Suzy Delair est centenaire !
Née le 31 décembre 1917, elle a aujourd’hui 100 ans : en hommage à son talent, voici un texte sur son meilleur film, Quai des Orfèvres (H.-G. Clouzot, 1947), extrait de La Drôle de guerre des sexes du cinéma français, 1930-1956.
Avec Quai des Orfèvres, Suzy Delair trouve sans doute le meilleur rôle de sa carrière dans ce personnage de chanteuse de music-hall dont l’arrivisme sans frein amène son mari à commettre un meurtre (ou presque). Bernard Blier incarne « naturellement » ce mari amoureux et dupe, gentil et faible, petit-bourgeois déclassé par amour, pianiste dans le music-hall où se produit sa femme, réduit le plus souvent à assister impuissant à ses entreprises de séduction.
Incarnation d’une autorité patriarcale lucide mais démonétisée, le commissaire Jouvet fait son enquête, pour découvrir la mort dans l’âme que le pauvre mari est sans doute le coupable, alors que sa « garce » de femme est la seule responsable ! Le spectateur éprouve un malaise tout au long du film, contraint qu’il est apparemment de choisir entre le mari victimisé et l’enquêteur consciencieux, à cause de ce meurtre que l’un semble avoir commis et que l’autre est chargé de découvrir. Et très vite, c’est la jeune femme qui apparaît en effet responsable de cet affrontement tragique entre deux « honnêtes hommes ». Mais pour qu’il ne soit pas dit que toutes les femmes sont des « garces », Simone Renant incarne une photographe lesbienne, secrètement amoureuse elle aussi de la belle Suzy Delair, et prête à se compromettre pour réparer ses imprudences (ou son crime) et que Jouvet qualifie avec sympathie de « type dans (son) genre ».
Clouzot fait interpréter une lesbienne qui s’assume avec sérénité par une actrice au sommet de sa carrière cinématographique, habituée à incarner des femmes séduisantes et adultes. Il valorise donc le personnage, mais en précisant bien que cela passe par un changement de sexe psychologique (cf. la remarque de Jouvet), confirmant ainsi la moindre valeur du féminin. Les hommes et les lesbiennes sont présentés comme les victimes de la séduction féminine et supportent courageusement leur condition malheureuse.
Bernard Blier et Louis Jouvet donnent chacun à leur façon une image fragile et sympathique de la masculinité : le jeune mari, sans défense face à l’arrivisme de sa femme, et le vieil inspecteur revenu des colonies avec le paludisme et un enfant métis qu’il couve comme une mère. Deux incarnations de la loi patriarcale très efficacement camouflée que le cinéma d’après-guerre s’attache à réhabiliter : si Suzy Delair avait obéi à son mari, ce cauchemar n’aurait pas eu lieu ; et seule la persévérance tatillonne de l’inspecteur finit par innocenter le mari, après avoir complètement détruit ses alibis. Charles Dullin, l’horrible vieillard libidineux, concession à l’idée d’un patriarcat abusif, est tout à fait dérisoire, se contentant de faire photographier ses conquêtes dans des poses lascives, parce qu’il n’a plus la force de les « posséder ».
En épargnant in extremis celle qui reste moralement la grande coupable, le film se paye le luxe de paraître magnanime… Jouvet, porte-parole des auteurs, vient donner son absolution au jeune couple, mais il est clair pour le spectateur que c’est la générosité du mari qui mérite d’être récompensée. Le choix de Bernard Blier, avec sa laideur banale de « Français moyen », renforce l’identification du spectateur, mais aussi de la spectatrice, qui a bien du mal en revanche à trouver des points communs avec la chanteuse de cabaret provocante et irresponsable ou avec la lesbienne solitaire.
L’efficacité de Quai des Orfèvres, couronné au festival de Venise en 1947, tient au caractère extrêmement brillant de la mise en scène, depuis la construction du récit jusqu’à la direction d’acteurs, dans un contraste fascinant avec la médiocrité des personnages et le caractère sordide du fait-divers, contraste qui deviendra la « signature » de Clouzot.
Post-scriptum de 2017 : en relisant ce texte, je m’aperçois que nous n’avons pas suffisamment souligné la performance de Suzy Delair, en particulier dans la scène d’anthologie où elle chante « Avec mon tralala » en ponctuant le refrain d’un déhanchement qui laisse le public masculin du music-hall pantois ! C’est elle qui pousse le plus loin le contraste entre la médiocrité de son personnage et la perfection de sa performance, pour le plus grand plaisir des spectateurs et spectatrices !
Avec mon tralala