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Jean-Bernard Marlin / 2018

Shéhérazade


>> Mehdi Derfoufi / jeudi 6 juin 2019


Dans le cinéma français, la parole des racisé.es est rare - mais la situation évolue depuis quelques décennies, en réalité depuis le mouvement enclenché par Ali Ghanem et son film Mektoub en 1970. Si le propre du dominant est de se sentir légitime à investir n’importe quel domaine, n’importe quelle thématique, à partir du moment où il en a envie, l’enjeu des films réalisés et/ou interprétés par des racisé.es est celui d’une prise de parole sans médiation du Blanc. Mais il semblerait qu’il y ait une condition sine qua non pour que cette prise de parole soit perçue comme légitime : l’ancrage explicite dans un matériau « authentique », dans le « réel » ou le « vécu ». La présentation et la réception à Cannes en mai 2019 du film Les Misérables de Ladj Ly en fournit l’illustration la plus récente. Bien sûr, dans une culture cinématographique française nourrie de modernisme artistique, cette condition du réalisme n’est que l’argument esthétique qui rend fréquentable des sujets que l’inscription de genre, de classe ou de race rendrait autrement trop peu « artistique ». Autrement dit, quand un film veut montrer le réel depuis un autre point de vue que le point de vue hégémonique, pour être admis en tant qu’œuvre, il doit sacrifier aux critères de « l’authentique ».

Un enthousiasme ?

Même si l’ethnicité des personnages de Zach (interprété par Dylan Robert) et Shéhérazade (Kenza Fortas) n’est pas explicitement traitée dans le film de Jean-Bernard Marlin, le moins que l’on puisse dire, c’est que les films français mettant en scène un couple racisé non-mixte (ici arabe/arabe) sont plutôt rares... pour ne pas dire inexistants. Depuis des décennies, lorsqu’il s’agit d’histoires de couple, la tendance est plutôt à l’obsession ethnocentrée, hétérosexuelle et masculine pour le couple en crise (Comment je me suis disputé... (ma vie sexuelle), Arnaud Desplechin, 1996), à l’exaltation des amours métissées (Métisse, Kassovitz, 1993) ou à la dramatisation des « barrières » culturelles (Pierre et Djamila, Gérard Blain, 1987). On aurait pu penser qu’en contrevenant à cette règle implicite du cinéma français, le film de Jean-Bernard Marlin connaîtrait une destinée moins heureuse. Il n’en a rien été, et de sa bonne réception cannoise en 2018 aux César en 2019, Shéhérazade a bénéficié d’un enthousiasme soutenu, de la part de la critique et du milieu du 7e Art, Isabelle Adjani se fendant même d’un appel personnel à l’une des comédiennes du film durant le tournage d’un épisode de Stupéfiant !, le magazine culturel de France 2 présenté par Léa Salamé (15 mai 2018). Seul bémol, le film a plafonné à un peu plus de 150 000 entrées. Calibré et vendu comme un travail d’auteur à petit budget ancré dans une veine réaliste à la française, Shéhérazade n’est pas un film générationnel qui marquera l’époque comme le fut La Haine (Mathieu Kassovitz, 1995, plus de 2 millions d’entrées) en son temps. Sera-ce le cas des Misérables ? L’affaire est à suivre.

Une histoire comme on les aime en France

Avec une mise en scène relativement attendue mais efficace, un scénario, des dialogues bien ficelés et une direction d’acteur réussie, le film de Marlin a tout du travail bien fait. L’émotion sincère qui étreignait le réalisateur et le producteur sur la scène des César, était à l’image de ce que dégage le film : de bonnes intentions, un regard plutôt bienveillant sur la jeunesse populaire marseillaise, un côté « volonté de s’engager » du bon côté pour proposer une alternative aux stéréotypes dominant la représentation médiatique. Avec une photographie qui donne une vision de la rue âpre sans être glauque, le film parvient assez bien à éviter les lieux communs de l’exotisation associés au cadre marseillais. Mais, surtout, il propose une histoire comme on les aime en France : l’amour qui sauve deux jeunes à la dérive et le cinéma pour les porter en figures disons (pour parodier le lexique de la réception critique du film) incandescentes de la jeunesse des quartiers populaires. Sans doute, Shéhérazade a de quoi séduire.

Le film s’ouvre sur une succession d’images d’archives, d’abord en noir et blanc puis en couleur, qui montrent, à la manière des films de famille, des tranches de vie – ici des quartiers nord de Marseille [1]. Depuis l’irruption dans le champ du cinéma français du film Mektoub ?, l’image de celles et ceux que l’on appelle les « immigrés » et de leurs descendant.es semble condamnée à relever peu ou prou d’une forme de réalisme social. Dans Mektoub ?, à l’époque, l’enjeu était de donner une image et donc un regard et une voix à l’immigration algérienne et maghrébine. Bien entendu, le manque de moyens explique alors l’utilisation par Ghanem d’images d’archives ou documentaires. Mais la forme semi-fictionnelle qui en découle procédait aussi d’une volonté de légitimer le discours par des images dont le statut de document ou d’archives permettait d’apporter la « preuve par l’image » d’une réalité sociale occultée.

"Non-professionnels"

La promotion de Shéhérazade y insiste : l’économie de moyens est aussi une intention esthétique et l’on filme au plus près du sujet. Les acteurs et actrices sont essentiellement « non-professionnel.les ». Dans un entretien accordé à So Film, Marlin explique : « Je tenais à travailler avec des acteurs non-professionnels pour croire au langage, aux postures, aux attitudes de mes personnages, avoir l’impression que leurs histoires étaient inscrites dans leurs corps, dans leurs gestes. Ce n’était pas une question de références même si le néo-réalisme italien et Rossellini, ou même Pasolini, ont beaucoup compté pour moi. [2]] » Lorsque le tournage a débuté, Dylan Robert (Zach) était en prison (il a dû y retourner à la fin). Il a été libéré en mars 2018, juste à temps pour pouvoir se rendre au Festival de Cannes. Quant à Kenza Fortas (Shéhérazade), elle vivait dans un foyer. Tous deux viennent du même quartier de la Belle de Mai (derrière la gare de Marseille-Saint-Charles, là où se situent les studios où sont tournés les épisodes de Plus belle la vie). Le réalisateur souligne même que les deux adolescents étaient un peu amoureux quand ils étaient plus jeunes et qu’il les a choisis pour cette complicité « naturelle ».

Marlin revendique le fait d’être « revenu habiter à Marseille », de s’être « immergé » pour écrire le film, prenant des notes « sur le terrain », au cœur des quartiers (Kassovitz, pour La Haine, avait adopté une stratégie identique et Ladj Ly a fait de même pour son film), documentant les scènes et les personnages de son scénario de faits et d’observations dont le film tire son « réalisme ». Parce qu’il veut se distinguer du cinéma populaire, le film d’auteur, lorsqu’il se coltine l’Autre racial ou de classe, revendique volontiers une éthique de la représentation qui dépend d’une nécessaire authenticité, dont l’ancrage documentaire/documenté serait le garant, en même temps que de l’absence – ou la réduction a minima – des médiations entre l’auteur et le sujet représenté. C’est, autrement dit, la condition de l’Art, qui le distingue du « simple » divertissement. On comprend mieux ainsi les titres de la presse tels que « Dylan Robert, un caïd, un vrai ! » (France Dimanche, 12 mars 2019) ou « César 2019 : Prison, déscolarisation... le long chemin parcouru par les acteurs amateurs de Shéhérazade » (20 minutes, 22 février 2019).

Hiatus entre "art" et "populaire"

Il s’est un peu passé la même chose à la fin des années 1990 et au début des années 2000, lorsque le cinéma français a livré une série de films engagés du côté d’une représentation « positive » des ouvriers et/ou critique du monde du travail (écho aux grandes mobilisations sociales de 1995) – avec des films comme Nadia et les hippopotames (Dominique Cabrera, 1999), Marie-Line (Mehdi Charef, 1999), Ressources humaines (Laurent Cantet, 1999), ou Trois Huit (Philippe le Guay, 2001). La plupart de ces films – parce qu’ils s’adressaient en premier lieu au public de l’Art et Essai (à travers leur mode de production, d’écriture et de diffusion) tout en voulant représenter les classes populaires – avaient à résoudre un hiatus entre l’art et le populaire. Le néo-réalisme italien, avec ses acteurs et actrices non professionnel.les et son ancrage dans le « réel », a cherché à résoudre ce hiatus (de Rome, ville ouverte de Rossellini (1946) jusqu’à Mamma Roma de Pasolini (1962). La Nouvelle Vague française, elle, assuma la prise de son directe, les improvisations et les références cinéphiliques. À cet égard, le parallèle entre Shéhérazade et À bout de souffle ne me semble pas usurpé, en particulier parce qu’on y raconte la même obsession masculine hétérosexuelle à mettre en scène ses performances de genre et à contrôler et s’approprier le corps d’une femme, sous couvert de l’amour et d’une parabole sur « la jeunesse ».

Imaginerait-on aujourd’hui Ghanem légitimer Mektoub ? en mettant en avant son « immersion » dans les bidonvilles ou le caractère « non-professionnel » des acteurs ? Mon propos n’est pas ici d’ignorer la différence entre le tout premier rôle d’un acteur ou d’une actrice ayant suivi des cours et le tout premier rôle d’une jeune femme ou d’un jeune homme n’ayant aucune notion du jeu d’acteur. Je voudrais plutôt souligner le rôle joué par l’argument du « non-professionnalisme » dans les discours sur l’art et la création artistique. En effet, même une fois le film sorti sur les écrans, il se trouvait encore des journalistes pour louer Marlin pour avoir tiré le meilleur d’acteurs et d’actrices « non-professionnel.les ». Or, par définition, on devient un acteur ou une actrice professionnel.le dès lors qu’on a signé un contrat et que l’on commence à tourner. Tout au plus pourrait-on être considéré.e comme acteur ou actrice débutant.e. Parler de non-professionnel.le a donc une autre fonction, selon moi. Maintenir dans un statut d’amateurisme les acteurs et actrices permet de garantir la solidité du discours sur l’authenticité qui fonde la valeur esthétique et politique du film. Lorsqu’il est retourné en prison pour quelque temps, Dylan Robert a dû gérer les tensions suscitées par son nouveau statut. Il raconte aussi comment le tournage lui-même a provoqué de profonds changements dans sa vie.

Instrumentalisation

Or, dans le spectacle de l’altérité comme Shéhérazade nous en propose, il y a à l’œuvre une pulsion scopique (désir/plaisir de voir) qui se nourrit essentiellement de cet argument de l’« authenticité ». Tous les articles consacrés au film depuis sa sortie et a fortiori sa consécration aux César mobilisent cet argument. On ne s’étonnera donc pas d’apprendre que Shéhérazade a été présenté, à l’initiative de l’association Lieux fictifs, à un groupe de détenus de la prison des Baumettes à Marseille, en présence du réalisateur et de l’acteur principal - qui y fut emprisonné. Certains détenus ont reconnu des visages familiers dans le film. « Les détenus semblent tout droit sortis du film. Comme les personnages, les survêtements de foot sont leur tenue passe-partout. » (La Croix, 21 avril 2019). Instrumentalisé ainsi, le film a vocation à promouvoir l’émancipation et la rédemption sociale par l’art. Un discours dont l’efficacité repose sur une dichotomie – un rapport inégal - entre ceux qui représentent (le producteur du film, le réalisateur) et ceux qui sont représentés – et à l’intérieur de cela, entre l’acteur et l’actrice du film et celles et ceux qui sont « restés » dans la criminalité.

Une dimension "exotique"

Par ailleurs, si le film de Marlin témoigne d’une plus grande empathie pour son sujet que (par exemple) les films des frères Dardenne, il n’est pas possible d’ignorer que la réalité sociale qu’il dépeint revêt, pour une bonne partie de son public, une dimension « exotique ». Il ne viendrait à l’idée de personne d’organiser une projection de Nous finirons ensemble (Guillaume Canet, 2019) à un groupe de cadres supérieurs lors d’un séminaire d’entreprise pour les amener à débattre sur leur aliénation et la nécessité d’abandonner leur mode de vie délétère. Le film fonctionne auprès de la critique parce qu’il satisfait le « désir de voir » une réalité sociale « exotique » et en même temps authentique, tout en traduisant cela en termes esthétiques à travers des effets d’écriture et de mise en scène (tels que j’en analyse certains plus loin dans le texte). Bien sûr, on pourra à juste titre souligner que d’une manière ou d’une autre, tout film propose un spectacle de l’altérité [3].

Qui a vu le film ?

Pour Ghanem, il n’y avait pas d’impératif moral à l’ancrage documentaire de son film mais une contrainte économique en même temps qu’une nécessité politique. Cette nécessité politique relevait toutefois d’une logique différente de celle qui sous-tend Shéhérazade. En effet, il y a une grande différence entre la volonté de montrer, depuis un point de vue interne (celui des immigré.es), une réalité que l’on ne veut pas voir – à travers les bidonvilles de Nanterre, la production systémique de la misère et de la race - et le geste filmique qui soutient et nourrit « notre » désir de voir dans leur vérité les lieux et les corps exotiques (les quartiers Nord de Marseille, la jeunesse racisée). Si je reviens à la question du public du film, sa distribution dans le réseau de l’Art et Essai et ses 150 000 entrées me permettent d’affirmer sans trop craindre de me tromper que ce n’est pas la jeunesse racisée de Marseille qui a vu le film (à la limite, on le lui montrera peut-être dans des dispositifs scolaires tels que Lycéens au cinéma). Le film produit un regard « documenté » au profit de spectateurs et spectatrices qui jouissent du spectacle authentique d’une réalité que la plupart ne connaissent pas du tout. C’est un des fondements du plaisir que l’on tire de l’expérience spectatorielle en général, mais on ne saurait pour autant en ignorer les ressorts sociaux et culturels. Quant à l’exotisation, si, comme je l’ai souligné précédemment, le film échappe à peu près aux lieux communs sur l’exotisme marseillais (une réussite en soi), elle passe plutôt, par exemple, par le fait de représenter les prostituées comme détachées de toute sociabilité autre que celle qui les lient à leurs collègues, leurs clients et leur mac. Or, on comprend vite qu’elles habitent le quartier où elles exercent. Où est leur famille ? Quels sont leurs loisirs ? Où font-elles les courses ? Par ce procédé, elles demeurent construites en objets du regard masculin.

Shéhérazade : personnage principal ?

C’est en ce sens qu’on peut dire qu’avec Shéhérazade, le désir de voir d’aussi près que possible cette réalité qui nous échappe, se sublime, grâce à la mise en scène, en plaisir de regarder. Les images « authentiques » utilisées dans les plans d’ouverture ayant validé moralement l’ancrage territorial du film, le récit romantique peut se déployer. Ce récit s’efforce de dépeindre la constitution d’un couple improbable entre un jeune voyou rétif à l’autorité tout juste sorti de prison et une jeune prostituée qui vivote dans une chambre miteuse qu’elle partage avec une femme trans toxicomane. Très vite on comprend que, si Shéhérazade donne son titre au film, c’est Zach le personnage principal. La caméra tourne beaucoup autour du corps de Zach, mis en scène comme une beauté sauvage, indomptable et exotique, comme une métaphore de l’idée que l’on se fait de la ville de Marseille elle-même. La Shéhérazade des Mille et une nuits domptait le sultan au fil des nuits, celle des quartiers Nord de Marseille domptera-t-elle le voyou au fil des jours ? Mais, après que Zach a retrouvé Shéhérazade (elle lui avait « dérobé » son morceau de shit), un gros plan sur sa main enserrant le cou de la jeune femme nous dit que l’histoire sera quelque peu différente. Plus tard, après avoir couché avec Shéhérazade, Zach se réveille et prend appui lourdement sur le dos de la jeune femme pour se lever, manque de délicatesse qui illustre sa masculinité mal dégrossie.

Elle ne pèse pas lourd

Mais le film est romantique parce qu’il nous dit que la jeune femme est la balise du jeune homme en perdition, lui offrant l’occasion, qu’il saisira, de « sortir de cet environnement » (pour reprendre les mots de la substitut du procureur qui l’envoie dans un foyer à Toulon). Ce qui nous est présenté comme romantique, c’est le désir masculin de possession. L’accomplissement de ce désir de possession (Shéhérazade accepte progressivement que Zach entre dans sa vie, d’abord comme son « mac » puis comme son petit ami) permet à une masculinité « improductive » – car échappant constamment au contrôle économique et social – de devenir productive : c’est l’image, à la fin du film, de Zach cultivant un potager, achevant de payer sa dette à la société, un œil en moins mais désormais entièrement tourné vers la promesse du couple qu’il formera avec Shéhérazade à sa sortie de prison. L’image réconfortante d’un jeune homme rebelle sauvé car domestiqué. Dans cette histoire, Shéhérazade ne pèse pas lourd. Même si, selon un artifice des plus courants, le film donne l’impression de tourner aussi autour d’elle, c’est uniquement parce qu’elle est au centre des préoccupations de Zach. D’ailleurs, le récit ne construit pas leurs deux parcours en parallèle et Shéhérazade n’apparaît pas à l’écran en dehors du champ de Zach.

La nuit où Shéhérazade accepte de suivre trois jeunes hommes dans la perspective de gagner rapidement de l’argent, elle demande à Zach de jouer le rôle de son « mac » et de la suivre pour lui assurer un minimum de protection. Ce dernier attend dehors, contient sa colère, les bras croisés, il ne supporte pas de voir d’autres hommes « profiter » de celle qu’il peine encore à désigner comme sa petite amie. La caméra zoome avant sur Zach, le plan large se resserre en plan rapproché, ce qui intéresse le réalisateur c’est la colère du garçon, pas l’épreuve de la jeune femme (il aurait pu travailler les deux, il a fait un choix). Comme lors de cette séquence où, voulant défendre le territoire que la mafia russe lui a pris, Zach finit par se faire tabasser. Foin du réalisme : c’est une musique classique (Vivaldi ? j’avoue mon ignorance en matière de musique classique et je n’ai vu le film qu’une fois) extra-diégétique qui vient recouvrir les images de castagne. Parce qu’il y a quelque chose de sublime, de rédempteur dans cette souffrance ? En tout cas la séquence suivante nous montrera Zach le visage tuméfié, surveillant Shéhérazade (qui a repris son travail de prostituée) de l’œil qui lui reste.

Des plans comme des clips

Marlin filme parfois Zach et Shéhérazade comme on filmait la jeunesse dans le jeune cinéma français des années 1990 et finalement comme on filme la jeunesse en général sous nos latitudes : ils s’enfuient en courant, un travelling latéral accompagne leur course folle dans la rue, l’ajout d’un morceau pop achevant alors de détacher la séquence du corps « réaliste » du film. À un autre moment, Zach et Shéhérazade filent à moto sur la corniche Kennedy (la route qui longe le littoral marseillais entre les plages des Catalans et du Prado) : le soleil, le vent, la mer, les visages heureux du bonheur d’être ensemble. Si l’on a parlé de romantisme à propos du film, c’est aussi à cause de ces plans que d’aucuns diraient « clipesques ». Tout en célébrant la beauté de leur amour juvénile, on suggère qu’il n’est possible qu’à condition qu’ils échappent à leur milieu social délétère. Bien sûr, le motif de l’échappée est un lieu commun des films sur l’adolescence. Cependant, toutes les jeunesses ne se valent pas / ne sont pas interchangeables. Zach et Shéhérazade sont à la fois des arabes et des prolétaires et il est impossible ici de faire abstraction du discours émancipateur dont les jeunesses racisées et populaires sont habituellement l’objet, à savoir que leur salut social passe par la rupture avec leur milieu d’origine. Les échappées donnent un aperçu de la vie promise « de l’autre côté » ou plutôt du côté des « gens normaux ».

Lorsqu’il s’agit de filmer le désir entre les deux adolescents, le filmage redouble/appuie le point de vue du jeune homme sur Shéhérazade et médiatise son désir de possession et de contrôle. C’est le cas par exemple lors de la séquence dans la boîte de nuit lorsque Ryad agresse Shéhérazade en lui mettant la main aux fesses.

Filmer "à travers"

En revanche, la mise en scène prend ses distances lorsqu’il s’agit de nous inviter à évaluer moralement le comportement du jeune homme et les conséquences de ses actes. Lorsqu’il se trouve chez sa mère, il est alors construit en objet soumis à un jugement « extérieur ». Prenons quelques exemples. Dans la séquence où Zach se dispute en voiture avec Soraya, son éducatrice, cette dernière est au volant, Zach occupe la place du passager. La caméra est positionnée en retrait, cadrant Zach et Soraya depuis la banquette arrière, dans un type de plan qui se veut « objectif », c’est-à-dire ici qu’il prétend offrir une restitution factuelle de la violence rentrée du jeune homme (il finit par frapper l’éducatrice avant de s’enfuir). De la même manière, lorsqu’il apprend que sa mère ne veut plus l’héberger – pour des raisons que l’on peut comprendre par ailleurs et qui n’en font pas une mère indigne –, Zach se précipite chez elle pour avoir des explications. Sa mère explique : « je n’ai plus les moyens ». Le dialogue entre Zach et sa mère se déroule dans la cuisine, mais la caméra filme depuis la pièce contiguë, la porte ouverte créant un effet de surcadrage. La mère de Zach est assise, partiellement hors-champ (on ne voit pas son visage). Le découpage insiste sur le visage de Zach dans un gros plan scrutateur. La suite de la séquence se prolonge sur le même mode : la discussion, houleuse, n’est pas filmée directement, mais par le biais du reflet des protagonistes dans le miroir de l’entrée. Dernier exemple : vers la fin du film, Zach est filmé dans sa cellule à travers le trou de la serrure, la métaphore du piège et de l’enfermement redoublant la réflexivité de la mise en scène.

Ainsi, d’un côté, le film de Marlin revendique une authenticité fondée sur le « naturel » des acteurs et actrices et une inscription au plus près du réel, tandis que de l’autre la maîtrise de son écriture et de sa direction d’acteur découle d’une série de contraintes très fortes (aucun dialogue n’est improvisé, si l’on en croit le réalisateur). Quant à la mise en scène, on l’a vu, elle construit tout au long du film un point de vue distancié sur les protagonistes.

Reconduction des stéréotypes

Alors que la représentation de la jeunesse arabe en France est largement prise au piège du modèle père absent / jeune garçon voyou / jeune fille opprimée (par le patriarcat arabo-musulman, plus largement par la masculinité méditerranéenne) / mère bienveillante mais dépassée, le film de Marlin ne propose guère de pistes alternatives et reconduit finalement les stéréotypes les plus éculés – ceux qui expliquent la délinquance juvénile par l’absence, la faiblesse ou la démission des figures d’autorité, en particulier celle du père. Il en résulte un discours contradictoire qui d’un côté critique le patriarcat arabe (l’exécrable petit ami de la mère de Zach) tout en dénonçant l’absence des pères. Les instances de substitution (l’école, la justice, le foyer) s’en trouvent légitimées sans être critiquées. De même, le modèle républicain qui récompense celles et ceux qui se conforment aux règles du jeu méritocratique, est présenté comme la solution aux inégalités et violences sociales – comme si ces inégalités n’étaient pas produites par ce système.

Le viol de Shéhérazade est un moment-clé du film. Il intervient hors-champ, dans le creux d’une ellipse temporelle qui fait tout reposer sur le témoignage de la jeune femme qui accuse Ryad. Nous n’avons rien vu, la question est donc de savoir si on la croit et si Zach va la croire – le prix à payer pour lui étant la rupture avec sa communauté, sa bande de copains. Mais rupture aussi avec sa mère, qui l’exhorte à ne pas porter plainte, à ne pas « balancer pour une pute ». À ce moment-là, la mère de Zach s’inscrit clairement du côté de la communauté d’origine, contre l’« autre société » représentée par le tribunal, c’est-à-dire la France républicaine, blanche, à l’image des magistrat.es et avocat.es dont l’accent pointu et le phrasé soulignent aussi l’appartenance de classe. La mère de Zach a retrouvé du travail et promet de le reprendre avec elle dans le nouvel appartement qu’elle loue. Zach a donc le choix entre le confort d’une vie infantilisée avec sa mère ou la rupture avec les siens pour partir avec Shéhérazade. Avant de témoigner, Zach aperçoit sa mère en discussion avec le chef de bande du quartier. Il se tient en surplomb, sur la mezzanine qui domine le hall d’entrée. En assumant son choix, il a l’opportunité de devenir un homme (c’est-à-dire un père), mais un homme désormais coupé de sa famille et de sa communauté, à l’image de Shéhérazade. In fine, le fait que le film ne questionne pas les limites d’une émancipation qui emprunterait cette voie l’inscrit dans l’ordinaire des discours sur la jeunesse racisée, toujours tenue à l’orée de la communauté républicaine à moins qu’elle n’accepte de renoncer à ce qui la définit et la constitue.


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[1L’utilisation d’images d’archives et/ou d’une image en noir et blanc sert souvent, dans les films français mettant en scène les Maghrébins, à valider l’authenticité de la fiction. On retrouve ce procédé dans Hors-la-loi (Rachid Bouchareb, 2010), mais La Bataille d’Alger (Gillo Pontecorvo, 1966) a sans doute joué un rôle structurant dans cette codification (tourné en décors réels dans la Casbah, avec des acteurs amateurs…)

[3Le détour par le porno permet peut-être de mieux comprendre le rapport entre pulsion scopique et authenticité sur lequel j’insiste ici. Dans le porno, le succès des productions dites « amateur » qui ont pris le pas sur les productions « classiques » organisées autour d’acteurs et d’actrices professionnel.les, l’intensité du désir est supposée être décuplée par le spectacle d’un rapport sexuel « authentique » où l’on jouit, là où les pros ne faisaient que « jouer ». Le spectateur ou la spectatrice y trouve supposément un plaisir plus intense du fait que l’on voit des hommes et des femmes « jouir vraiment » (en tout cas on le présente ainsi). Cela ne veut pas dire que le porno professionnel ne produit pas d’effet, mais que la force du porno perçu comme amateur est de proposer le spectacle d’une jouissance authentique. Dans Shéhérazade c’est tout le dispositif de l’authenticité qui nous procure du plaisir, tout le film repose là-dessus.