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Plutôt que de traiter le film pour sa visée première, l’urgence climatique et la satire de la société capitaliste, attardons-nous sur le personnage de Kate Dibiasky. Incarnée par Jennifer Lawrence, l’ancienne héroïne intrépide d’Hunger Games qui n’avait pas hésité à prendre les armes, elle revient ici en tant que doctorante aérospatiale. Montrée au début comme peu sûre d’elle et craintive à l’idée de parler devant des caméras, elle sera finalement dépeinte comme… hystérique.
Chacun des protagonistes de cette histoire fait écho à une figure influente de notre société. Kate n’y échappe pas. Militante de caractère, qui ose dire les choses et qui n’hésite pas à hausser la voix pour se faire entendre, elle reprend les traits de la jeune activiste Greta Thunberg. Parfois moquée ou parodiée pour son excentricité et son côté geignard, Thunberg a retenu l’attention du grand public pour son fameux « How dare you » (Comment osez-vous) prononcé lors de la Conférence pour le climat de 2019, des larmes dans la voix. Il en est de même pour Kate Dibiasky. Plus que les arguments qu’elle développe, ce sont ses mots « We all gonna die » (On va tous mourir) que les spectateur·ice·s de l’émission de télévision retiennent d’elle. Des memes moqueurs et viraux reprennent cette phrase sur les réseaux sociaux. Des T-shirts et des autocollants sont fabriqués dans la foulée. La scientifique n’est pas prise au sérieux, elle est traitée de folle. On donne son nom à la comète menaçant la Terre. Ce qui peut d’abord sembler être un hommage — beaucoup de scientifiques donnent leur nom à leur découverte — devient le symbole du chaos qu’elle provoque : Dibiasky est une bombe à retardement dans tous les sens du terme. Le réalisateur, Adam McKay, dénonce un problème persistant : on tourne en ridicule les femmes quand elles osent affirmer des faits disruptifs, plutôt que de les écouter.
C’est le professeur Rendal Mindy (Leonardo DiCaprio), son directeur de thèse, qui est pris au sérieux, plutôt que Kate. Toutefois, il n’est pas seulement écouté pour son statut de scientifique mais aussi parce qu’il est « beau et sexy ». Ainsi, le mécanisme du male gaze est inversé. Le male gaze est un concept qui désigne le regard masculin hétérosexuel sur une femme, en l’objectivant. Cependant, ici, c’est Mindy qui est l’objet d’un regard féminin hétérosexuel, celui de la présentatrice de l’émission, Brie Evantee (Cate Blanchett), où il/elle·s sont invité·e·s. Evantee, cinquantenaire décomplexée et libre sexuellement, jette son dévolu sur le professeur dérouté et naïf.
Généralement attribué aux femmes en quête de reconnaissance, le rôle qu’incarne DiCaprio est inhabituel. Cela peut rappeler les films noirs des années 1950, où l’homme est sous l’emprise d’une femme fatale qui l’incite à devenir criminel. Ici, Rendal Mindy est « seulement » amené à l’adultère. L’objectif de cette présentatrice n’est pas de valoriser le scientifique mais de l’utiliser comme un objet sexuel pour oublier la solitude de son quotidien. Si l’âgisme n’est pas de mise dans cette production américaine, la femme vieillissante est un objet de dérision. En effet, lire entre les lignes la morosité de la vie de Brie Evantee, c’est comprendre qu’elle n’est pas accomplie car elle est seule. À croire que l’accomplissement d’une femme n’est pas dans la réussite professionnelle mais dans la construction d’un foyer et d’une famille. En tout cas, c’est ce que laisse penser les derniers instants de sa vie, tristes à mourir…
En revanche, le film valorise la famille Mindy, que Rendal, après s’être égaré dans les folies du show-business, retrouve pour vivre une fin sereine. Il revient finalement à un bonheur simple, lui qui avait troqué sa barbe hirsute et sa chemise à carreaux pour un smoking-cravate et une barbe parfaitement taillée, pour être en adéquation avec les rois et reines sophistiqué·e·s du petit écran. Les séquences de relooking concernent généralement les personnages féminins pour les rendre glamour, à l’image des stars qui les incarnent (Pretty Woman, Ugly Betty et bien d’autres). Rendal est féminisé par ce relooking.
Certes, les rôles féminins/masculins conventionnels du cinéma sont inversés. Mais les deux protagonistes principaux, la doctorante et son directeur, n’échappent pas pour autant aux assignations de genre. Alors que Mindy se cherche et cède, un temps, aux tentations médiatiques et sexuelles, Dibiasky ne perd jamais de vue ce pour quoi elle se bat. Luttant sans relâche pour ses idéaux, la jeune étudiante est le miroir et même l’allégorie de la jeune génération.
Une génération dénigrée ou invisibilisée par celleux qui ont le pouvoir alors qu’elle souhaite seulement un avenir (meilleur) pour l’ensemble de la population. À l’inverse de son mentor, Kate n’est pas avide de reconnaissance et n’hésite pas à se retirer de ce monde dont les valeurs ne lui conviennent plus. Malgré son énergie, son militantisme et des revendications légitimes, elle n’est perçue dans les médias que par le prisme de la folie, alors qu’elle est sûrement la personne la plus censée de l’histoire. Elle subit la rupture soudaine de son petit-ami qui la dénigre dans la presse et perd ensuite son statut de scientifique. Mindy, lui, ne subit aucune conséquence de son comportement indigne. Sa femme lui pardonne ses tromperies récurrentes par un « je t’aime », ses fils ne semblent même pas au courant, et sa trahison est oubliée par une Dibiasky peu rancunière. Les deux femmes sont instrumentalisées pour le dédouaner.
Du côté des figures malfaisantes, la présidente Orlean (Meryl Streep) est plus préoccupée par les prochaines élections que par la sauvegarde de la planète. L’actrice de 72 ans, réplique féminine de Donald Trump, crève l’écran. Vulgaire et égoïste, son discours très américano-centré est inspiré par un chef d’entreprise (Mark Reelance) qui est une caricature glaçante de Steve Jobs et Elon Musk réunis. Bien qu’à la tête de la première puissance mondiale — seul pays qui semble pouvoir contrer la menace — Orlean se laisse diriger par cet homme cynique. Elle incarne la pire version du pouvoir politique. Rares sont les femmes de l’âge de Streep qui ont le privilège d’incarner une protagoniste avec autant de pouvoir. Mais si McKay montre qu’une actrice septuagénaire est en mesure d’incarner une présidente des États-Unis en grande forme, il la montre incapable de répondre aux besoins de son peuple. Le chemin est encore long pour que les rôles de femme de pouvoir soient connotés positivement.
Don’t look up apparaît finalement comme très ambivalent dans la construction genrée qu’il propose. Face à une jeune activiste qui va se révéler complètement impuissante et à deux figures féminines d’âge mûr totalement toxiques, le film valorise in fine une figure de patriarche bienveillant, dont les failles ne remettent pas en cause la bonté et l’intégrité.