Diffusé sur Arte une quinzaine de jours avant sa sortie en salle de cinéma [1], I am not your Negro, le documentaire de Raoul Peck, a suscité en France, bien au-delà des cercles militants et décoloniaux familiers de ses écrits depuis de nombreuses années, un certain enthousiasme. Le nombre conséquent de papiers élogieux parus dans la presse nationale illustre une attention inhabituelle pour un film documentaire consacré à une figure littéraire et intellectuelle peu connue en France [2] - en dépit de la traduction de plusieurs de ses textes littéraires et essais. Indéniablement, I am not your Negro profite des dynamiques en cours dans les milieux universitaires-militants, où une nouvelle génération plus ouverte aux auteur.e.s anglo-saxon.ne.s redécouvre les travaux de Franz Fanon, C.L.R. James, Angela Davis ou, justement, James Baldwin.
De plus, Raoul Peck, cinéaste et producteur haïtien, actuel président de la FEMIS, qui fut également ministre de la Culture de son pays en 1996-1997, bénéficie depuis vingt ans d’une certaine reconnaissance internationale. Son travail sur la figure anti-colonialiste de Patrice Lumumba, concrétisé dans un film documentaire, Lumumba, la mort du prophète (1992) et une fiction, Lumumba (2000), fait toujours référence aujourd’hui, et la sortie prochaine de son film Le jeune Karl Marx (co-scénarisé avec Pascal Bonitzer) excite déjà la curiosité. On ne peut que se réjouir de ce que l’effet de signature et le contexte de réception profitent ainsi à James Baldwin, tout en soulignant par ailleurs que ce dernier est sans doute d’autant plus aimablement accueilli qu’il est une figure moins clivante que, par exemple, Malcolm X.
Le choix de Peck de s’effacer derrière les mots de Baldwin et de se passer des habituels témoignages de proches ou de compagnons de route qui émaillent traditionnellement le documentaire biographique se révèle réjouissant, tant la prose de l’écrivain possède, en particulier telle qu’elle est lue par Samuel L. Jackson, une puissance poétique particulière [3] . « Chaque phrase est une grenade dégoupillée : quand on l’attrape au vol, on réalise qu’il est trop tard ; elle vous explose au visage. Pourtant, [Baldwin] réussit toujours à rester humain, tendre, accessible. » [4] Ces propos du réalisateur résument assez bien la subtile démonstration qu’élabore le film : perçu avant tout comme un écrivain, Baldwin était aussi un penseur d’une radicalité qui n’a rien à envier à celle de Malcolm X, bien que moins aisément réductible à des schémas simplistes. Son refus de l’essentialisation raciale le conduisait à refuser la haine des Blancs (tout en se demandant comment les Noirs avaient réussi jusqu’ici à ne pas tous sombrer dans la « paranoïa furieuse »). Dans le même temps, il voulait que ses mots « articulent la souffrance des Noir.e.s » tout en renvoyant les Blancs à leur responsabilité historique dans la fabrication de la « condition nègre ».
En provoquant la rencontre des écrits de Baldwin et de ses performances d’orateur avec des images iconiques (mais aussi des chansons) de la lutte des Noir.e.s aux États-Unis - de Dorothy Counts à Black Lives Matter en passant par le tabassage de Rodney King - I am not your Negro parvient à (re)mettre en évidence la dimension fondamentalement politique et radicale de son écriture. Des images connues sont recadrées, colorisées ou au contraire perdent leurs couleurs, tandis que la chronologie s’affranchit d’une linéarité convenue pour mieux démontrer que la violence raciste du passé ne s’est pas dénouée au fil du supposé progrès moral dont les institutions blanches se parent.
Ainsi, l’écriture filmique et l’écriture littéraire s’enrichissent-elles l’une l’autre. Dans le dossier de presse du film, Raoul Peck explique à quel point la lecture de Baldwin a épousé les sillons de ses propres années d’errance entre le Congo, la France, l’Allemagne et les États-Unis, après qu’il ait eu à quitter Haïti. Voilà qui parlera à nombre de racisé.e.s qui font la double expérience de l’exil et de l’identité-rhizome théorisée par Glissant (par opposition à l’identité-racine caractéristique des identités nationales européennes). Pour le réalisateur haïtien, les écrits de Baldwin, Richard Wright ou Aimé Césaire, parmi d’autres, témoignent d’une autre histoire, celle d’un monde qui n’est pas le monde que l’on donne à voir, qui n’est pas le monde vu par les Blancs.
Pourtant, I am not your Negro échoue à « sceller le monument Baldwin » (pour reprendre le mot de Peck lui-même), ou, plutôt, le scelle de façon problématique. En effet, on peut s’étonner du silence du documentaire sur le rôle de la sexualité de Baldwin dans sa vie, sur son écriture, dans sa formation intellectuelle et les idées qu’il défend [5] . Nombre d’articles parus sur le film ne rappellent pas l’homosexualité de l’écrivain, or celle-ci est tout de même bien connue et aurait dû être envisagée de façon centrale. En effet, James Baldwin est un des premiers écrivains états-uniens à écrire ouvertement sur l’homosexualité. Dès 1949, dans un texte intitulé « The Preservation of Innocence », Baldwin s’attache à démontrer que les identités de genre sont socialement construites et que l’homophobie repose sur la peur qu’engendre la perturbation de catégories stables et essentialisées – une forme d’immaturité dont se nourrit l’hypermasculinité de la fiction étatsunienne. Baldwin affirme ainsi que la masculinité étatsunienne se construit dans le but de préserver une forme d’innocence infantile, un monde dans lequel les catégories seraient clairement définies et immuables. Bien entendu, cette analyse est en lien étroit avec la question raciale. Si le film de Peck fait, à travers cette même critique du mythe de l’innocence, une bonne place à la critique baldwinienne de la « fabrication du nègre » à Hollywood, il ne montre pas le lien qu’établit Baldwin entre genre, sexualité et race.
Cette occultation relève-t-elle d’un désir inconscient ou conscient de « sceller le monument baldwinien » en gommant les aspects clivants pour le grand public ? Difficile à dire. On ne peut pourtant comprendre le travail de Baldwin si l’on ignore que son homosexualité explique en partie sa position particulière au sein du mouvement des droits civiques, à la fois avec et à côté. Baldwin fut victime de nombreuses attaques homophobes dans les années 1960, qui venaient aussi de son propre camp. Bob et John F. Kennedy s’amusaient à surnommer Baldwin « Martin Luther Queen ». Membre influent des Black Panthers, Eldridge Cleaver (qui basculera plus tard dans le camp conservateur) laisse éclater dans son recueil Soul on Ice (1968) – outre sa misogynie – une féroce homophobie dont la cible est Baldwin. Le courage dont ce dernier a fait preuve en abordant ouvertement l’homosexualité, d’abord par touches dans La Conversion (Go Tell it on the Moutain, 1953) puis plus centralement avec La Chambre de Giovanni (Giovanni’s Room, 1956), aurait mérité d’être évoqué dans le film de Raoul Peck. Certes, le film prend pour point de départ le retour de Baldwin aux États-Unis en 1957 à l’issue de son exil en France, mais cela ne justifie pas cet effacement.
Dans un entretien avec Richard Goldstein paru en 1984 [6] , Baldwin évoque longuement la place de l’homosexualité dans son travail et dans la lutte contre le racisme. A Goldstein qui suggère que l’homosexualité constitue un terrain commun trans-racial dans l’expérience de la discrimination, Baldwin rétorque que le sentiment d’être « à part » en raison de son homosexualité vient du fait que celle-ci entraîne la perte d’une certaine « sérénité », c’est-à-dire la perte d’un privilège dont on s’attend à profiter en tant que blanc. Il souligne qu’il en va tout à fait différemment pour les personnes qui sont à la fois noires et homosexuelles : dans ce cas, la question sexuelle « vient après la question raciale ». Pour un noir homosexuel la discrimination sexuelle est « une discrimination de plus » ; pour un blanc homosexuel, elle est une « anomalie » éprouvée par quelqu’un qui se pensait naturellement au « sommet de la pyramide ». Cette démonstration toute simple, si elle avait été incluse dans le film de Peck, aurait permis de mieux comprendre comment Baldwin concevait son combat politique. Non pas comme une lutte contre la « haine raciale », mais comme une lutte contre un ordre social hétérosexuel et patriarcal confisqué par les Blancs, dans lequel le racisme naît de leur refus de renoncer à leurs privilèges.
Enfin, la construction dramaturgique du film confère plutôt à Baldwin une position médiane, entre un Malcolm X radical et un Martin Luther King Jr « pacifiste ». Pourtant, le discours du film restitue au contraire la communauté du combat de l’écrivain et de ces deux figures trop souvent réduites à une opposition caricaturale, destinée avant tout à nourrir la binarité (le méchant/le gentil) du récit blanc dominant. Pour déconstruire cette mystification-là, il aurait sans doute fallu pousser d’un cran dans la critique de la « mainmise de l’homme blanc sur l’Histoire » revendiquée par Raoul Peck.
I am not your Negro ouvre pour la première fois une fenêtre sur l’œuvre et la pensée de James Baldwin en la rendant accessible à un large public. Si je me suis attaché dans ce texte à pointer ce qui, selon moi, constituait quelques-unes des limites de cette ambitieuse entreprise, il n’en reste pas moins que cette dernière est remarquable tant par la qualité de son écriture que par la tenue des objectifs affirmés. Pour les connaisseurs de Baldwin, le film remet en perspective ses écrits à travers une confrontation fertile avec les archives visuelles et sonores. Pour les spectateurs et spectatrices qui découvriront l’écrivain à cette occasion, la qualité de la narration et la clarté des enjeux politiques exprimés ne pourra que susciter la curiosité et l’envie de plonger plus profondément dans ses livres.