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Jordan Peele / 2019

US


>> Fatima Ouassak / samedi 6 avril 2019

L'amour des femmes noires pour leurs enfants


US, de Jordan Peele est un film d’épouvante et un thriller, à la narration et au dénouement plutôt classiques. L’intrigue s’appuie sur l’angoisse la plus partagée chez les parents, celle éprouvée quand on croit avoir perdu son enfant dans un lieu bondé, une gare, un grand magasin ou une fête foraine. Tous les parents ont en effet perdu leur enfant au moins une fois. Et tous ont passé un sale quart d’heure, à tout imaginer, enlèvement, viol, meurtre. Un quart d’heure qui paraît une éternité. US réveille et joue de cette angoisse intime et universelle.

Mais si US veut parler à tout le monde, c’est pour mieux proposer un changement de paradigme fondamental, radical. Entre centre et périphérie, entre Noir.e.s et Blanc.he.s.

Car dans le film, c’est une femme noire qui incarne l’universel et porte le destin de l’humanité. Sans qu’à aucun moment les Blancs n’y jouent le moindre rôle, même secondaire. Jordan Peele les a fait venir sur le plateau pour rien. Ou plutôt il les a fait venir exprès pour signifier que, dans son film à lui, les Blancs ne servent pas à grand-chose.

Cette « mise au ban » est mise en scène de manière très drôle et jouissive, avec une série de clins d’œil que semble adresser Jordan Peele aux minorités raciales qui font l’expérience de vivre dans une société blanco-centrée.

Comme dans Get Out, son précédent film, une amusante connivence se crée entre le cinéaste et ces spectateurs et spectatrices-là, infiniment reconnaissantes...

1 - Une petite fille s’égare sur la plage...

Des parents emmènent leur fillette Adélaïde à une fête foraine sur une plage. Le père est cool, trop au goût de la mère qui le rappelle constamment à l’ordre. Elle lui confie quand même la petite, le temps de passer aux toilettes. Le père est occupé à perdre contre une machine à sous, la petite s’éloigne vers la plage. Adélaïde atterrit dans une maison des horreurs, et elle se retrouve, terrifiée, nez à nez avec une petite fille au sourire diabolique, qui lui ressemble trait pour trait.

Quinze minutes de panique plus tard, les parents finiront par récupérer leur fille sur la plage. Que s’est-il passé pendant ce quart d’heure ? Les parents ne le sauront jamais, la petite semble traumatisée, elle refuse de parler.

On retrouve Adélaïde vingt-cinq ans plus tard (Lupita Nyong’o), elle est mariée à Gabe Wilson (Winston Duke) et a deux enfants. Elle semble heureuse. Avec sa famille, elle vient passer les vacances dans la vieille maison vide de ses parents, non loin de la fameuse plage. À cette occasion, son passé ressurgit violemment. Des zombies provenant des bas-fonds attaquent les familles venues en vacances. Ces créatures ressemblent trait pour trait aux personnes qu’elles veulent remplacer. Adélaïde va devoir se battre pour sauver ses enfants. Pourquoi s’en prend-t-on ainsi à sa famille ? La clé de l’énigme réside dans ce qui s’est passé dans la maison des horreurs vingt-cinq ans plus tôt.

2 - Monde parallèle, zombies et pop-corn

Le film est très agréable à regarder même si parfois le rythme n’est pas assez haletant pour un thriller de ce genre, ça piétine un peu à certains moments-clés de l’histoire. Ce qui est agréable c’est surtout le goût sucré et enfantin de l’épouvante dans le film, on a peur mais on sait que c’est pour de faux, on y va avec du pop-corn et beaucoup de second degré, un peu comme Michael Jackson et son double le zombie dans le clip Thriller de John Landis (1983).

D’ailleurs l’ambiance du film est très années 80, qu’on retrouve dans la série à succès Stranger Things (où est exploré le même thème autour d’un monde parallèle crée par des agences secrètes et qui finit par être dangereux). Sauf que US se passe aujourd’hui, le film ne profite pas des brushing, des baskets et des voitures typiques de l’époque pour installer l’ambiance eigthies. C’est plutôt la nonchalance et l’humour des personnages, et le rapport entre parents et enfants/adolescents (la même complicité que dans les séries américaines des années 80) qui installent cette atmosphère si agréable pour les fans de cette époque. La science-fiction ne s’y prend pas du tout au sérieux, d’ailleurs elle n’y est pas du tout aboutie, ça tient avec trois bouts de ficelle, mais ce n’est pas grave car on comprend dès le début du film qu’il ne s’agit pas de répondre aux grandes questions métaphysiques de notre temps. Il s’agit surtout de passer un bon moment au cinéma. Et ça c’est très réussi.

Deux grands thèmes :

 Thème de la lutte des classes (échelle macro) : des zombies créés et opprimés par les êtres humains se soulèvent pour prendre leur place. Cette idée d’un monde parallèle, dégénéré et occulte, menaçant le monde réel, est très présente dans les comics, portés à l’écran notamment dans The Dark Knight Rises (cycle Batman), où la Ligue des Ombres, sorte de classe dangereuse, opprimée à l’origine, cherchera à remplacer la population de Gotham City [1]. C’est un thème récurrent également dans les mangas, par exemple dans L’Attaque des Titans de Hajime Isayama (publié depuis 2009, en cours).
 Thème du double (échelle individuelle et psychologique), autour de la schizophrénie, de la bipolarité ou de la dissociation, également très récurrent au cinéma. Dans le film, la petite Adélaïde et son double Red font toutes les deux de la danse classique, l’une dans le monde réel, l’autre dans le monde parallèle. Vers la fin du film, elles dansent en miroir Le Lac des cygnes de Tchaïkovski, Odette et Odile, les deux faces d’une même médaille, le bien et le mal, le cygne blanc et le cygne noir. Sauf que dans US, la frontière entre le bien et le mal est très floue, voire sans intérêt. Et surtout les deux revers de la médaille ont la même couleur : noire.

3 - Mécanique classique et changement de paradigme

On a ainsi affaire à un film à la narration et aux thèmes récurrents dans la culture dominante et populaire, maintes fois traités au cinéma, dans les séries télévisées, les mangas, l’opéra et la littérature. C’est ce qui rend le changement de paradigme voulu par le cinéaste d’autant plus fort. Le film paraît classique, « déjà-vu », comme aiment à dire les Américains, mais en réalité la nouveauté est centrale : les Noir.e.s sont au centre de tout. La famille noire, le couple noir, l’enfant noire, l’héroïne noire, et surtout la mère noire.

Quand dans le film, Adélaïde demande à Red, son double : « Mais qui êtes-vous ? », Red répond : « Nous sommes Américains ». Et non « Afro-américains ». Les Noir.e.s dans US sont au centre, y compris des rapports sociaux, ils sont le terme générique, ils sont le tout, et non une sous-partie, une sous-catégorie. Ce que Jordan Peele a voulu casser avec son film, c’est ce que la sociologue et féministe Colette Guillaumin décrivait dans L’Idéologie raciste [2] :

« (Les groupes racisés) ont tous une caractéristique sociale commune : ils sont posés comme particuliers face à un général. Ils sont recouverts d’un cachet de « particularisme » quelle que soit la forme concrète qu’il revêt. Ils sont, en cela, différents de la majorité qui, elle, est dépourvue de particularité et conserve pour elle-même la généralité psychologique et sociale. »

C’est en ce sens que US est un film puissant politiquement.

La portée du film est plus forte que s’il traitait d’enjeux sociaux et politiques dédiés à la question raciale, sur le thème par exemple de l’esclavage ou du système raciste actuel. L’air de rien, et c’est ça qui est important, le film normalise la femme noire, et il la met au centre de tout. Une femme noire dans sa dualité, dans sa complexité.

Une femme noire issue d’une famille, qui a elle-même fondé une famille. Et non ce personnage noir secondaire présent dans des centaines de films américains, issu de nulle part, qui meurt en dix secondes dès le début du film sans que ça n’émeuve personne, sans qu’on sache quels orphelins il/elle laisse derrière lui, et l’impact de sa mort sur le monde.

Une femme noire qui a un passé, qui est issue d’une famille, et non ce personnage de femme noire posé là, sans famille, qu’on retrouve beaucoup dans les films français, comme le fait remarquer la comédienne Sabine Pakora dans le livre Noire n’est pas mon métier [3], dont elle est une des autrices.

4 - Centre et périphérie

Jordan Peele ne se contente pas de mettre au centre la vie des Noir.e.s. Il renvoie également la vie des Blancs à la périphérie. Le cinéaste met véritablement en scène son désintérêt pour les personnages blancs.

Les Tyler, les « amis » blancs des Wilson, sont superficiels, ils ne parlent que de chirurgie esthétique, ils bronzent sur la plage, leurs adolescentes sont bêtes, ce sont des jumelles, on ne les distingue pas. Leur maison est sans âme, high tech, sans souvenir, sans photos, on dirait une maison-témoin (contrairement à la maison de la famille d’Adélaïde, pleine de souvenirs, de vie...).

Entre le mari et la femme, il ne se passe rien. Entre les parents et les enfants, rien non plus. Le réalisateur n’a fait aucun effort, aucun. Le temps où on voit des Blancs à l’écran est très court, leur mort est expéditive, ça prend deux minutes, temps d’agonie compris. Et ça ne change strictement rien à l’histoire.

Scène culte de la plage

Dans une scène extraordinaire, sur la plage, Kitty Tyler veut faire amie-amie avec Adélaïde. Elles sont assises côte à côte sur des transats. Kitty Tyler est très bavarde et elle raconte sa vie, qu’elle pense essentielle, à une Adélaïde froide et très économe en mots. Surprise de la froideur d’Adélaïde, Kitty Tyler lui demande si elle ne se sent pas bien. Et Adélaïde de lui répondre par un très sec « Je n’aime pas parler ». Fin de la discussion, Kitty Tyler retourne à sa crème solaire.

Fou rire dans la salle. Un fou rire très isolé. Des têtes se tournent, étonnées. Elles ne comprennent pas.

La scène est d’autant plus drôle que Kitty Tyler n’est pas une petite actrice inconnue. Il s’agit d’Elisabeth Moss, excellente actrice au demeurant, star de la série Mad Men s’il vous plait, et surtout de The Handmaid’s Tale (La Servante écarlate). Dans cette série aux très nombreux prix, Elisabeth Moss est mariée à un homme Noir (à noter que la question raciale y est totalement passée à la trappe). Le mari noir est un personnage très secondaire, ne faisant que quelques apparitions, parce qu’il se tourne les pouces peinard dans un Canada démocratique pendant que la courageuse Elisabeth, coincée dans un régime totalitaire, remue ciel et terre pour sauver leur fille noire, et accessoirement le monde, la démocratie, etc.

Qu’Elisabeth Moss, dès sa première apparition à l’écran, soit ainsi stoppée dans son élan par Lupita Nyong’o, est savoureux. La scène est à déguster avec des amandes, et un petit thé à la menthe.

5 - Prolongement Get out / US

Il y a une progression entre Get Out et US.

Dans Get Out, Jordan Peele traite clairement de l’esclavage et de la société raciste actuelle aux Etats-Unis. Il y met en scène l’ancien paradigme, symbolisé dans le film par le couple mixte. Il montre que ce paradigme ne marche pas, qu’il faut le détruire, se désaliéner. D’ailleurs il le détruit, littéralement, et de manière spectaculaire.

US ne dit plus « Il faut changer de paradigme ». À aucun moment le film n’aborde directement la question raciale. US tire plutôt les enseignements de Get out et raconte une histoire où il y a changement de paradigme (avec notamment un couple formé d’un homme noir et d’une femme noire qui s’aiment et qui fondent une famille) : désaliénation, mise en complexité, recentrage. Il s’agit dans US de faire vivre le « Nous » que Get Out avait suggéré en conclusion comme seul moyen de survie.

D’ailleurs c’est assez intéressant de noter que Gabe Wilson, le mari d’Adélaïde dans US (Winston Duke) joue le même rôle que Rod Williams dans Get out (Lil Rel Howery) : décalé, très drôle, dans l’auto-dérision, qui garde son sang-froid en toutes circonstances, et qui est dans l’analyse de ce qui se joue. Ce personnage semble incarner le cinéaste dans les deux films. Dans Get out, ce personnage met en garde son meilleur ami sur la dangerosité des femmes blanches dans les couples mixtes, et la dangerosité de leurs familles. Dans US, il est marié à une femme noire qu’il aime et qu’il admire. En ce sens, ce personnage incarne la progression et la cohérence artistique et politique entre Get Out et US.

6 - Le bien et le mal

Dans US, les Noirs ne sauvent pas le monde. Le réalisateur ne leur demande pas de le faire. Les Noirs se sauvent eux d’abord, leur famille avant tout. Ça change du cinéma traditionnel américain où les Noirs ne sont des héros que lorsqu’ils sauvent le monde, et en particulier les Blancs.

En réalité, on ne sait même pas ce que va devenir le monde à la fin du film. On a l’impression que Jordan Peele n’en a rien à faire. Il laisse tout en suspens, en brouillon. Ce qui compte c’est que l’héroïne sauve ses enfants. Les Etats-Unis, on s’en fout. On ne sait même pas si ce pays vaut la peine d’être sauvé.

L’enjeu n’est pas de faire triompher le « bien » sur le « mal ». Car dans le cinéma dominant, le « bien » représente souvent l’intérêt impérialiste des WASP (White Anglo-Saxon Protestants), hommes blancs bourgeois, et « le mal », la résistance des Autres. Ainsi le « mal », ça a souvent été les Indiens, les pauvres, les étrangers, les Noirs, les Latinos, les communistes, les Arabes, les Musulmans, les Afghans, etc.

L’enjeu ce n’est donc pas de sauver l’Amérique et son drapeau. L’enjeu c’est de sauver ses enfants. Le plus important ce n’est pas l’amour patriotique, le plus important c’est l’amour maternel.

US est un film sur l’amour des femmes noires pour leurs enfants, l’amour et la protection en toutes circonstances.

Conclusion

Dans US, Jordan Peele rend un très bel hommage aux familles afro-américaines, en particulier à l’amour des femmes noires pour leurs enfants. Et il met en application le conseil aux minorités de l’écrivaine féministe afro-américaine Audre Lorde [4] :

« On nous pompe sans cesse notre énergie, alors que nous ferions mieux de nous en servir pour nous redéfinir et imaginer des scénarios réalistes qui transforment le présent et bâtissent l’avenir ».

Jordan Peele n’essaie pas de convaincre les racistes que le racisme c’est mal. Il n’a pas le temps. Il garde son énergie et son immense talent pour créer des mondes où la vie des Noir.e.s compte. Et cela représente une véritable bouffée d’oxygène pour les spectatrices et spectateurs saturé.e.s par les récits plus-blanco-centrés-tu-meurs du cinéma français.


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[1The Dark Knight Rises{}, de Christopher Nolan

[2L’Idéologie raciste, genèse et langage actuel{}, Colette Guillaumin, Paris/La Haye, Mouton, 1972 (réédition : Gallimard, Collection Folio essais, 2002)

[3Noire n’est pas mon métier, ouvrage collectif : Nadège Beausson-Diagne, Mata Gabin, Maïmouna Gueye, Eye Haïdara, Rachel Khan, Aïssa Maïga, Sara Martins, Marie-Philomène Nga, Sabine Pakora, Firmine Richard, Sonia Rolland, Magaajyia Silberfeld, Shirley Souagnon, Assa Sylla, Karidja Touré et France Zobda, éditions du Seuil, 2018

[4Audre Lorde, Age, Race, Class and Sex : Women Redefining Difference{}, texte présenté au colloque Copeland, Amherst College, avril 1980 : https://www.researchgate.net/publication/265318056_Age_Race_Class_and_Sex_Women_Redefining_Difference