les données issues de l’enquête montrent en effet qu’une femme sur trois a subi des violences physiques et/ou sexuelles après l’âge de 15 ans. Une femme sur dix a été victime de violences sexuelles après l’âge de 15 ans et une femme sur vingt a été violée. » Delia, l’héroïne du film interprétée par Paola Cortellesi, entre bien dans ce cas de figure, que l’on se place en 1946, quand selon les mots de la réalisatrice, « la violence conjugale était perçue comme normale » ou de nos jours, comme le confirment les statistiques de l’Union Européenne (si le film ne montre pas de féminicide, il est entré en résonnance, peu après sa sortie, avec un cas particulièrement choquant, le meurtre de la jeune Giulia Cechettin par son ancien compagnon en novembre 2023, qui a provoqué un scandale majeur en Italie et un débat inédit sur la nature systémique du féminicide).

Il reste encore demain dépeint la violence patriarcale « ordinaire » : le mari de Delia, Ivano (Valerio Mastandrea) la gifle et la roue de coups surtout quand il a bu un verre de trop, son beau-père lui pince les fesses tout en se plaignant pendant qu’elle le soigne. Le plus glaçant est l’aspect quotidien de cette violence « justifiée » par le sentiment de légitimité qu’ont ces hommes à contrôler les femmes et notamment leur parole. Au cours d’une conversation tragi-comique entre le mari et son père, ce dernier observe que Delia n’est pas une si mauvaise épouse après tout mais qu’elle « parle trop » (alors qu’elle ouvre à peine la bouche en leur présence). Au cours d’un repas où la famille reçoit les parents beaucoup plus aisés du fiancé de leur fille Marcella (Romana Maggiora Romano), le père du fiancé intime à sa femme de se taire lorsqu’elle ose émettre une opinion. Dans ce moment très bref, Delia saisit que le phénomène traverse les classes sociales. Le déclic final a lieu en elle quand elle voit le fiancé – encore adolescent – de sa fille effacer brutalement le rouge à lèvres de celle-ci car, dit-il, elle ne doit se faire belle « que pour lui ». Dès lors, en solidarité avec l’avenir de sa fille, Delia va commencer le long chemin de sa propre émancipation. Le film montre aussi que c’est une autre femme, son amie Marisa (Emmanuela Fanelli), qui lui apporte l’aide la plus précieuse.

On pourrait donc décrire Il reste encore demain comme un drame social sur l’oppression des femmes sous le patriarcat, à la limite du misérabilisme. Par exemple, Delia doit grapiller quelques sous avec ses menus travaux pour que le ménage puisse joindre les deux bouts et elle en cache une partie dans son soutien-gorge pour échapper à la surveillance de son mari – alors que, comme lui dit Marisa, elle n’a pas volé cet argent, puisqu’elle l’a gagné par son travail. Pourtant, l’expérience du film en tant que spectatrice est tout autre, grâce à l’inventivité et à la fantaisie de la mise en scène d’une réalisatrice qui croit au cinéma « qui marie les registres ». On trouve pêle-mêle un pastiche assumé des classiques du néo-réalisme (le colleur d’affiches du Voleur de bicyclettes, le G.I. noir de Paisà, etc.), l’humour féroce des comédies de Dino Risi ou Mario Monicelli des années 1960 (le repas avec les parents du fiancé, la séquence de la mort du beau-père), une utilisation anachronique de la musique contemporaine qui fait penser à Sofia Coppola et un suspense « hitchcockien » dont la tension s’accélère diaboliquement dans la dernière demi-heure, avec une fin (que je ne révèlerai pas) qui surprend vraiment. Et, comme l’annonce le titre qui évoque celui d’un célèbre film de Douglas Sirk de 1956 (There Is Always Tomorrow/Demain est un autre jour), la référence au mélodrame « féminin » est pleinement assumée. Il reste encore demain n’est cependant pas un simple jeu cinéphilique post-moderne. Que l’on « capte » ou non les citations n’a finalement pas grande importance. Car le film réussit à nous toucher tout en maintenant une distance esthétique produite par le jeu avec les genres. Un bon exemple est la célèbre – et très controversée – scène qui transforme les violences conjugales en « tango ». Le début du film donne le ton quant à la représentation de cette violence. Le couple est au lit, au réveil ; Ivano gifle Delia sans aucune raison. Elle ne réagit pas, se lève et se met à ses tâches ménagères : petit-déjeuner des enfants, ménage, soins au beau-père, etc. On comprend alors que la gifle fait partie de la routine matinale. Plus tard, Ivano lève la main sur Delia – elle esquive et ce qui s’annonçait comme une séance de coups se transforme en pas de deux autour de l’appartement. C’est étonnant, à la fois drôle et dérangeant. Mais dérangeant non pas dans le sens d’un ratage mais dans le sens d’une volonté de mettre à distance la violence conjugale pour mieux signaler son aspect systémique, pour dire que celle-ci est aussi « programmée » qu’un numéro de comédie musicale, pour le bourreau comme pour la victime. Il faut saluer ici Paola Cortellesi actrice qui est excellente – et dans un rôle ingrat, Valerio Mastandrea, qui interprète le mari, est aussi très bon, comme le reste de la distribution – comme son film, elle est à la fois grave et drôle et elle navigue subtilement entre l’ironie et l’émotion.

Je dois signaler ici que mon interprétation de cette scène et du film dans son ensemble n’est pas partagée par tout le monde. Toujours cité comme un « phénomène de société », Il reste encore demain a été démoli par tout un pan de la critique cinéphilique française. On parle d’un film « pas bien dégrossi », qui ressemble à un « long clip pédagogique » ou une « publicité pour pâtes al dente ». Dans l’édition du 17 mars du Masque et la Plume, les critiques se sont déchaînés, notamment contre la scène du « tango » ; selon Xavier Leherpeur, la réalisatrice ainsi « ménage la violence » ! Même celles et ceux qui le défendent parlent d’un « film de mauvais goût » qui « fait penser au roman-photo » ; on le compare aux films de Dino Risi, mais pour dire que ceux-ci étaient bien meilleurs. Pour Télérama, il s’agit d’une « curiosité ne sachant guère sur quel pied danser ». À mon avis, ce sont ces critiques qui ne savent pas sur quel pied danser devant un film frontalement féministe qui en même temps assume une cinéphilie populaire et le désir d’intéresser et d’amuser le public.


générique


Polémiquons.

  • Je partage entièrement l’enthousiasme de cette critique. Émerveillée par la virtuosité de cette cinéaste et actrice, loin de bouder mon plaisir, je m’apprête à y entraîner mes petites-filles (adultes bien sûr).

  • Analyse brillante, rien à ajouter sauf qu’a la fin du film, placée à un moment précis de l’histoire nationale,- les femmes, ne s’échappent pas sur le bras de Princes charmant, sous quelque forme qu’il soit, y compris celui de soldat américain libérateur. Elles se rendent au bureau de vote pour le président italien, la première fois que ce ce choix soit exercé légalement et comme un droit, marquant les bulletins de vote de rouge à lèvres en guise d’"a vôté"s.

  • The mix of cinematic genres evoked by GV as a positive aspect of the film doesn’t really work. There is none of Dino Risi in this film : no comedic aspect whatsoever with the possible exception of the presence of the old lady, who nobody knew, next to the corpse. Wife-beating scenes morphing into dance sequences ? Is this a good idea ? And the ending is liberal twaddle.

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