Le « backlash » à la française
En 1991, Susan Faludi publie un essai intitulé Backlash, la guerre froide contre les femmes [1]. L’auteure part du constat que « De nombreux signes témoignent d’une dégradation continuelle de la condition des femmes depuis le début des années quatre-vingt ». Les avancées féministes sont remises en cause, pire, tout un discours de revanche se développe consistant à démontrer que les femmes elles-mêmes seraient les victimes de leur libération ! Or cette « revanche n’est pas déclenchée par un accès réel des femmes à l’égalité, mais par le fait qu’elles ont de sérieuses chances d’y parvenir », c’est en quelque sorte une revanche préventive.
Au cinéma, le film américain emblématique de ce « backlash » est Liaison fatale [2] qui sort en France en janvier 1988. Voulu, au départ, comme un film féministe, les multiples réécritures du scénario le font évoluer vers un antiféminisme résolu [3] et l’histoire devient celle d’un adultère qui tourne au cauchemar. Dan Gallagher [4] profite de l’absence momentanée de sa femme pour avoir une aventure avec Alex Forrest [5] qui sombre bientôt dans la folie meurtrière. À l’arrivée, le mari est exempté de toute faute et son épouse est idéalisée. Quant à l’amante, elle est accablée et tuée par le couple réconcilié. « Force est de constater qu’il n’y a pas besoin de se tirer les cheveux pour trouver Liaison fatale fort réactionnaire » [6]. Le film d’Adrian Lyne centré sur l’adultère et ses conséquences avec sa dose d’hypocrisie, d’ordre moral et familial, possède un caractère très hollywoodien. Chez nous, les mariages ont fini de faire rêver depuis au moins la Nouvelle Vague et, après tout, le « backlash » serait avant tout américain ! Pourtant, deux ans auparavant, en avril 1986 et en France cette fois-ci, le film 37°2 le matin [7] présente une autre « terrifiante histoire d’amour » comme le disent les affiches de Liaison fatale, une histoire qui se termine non par le meurtre, mais par l’assassinat de la femme.
Zorg [8], la trentaine, fait plein de petits boulots, peintre, réparateur, plombier, serveur, vendeur de piano... Il vivrait pépère et tranquille avec Betty [9] si elle ne s’était pas persuadée qu’il est un grand écrivain depuis qu’elle a découvert ses cahiers contenant un manuscrit. Fini donc les petits boulots, il doit se consacrer à son œuvre puisqu’il est un « auteur ». En revanche, Betty, convaincue qu’elle est incapable de tomber enceinte, sombre peu à peu dans la folie, finit par s’arracher un œil et Zorg, grand seigneur, la « délivre » en l’étouffant avec un oreiller sur son lit d’hôpital.
Il peut paraître choquant, voire « capillotracté », de comparer ces deux films [10] : dans Liaison Fatale, la mort d’Alex est quasiment souhaitée et relève du soulagement, alors que la mort de Betty semble contrainte dans 37°2 le matin et déclenche un sentiment de tristesse. Le film américain raconte une sordide histoire d’adultère tissée de scènes de plus en plus inquiétantes alors que le film français brosse le portrait d’une passion faite de scènes à la poésie lourdement soulignée. Le film américain met en scène un héros qui n’est « que » conseiller juridique d’une entreprise privée alors que le film français met en scène un héros « créateur » puisqu’il cache, sous les dehors d’un homme à tout faire, un aspirant écrivain. Bref, ces deux films s’inscrivent dans des registres différents : grand public pour l’un, « artistique » pour l’autre. Pourtant la même misogynie est à l’œuvre dans les deux films. Et là, le jeu des ressemblances ne s’arrête pas à la mise à mort de la femme. Ainsi, dans les deux films, la relation sexuelle est primordiale et se situe toujours au début de l’histoire.
Sexe, maternité fantasmée et folie
Dans Liaison fatale, alors que Dan parle de son métier d’avocat, Alex lui demande s’il est discret. Il dit « oui » et elle répond « moi aussi ». Ils couchent très vite ensemble et les deux reconnaissent que c’est « fantastique ». Puis, quand ils vont danser en boîte, au retour, ils recommencent à faire l’amour dans l’ascenseur.
37°2 le matin commence par une scène de coït dans le grand lit de la chambre sous une reproduction de la Joconde. La caméra s’approche, la bande son se limite aux halètements d’efforts et de plaisir des protagonistes. Jean-Jacques Beineix expliquait que cette scène d’ouverture s’était imposée : « Ce n’est pas venu tout de suite. Cette scène venait comme une sorte de premier escalier, premier étage d’une relation qui s’installait dans l’érotisme et la sensualité. Puis au cours du montage, je me suis dit enlevons la première bobine, l’acte un, et commençons par là. Quoi de plus simple qu’un plan-séquence à partir du moment où on a deux acteurs d’une beauté incroyable. » [11]. Cette scène d’ouverture marqua l’époque et typa immédiatement la relation antre Zorg et Betty, ce que confirme tout de suite après Zorg en voix off : « Ça faisait une semaine que j’avais rencontré Betty, on baisait toutes les nuits. Ils avaient annoncé des orages pour le soir. »
Le deuxième point commun entre les deux films est le thème de la maternité ou plutôt de son fantasme. Alex annonce à Dan qu’elle est enceinte et qu’elle ne veut pas avorter, car elle a 37 ans et que c’est sa dernière chance d’avoir un enfant [12]. Cette grossesse se révèle imaginaire. De son côté, Betty lacère les vêtements de bébé que lui a offert Zorg parce qu’elle a appris que, finalement, elle n’était pas enceinte. Elle disparait et revient cheveux coupés et portant un maquillage d’horreur. Les deux femmes pratiquent le rapt d’enfant profitant de la confusion d’une fête foraine : Alex kidnappe Ellen [13], la fille de Dan âgée de 5 ans, pendant toute une journée et la redépose ensuite devant sa maison ; Betty enlève un petit garçon et se réfugie avec lui sous un tepee dans un magasin de jouets.
Troisième point commun, les deux femmes, Alex comme Betty, deviennent « folles » comme si le fait de ne pas être mère devait se solder par un dérèglement mental. Dans Liaison fatale, alors que Dan résume ce qu’il considère comme une aventure, « L’occasion s’est présentée, on en a profité » et s’apprête à quitter Alex, cette dernière s’est ouvert les veines obligeant Dan à la soigner. Plus tard, quand Alex lui explique : « Je veux seulement faire partie de ta vie », Dan est catégorique : « J’ai pitié parce que tu es malade » et quand elle rappelle en pleine nuit, Dan lui accorde un rendez-vous pour lui conseiller : « Il faut que tu voies un psychanalyste ». Quant à Betty, les scènes de folie connaissent une gradation régulière : serveuse avec Zorg dans une pizzeria, elle plante une fourchette dans le bras d’une cliente [14] devenue pénible parce qu’elle n’est pas servie ; une nuit, Zorg la retrouve nue, assise sur le rebord de la baignoire où elle dit entendre des voix et, plus tard, elle s’arrache un œil.
Meurtre américain et assassinat français
L’ultime point commun est la mise à mort des deux femmes, Alex et Betty, mais, très vite, il faut faire une différence entre les deux traitements. Dans Liaison fatale, Dan finit par déposer plainte contre Alex qui harcèle sa famille. Lors de la longue scène finale, Alex s’introduit dans la salle de bain et tente de poignarder Beth [15], l’épouse de Dan. Ce dernier intervient et la plonge dans la baignoire en croyant la noyer, mais elle n’est pas morte. Il faut que Beth, partie chercher un pistolet – toute bonne famille américaine possède une arme à feu –, lui tire dessus pour la tuer. Le couple pourrait invoquer la légitime défense face à cette furie et cela, même si Dan avait menacé Alex plusieurs fois auparavant : « Si tu parles à ma femme, je te tue » et, passant au vouvoiement dans la version française, il lui avait dit au téléphone : « Si jamais vous vous approchez à nouveau de ma famille, je vous tue, c’est clair ? ». Enfin, quand Alex avait enlevé sa fille une journée, Dan était allé chez elle, avait défoncé la porte, l’avait battue et manqué de l’étrangler.
Aucune légitime défense dans 37°2 le matin : Zorg programme et prémédite un véritable assassinat avec une triple ironie macabre. La première est le fait que son assassinat est présenté comme une libération alors que, dans l’hôpital, Betty, l’œil arraché, est inconsciente, sous camisole chimique. La deuxième est qu’il se déguise en femme pour commettre son forfait. Certes, c’est pour ne pas être reconnu, mais le choix de ce déguisement ferait presque oublier qu’il s’agit d’un homme qui s’apprête à tuer sa compagne [16]. Enfin, la dernière ironie macabre réside dans les mots qu’il prononce avant d’étouffer Betty : « On va partir tous les deux mon amour »... alors que ce n’est qu’elle qui « part » ! [17] Ironie que le réalisateur entretient lorsqu’il commente la fin de son film vingt ans après : « Il valait mieux que ça finisse mal plutôt de vivre une vie médiocre. » [18]
Si la critique française de l’époque n’était pas tendre avec Jean-Jacques Beineix, ce n’était pourtant pas pour s’étonner de la misogynie de son film, mais pour son esthétique estimée publicitaire et boursouflée. Diva en 1980 et surtout La Lune dans le caniveau en 1983 furent ainsi jugés durement, mais les critiques furent plus indulgents pour 37°2 le matin alors que Jean-Jacques Beineix renouait avec le succès. Lors de sa sortie en salles, France Roche n’hésitait pas à voir « Une vraie réussite », « C’est l’histoire d’un amour qui ne marivaude pas. » [19] Gérard Lenne résume bien la position de l’époque. Il voit d’abord en Jean-Jacques Beineix « Un auteur à la mode » et en son film « Le goût et l’odeur des années quatre-vingt » dont le secret de la réussite est « le vieux romantisme : le couple, la fuite et la folie, l’amour et la mort... ». Il en conclut : « Le résultat pourrait être insupportable, il est miraculeusement ‘poétique’ » ; « À chaque image, Beineix parvient à nous surprendre, à nous amuser, à nous émouvoir enfin – ce qui est bien, en définitive, l’objet par excellence du cinéma. » [20] C’est de l’étranger que viendront des critiques moins complaisantes sur l’histoire que raconte le film : « 37°2 le matin repose sur deux postulats ridicules : les folles autodestructrices sont éminemment désirables ; ce genre de femme est le remède idéal pour les écrivains en proie au syndrome de la page blanche – l’art d’un homme émergeant de la fleur tragique de la condition féminine. » [21] Quant au réalisateur, s’il n’abandonne pas la lecture « passionnelle » de son œuvre, ce qu’il voyait, en 1986 comme « une histoire d’amour très simple » [22] devient, en 2006 à l’occasion de la sortie du DVD en édition spéciale, « une histoire d’amour moderne. » [23] C’est également en 2006 que Jean-Jacques Beineix explique sa démarche faisant de Betty « une femme mythique » et de son film « l’histoire d’un homme qui raconte une femme, et à travers la femme, il se raconte lui-même » [24], résumé de la vision que le cinéma français propose des personnages féminins, projections fantasmatiques du réalisateur et de leur alter-ego dans la fiction.
L’autre « certaine tendance » du cinéma français
La « libération » de Betty est sa mort. Il n’en est pas de même pour Zorg : Betty disparue, il va pouvoir poursuivre son œuvre et devenir enfin un écrivain. Cette différence de traitement entre le personnage féminin et le personnage masculin pourrait faire de 37,2° le matin l’ultime film de la Nouvelle Vague telle qu’elle a été analysée par Geneviève Sellier [25]. Là où le seul point de vue masculin domine ; où le héros s’identifie à un modèle d’auteur directement issu du XIXe siècle et où les femmes sont ramenées à des fantasmes, « à la fois objet de désir et de méfiance », mystérieuses et fascinantes, mais fatales pour les projets ou le héros lui-même [26].
Et si le personnage de Betty dans 37,2° le matin incarne d’abord, on l’a vu, la maîtresse sensuelle et « libérée », elle sait aussi se faire particulièrement bienveillante, endossant les rôles de femme au foyer et de secrétaire avant de se révéler finalement comme un obstacle à l’épanouissement de Zorg.
Elle est bienveillante en ce qu’elle se montre exigeante envers Zorg : « J’attends pas seulement d’un type qu’il me baise », lui dit-elle. Quand elle découvre qu’il accepte n’importe quel boulot, elle lui crie : « Mais comment tu veux que j’taime si je peux pas t’admirer ? » C’est elle qui balance toutes les affaires de Zorg par la fenêtre pour le forcer à bouger et c’est d’ailleurs là qu’elle tombe sur un carton contenant son manuscrit. Elle se plonge aussitôt dans la lecture de ces cahiers, y passe toute la nuit et est la première à reconnaître le grand écrivain que pourrait être Zorg.
La bienveillance la transforme immédiatement en femme au foyer : le lendemain de sa lecture nocturne, elle prépare à Zorg un dîner d’amoureux qu’elle a cuisiné. Ses tenues sexy voire très déshabillées ont fait place à une longue robe couvrante et quand elle lui parle alors qu’il est à table, elle s’accroupit à côté de lui. Elle joue d’ailleurs littéralement son nouveau rôle de femme au foyer en mettant le feu au bungalow pour forcer Zorg à partir et à vivre sa destinée !
De femme au foyer, Betty devient alors secrétaire. Hébergée chez Lisa [27], elle tape tout le manuscrit et se charge de le poster aux éditeurs. Quand les lettres de refus très critiques se multiplient, elle emmène Zorg chez un éditeur récalcitrant qu’elle griffe avec un peigne.
Bien sûr, elle conserve son « mystère » de femme que Zorg, délicat, résume à deux reprises : quand elle lance un pot de peinture rose sur la voiture du propriétaire des bungalows, Zorg explique : « Faut l’excuser, elle a ses règles. Et puis c’est ce putain de vent, ça rend fou ! ». Et quand elle a blessé l’éditeur qui a porté plainte, Zorg explique à nouveau au commissaire : « Elle a des crises, ça revient chaque mois, c’est difficile d’imaginer pour nous les hommes » [28].
Enfin, dernière étape fatale pour elle, Betty est un obstacle à l’accomplissement de Zorg en tant qu’auteur. C’est ainsi qu’à chaque fois qu’elle disparait, Zorg progresse dans l’affirmation de sa carrière d’écrivain. Alors qu’elle s’est arrachée un œil et séjourne donc à l’hôpital, un éditeur téléphone pour envoyer un contrat. Zorg annonce d’ailleurs qu’il a écrit un autre livre : « Des trucs qui me passent par la tête ». Et après l’avoir tuée, Zorg se remet à son bureau pour écrire en compagnie d’un chat blanc et il entend la voix de Betty : « T’étais en train d’écrire ? ». La Betty réelle disparue, Zorg peut accomplir son destin, libéré de l’engluement dans l’amour d’une femme qui a révélé « sa capacité créatrice, ou plus largement sa capacité à être lui-même » [29], mais qui doit s’effacer définitivement pour qu’il puisse la vivre.
Polémiquons.
1. 37°2 le matin, 11 février 2021, 21:54, par alex
Je suis tombé par hasard sur la page wikipédia de ce film. Mon père m’avait demandé de le lui télécharger il y a quelques années parce qu’il voulait le revoir, j’ai donc lu le synopsis par curiosité. J’ai été absolument horrifié. Merci pour cet article très bien fait, j’avais besoin de lire ça pour me sentir moins seul dans l’horreur... Ça résonne différemment aujourd’hui aussi, avec la dénonciation plus forte des féminicides. Mais quelle horreur. Merci pour cette analyse en tout cas
2. 37°2 le matin - une fin abjecte, 20 octobre 2022, 13:33, par Léa
Merci pour votre article et pour votre analyse. Je viens de finir de lire ce roman (conseil de ma mère) et sa lecture m’a horrifié.
On ne vit décidément pas à la même époque !
Tout le long de la lecture j’ai éprouvé un malaise au bord de la nausée, en fonction des passages, d’être plongée ainsi dans les pensées de cet homme envers sa vie et envers Betty.
On ne comprend nullement ce qui la rend si "folle", alors que pour moi elle le tire d’une vie très médiocre, elle croit en lui et qui pour la soutenir elle, pour la soigner, lui parler, l’encourager dans ses projets ? Il ne la remercie même pas de l’aider pour son livre.
C’est écœurant.
La fin m’a plus que choquée, cette mort est extrêmement perturbante. Il aurait suffi de la sortir de cet hôpital puis de l’aider à se reconstruire. Ce qui m’a extrêmement choquée aussi, c’est comment il touche son corps, comme à une poupée avant de la tuer de sang froid comme ça. C’est d’une morbidité et d’une violence extrême. En mode "dommage tu étais bien belle et sexy, mais ton esprit ça ne va plus".
Également, quand elle "vole" le petit Tommy, à la fin il lui dit "je ne sais pas pourquoi tu as fait ça et je ne veux pas en parler". Mais bien sûr que si il faut en parler justement ! La comprendre, l’écouter, plutôt que de l’enfermer dans sa solitude à elle et sa tristesse. Lui qui était si soulagé de ne pas avoir d’enfant... Mais quel con !
J’ai haï la lecture de ce livre, oh oui le style est fougueux et fluide, pas de problème c’est bien écrit, mais quelle histoire abjecte, tellement réductrice sur le personnage de Betty dont jamais on ne connait les pensées et les sentiments. Et à part la trouver belle et dire qu’il ferait sois-disant tout pour elle, on n’a l’impression qu’il n’a pas tant d’empathie pour elle.
Bref, je ne sais pas si je veux voir le film pour m’infliger ça une 2e fois, les classiques ne sont pas toujours bon à lire, vive les romans féministes avec des vraies parcours féminins intéressants et valorisants.