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René Clair / 1955

Hommage à Michèle Morgan - Les Grandes manœuvres


>> Geneviève Sellier / mardi 27 décembre 2016

La version longue de ce texte est parue dans René Clair, ou le Cinéma à la lettre, sous la direction de Noël Herpe et Emmanuelle Toulet, Paris, AFRHC, 2000, pp. 241-248.

La Belle Époque des Grandes manœuvres est classiquement vaudevillesque : nous sommes dans une petite ville de garnison où toute l’activité sociale est dérisoirement centrée sur les bals et les fêtes de charité où la bourgeoisie locale se donne en spectacle à elle-même, et l’intrigue se développe sur un argument typique du théâtre de cette époque : ce pari fait entre hommes, entre civils et militaires, sur la capacité d’un lieutenant à la réputation de don juan, de séduire une femme choisie au hasard. Mais ce que Labiche ou Feydeau (ou le René Clair des années 1920) auraient traité sur un ton léger, devient ici un engrenage infernal dans lequel seront happés le séducteur et sa victime.

Le tout début du film, où l’on voir toutes les femmes de la ville se précipiter pour regarder défiler le régiment de dragons, semble un hommage explicite au film de Jean Grémillon, Gueule d’amour (1936), avec Jean Gabin en sous-officier de spahis, séducteur victime d’une femme fatale (Mireille Balin). La différence principale entre les deux films tient au personnage féminin. C’est en effet avec l’entrée en scène de Michèle Morgan que le ton des Grandes Manœuvres change. Non seulement parce que le jeu de l’actrice, empreint d’intelligence, d’humour triste et totalement dépourvu de coquetterie, force les spectateurs à prendre au sérieux son personnage, mais parce que sa situation de femme seule, divorcée, est aux antipodes des stéréotypes féminins associés à la Belle Époque. Le film semble reprendre complaisamment dans les rôles secondaires les figures féminines les plus caricaturales du vaudeville, épouse adultère, fille facile, vieille fille acariâtre, jeune oie blanche, matrone autoritaire, pour faire ressortir par contraste le personnage de Marie-Louise, qui vient visiblement d’un autre monde, celui du drame.

Elle va jouer le rôle du grain de sable dans la mécanique impeccablement huilée de ce vaudeville, qui va s’enrayer en l’écrasant au passage.

Selon Pierre Billard [1], le cinéaste a mis plus d’un an à écrire ce scénario, et il a trouvé la solution en discutant avec Louise de Vilmorin : la solution, c’est Marie-Louise, Parisienne et divorcée. On sait que Louise de Vilmorin est aussi l’autrice de Madame de… adapté par Max Ophuls en 1950, également centré sur la tragédie d’être une femme dans la société de la Belle Époque.

Or, ce personnage féminin est aussi insolite dans l’œuvre de René Clair qu’il est typique de ce que le cinéma français d’après-guerre invente de plus audacieux : des figures de femmes qui prennent conscience d’elles-mêmes à travers une relation amoureuse qui les amène à remettre en cause les limites prescrites aux femmes de leur société.

Avec les héroïnes de Casque d’or, Madame de…, La Vérité sur Bébé Donge, Le Château de verre, Le Carrosse d’or ou L’Amour d’une femme, la Michèle Morgan des Grandes manœuvres fait partie d’une série totalement inédite de l’après-guerre. Trois situent leur intrigue à la Belle Époque.

Dans la logique particulière du film de René Clair, le style de cette période est interprété comme un déploiement de fastes qui s’accompagne d’une dictature des apparences. Se donner en spectacle, au sens littéral de l’expression, est une obligation pour toute personne qui veut faire partie de la bonne société, mais au sens figuré, ce peut être aussi la pire des fautes. Et les femmes sont davantage que les hommes soumises à ce double impératif contradictoire.

Les deux personnages principaux sont pour des raisons inverses le point de focalisation de cette société : Gérard Philipe/Armand de la Verne, le lieutenant de dragons, parce qu’il incarne suprêmement l’idéal d’une vie qui se déploie comme un spectacle, à travers l’uniforme rutilant et tous les exercices de parade militaire et amoureuse auxquels il se livre ; Michèle Morgan/Marie-Louise Rivière au contraire, parce qu’elle est totalement déplacée dans cette petite ville de garnison, comme Parisienne, comme divorcée et comme femme économiquement indépendante.

Le piège qui va se refermer peu à peu sur eux est directement lié à cette dictature des apparences : de même qu’Armand ne peut échapper à son rôle de don juan, sans frustrer d’une manière inacceptable ses amis, de même Marie-Louise va s’apercevoir qu’il n’y a pas d’espace pour elle entre l’acceptation d’un destin terne d’épouse bourgeoise (Jean Dessailly/Duverger et ses sœurs en proposent une version particulièrement sinistre), et la chute parmi les filles à soldats auxquelles elle se voit brutalement associée lors de la soirée au cabaret. La fin tragique que René Clair a finalement écartée (Marie-Louise se suicidait) paraît tout à fait dans la logique du film et rappelle les fins analogues des films cités ci-dessus.


>> Générique


Disponible en DVD

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