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Chris Buck, Jennifer Lee / 2019

La Reine des neiges 2


>> Marion Hallet / mardi 26 novembre 2019

Des héroïnes matures qui tiennent les rênes en chansons



Rarement un film d’animation, même une production des puissants studios Disney, n’avait été si attendu, sa sortie si parfaitement calibrée, mais aussi si redoutée par des milliers de parents à travers le monde à l’idée de devoir écouter ad nauseam le nouvel hymne entonné par la star de Broadway Idina Menzel sous les traits de l’héroïne Elsa (après le fameux « Let It Go  », « Libérée, délivrée » en français, Oscar de la meilleure chanson originale en 2014). Le premier film, sorti il y a six ans en 2013, avait battu tous les records au box-office et ce second opus, qui constitue une suite tout à fait honorable, plaira tout autant au public.

Afin d’apprécier Frozen 2, il faut d’abord accepter le genre de la comédie musicale pour enfants qui implique une certaine mièvrerie des dialogues (la version française n’aide franchement pas), mais l’histoire est plus complexe, plus sombre et plus surprenante que le premier volet et illuminé par une animation et des scènes d’action époustouflantes (Elsa combat les esprits de la nature et, au cours d’une superbe séquence à suspens, dompte l’esprit de l’eau, représenté par un cheval, afin de traverser la mer). Il y a aussi assez d’humour pour équilibrer une avalanche de nouvelles chansons originales écrites et composées par Kristen Anderson-Lopez et Robert Lopez, le même duo déjà à l’œuvre dans Frozen.

Trois ans après les événements du premier film, la paix du royaume nordique d’Arendelle est menacée par une attaque des esprits de l’eau, du feu, de l’air et de la terre, poussant ses habitants à fuir. Elsa révèle à sa sœur Anna et au compagnon de celle-ci, Kristoff, que l’attaque correspond à un appel chanté venu du Nord qu’elle seule entend. Ils entament une aventure initiatique en compagnie du bonhomme de neige Olaf et du renne Sven. Les deux sœurs découvrent l’origine des pouvoirs d’Elsa et sauvent le royaume d’Arendelle tout en restaurant la vérité et la justice pour un peuple indigène bafoué dans le passé.

Le thème de l’amour et ses diverses formes sont davantage explorés et approfondis dans ce second volet : l’amour sororal et familial, l’amour romantique (la fonction de Kristoff est principalement de demander Anna en mariage, moment sans cesse remis par des évènements dramatiques), l’amour maternel, l’amitié, l’amour de soi, l’amour entre les peuples et l’amour de son prochain. Chacune de ces formes d’amour est une occasion pour les scénaristes (Jennifer Lee, également co-réalisatrice et, dans une moindre mesure, Allison Schroeder) et les paroliers de subvertir les normes genrées traditionnelles des contes de fées tels que Disney les a reconfigurées depuis des dizaines d’années. Ainsi, la chanson « Lost in the Woods  » (« J’ai perdu le nord ») interprétée par Jonathan Groff dans le rôle de Kristoff, qui s’inspire musicalement et visuellement des balades pop-rock des années 1980, est cocasse en raison de ses références ringardes (riffs de guitares électriques, gamme chromatique évoquant les faux couchers de soleils des clips de Scorpions et Wham !, puits de lumière sur Kristoff au regard torturé et lointain entouré d’un chœur de rennes), mais elle a surtout le mérite de traiter des émotions d’un jeune homme amoureux. Kristoff avait préparé un moment romantique pour tenter à nouveau de demander la main d’Anna, mais elle est partie en compagnie de sa sœur, le laissant esseulé dans la forêt enchantée : la chanson exprime les interrogations de Kristoff face à une relation qu’il ne comprend plus (il ne remet pas en question les motivations d’Anna, il se demande s’ils sont toujours sur la même longueur d’onde et il se sent perdu sans elle).

Comme la plupart des personnages de comédies musicales, les héros et héroïnes disneyens s’expriment très efficacement en chansons, moments toujours révélateurs pour l’avancement de l’histoire et le développement des personnages, d’où leur importance depuis la période dite de « Renaissance » des studios dans les années 1990 et le travail décisif d’artistes paroliers et compositeurs tels qu’Howard Ashman, Alan Menken, Tim Rice, et Stephen Schwartz. Anna est dotée ainsi d’une remarquable chanson dramatique intitulée « The Next Right Thing  » (bizarrement traduite par « Tout réparer », ce qui en change le sens, j’insiste donc encore sur la supériorité de la version anglophone chantée par Kristen Bell) et qui traite du deuil et de la dépression. Bell a elle-même inspiré la chanson – elle a souvent parlé de son propre état psychique et a personnellement suggéré que la dépendance affective d’Anna vis-à-vis de sa sœur était le défi principal auquel elle devrait faire face dans de ce second volet. Avec cette chanson, alors qu’une immense tristesse l’envahit (elle pense que sa sœur est morte car Olaf, une création d’Elsa et donc lié à elle, vient de disparaître), Anna se relève, seule, et tente d’avancer pas à pas.

Quant à Elsa, son parcours initiatique la conduit vers la maturité, l’acceptation de ses pouvoirs, une plus grande confiance en soi. À nouveau, ce moment décisif pour la reine d’Arendelle est condensé en une chanson (« Show Yourself  » / « Je te cherche ») au visuel époustouflant, où les lumières, les couleurs et les textures de glace et d’eau rivalisent d’effets. La voix qui appelait Elsa était celle de sa mère, elle-même issue de la tribu indigène des Northuldras, qui respecte la magie mais qui a été trompée par un ancien roi d’Arendelle (la référence aux souffrances des peuples indigènes d’Amérique du Nord est claire) ; en plongeant dans les méandres de la mémoire (illustrée par une rivière de glace caverneuse, presque une matrice), Elsa se voit donc révéler ses origines mixtes, l’amour unissant ses parents étant à l’origine de ses pouvoirs, elle est le lien qui unit deux peuples, et la clé pour rétablir la vérité et la justice pour la tribu dont elle est issue et qui a été trompée par son grand-père – la morale de l’histoire est qu’il faut connaître son passé pour mieux aborder l’avenir. Cette séquence a vraisemblablement été pensée comme le pendant de « Let It Go  », en espérant réitérer son colossal succès. Comme « Let It Go  », « Show Yourself  » est un moment de révélation et de transformation pour Elsa, au sens propre comme au figuré, avec le fameux relooking (hyper-féminisation) attendu par certains et décrié par d’autres afin de signifier l’acceptation totale de soi-même – nouvelle tunique à traîne scintillante par-dessus la combinaison de nage, nouvelle coiffure (finie la tresse sur l’épaule, bonjour les cheveux relâchés « au naturel »). [1]

Les héroïnes de Frozen 2 sont entreprenantes et déterminées, elles courent et sautent (leurs vêtements le permettent : elles portent pantalons, bottines, tuniques, manteaux et capes chaudes durant une bonne partie du film), elles échafaudent des plans, elles trouvent des solutions, elles sont solidaires, loyales, se protègent et se soutiennent l’une l’autre, bref elles mènent la danse, dictent les termes et sauvent leur royaume tout en mettant fin à une longue guerre froide avec une tribu persécutée (elle aussi menée par une femme d’ailleurs). J’espérais une inversion complète des rôles genrés lors d’une fin qui aurait pu montrer une jeune femme demander son partenaire en mariage (Kristoff y parvient finalement), mais il faut croire que pour Disney il y a encore des limites à ne pas dépasser…


Polémiquons.

  • Je voudrais faire une petite remarque concernant l’inversion genrée de la demande en mariage. Dans les scènes coupée, on peut entendre une chanson intitulée "get this right" dans laquelle Anna demande en effet Kristof en mariage après de multiples tentative catastrophique de la part de Kristof. Cette scène malheureusement coupée, prouve que les réalisateurs avaient en effet pensé à cette inversion genrée :)

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[1De nombreux commentateurs avait interprété « Let It Go » comme une métaphore du coming-out, célébrant ou condamnant violemment la chanson. Elsa, jusqu’à présent ostracisée, abandonne son royaume quand son aptitude à contrôler la glace est découverte, mais dans les montagnes et loin des habitants d’Arendelle, elle se rend compte qu’elle n’a plus besoin de cacher ses pouvoirs et se libère ainsi des restrictions (représentées par divers vêtements, notamment des gants) qu’elle a dû subir depuis son enfance. Elle se réjouit de pouvoir utiliser son pouvoir librement, de « lâcher prise » (traduction littérale de « Let It Go  »). Parfaitement conscient du côté culte qu’a acquis « Let It Go  » au sein de la communauté LGBTQA+, Menzel, Groff (lui-même homosexuel) et Josh Gad qui interprète Olaf, ont entonné la chanson devant une foule en délire au club G-A-Y, un bar LGBT très connu de Londres, lors de la promotion européenne de Frozen 2 au mois de novembre 2019.{}