Pourquoi j’ai placé ce film en tête de mes « films de femmes » préférés
(http://www.cine-woman.fr/les-tops-de-genevieve-sellier/)
Dans un pays où l’injonction à la maternité reste très fort, la cinéaste Dominique Cabrera a choisi de faire un film sur le « baby blues », terme inadéquat pour désigner la difficulté d’une femme à investir affectivement son nouveau-né. Les protagonistes de cette histoire sont des gens ordinaires, ni Parisiens, ni bobos, ni CSP+, mais pas non plus populo-pittoresques, comme dans Venise n’est pas en Italie par exemple.
Pour ce film, Cabrera a choisi des acteurs qui viennent d’univers socioculturels très différents : le rôle de Christelle, la mère « dépressive » – le personnage principal – est tenu par Marilyn Canto (née en 1963) un visage nouveau (c’est son premier « premier rôle »), alors que celui qui incarne Laurent, son mari, Patrick Bruel (né en 1959) est un acteur et chanteur populaire, proche d’un cinéma associé à la culture « pied-noir » (les films d’Alexandre Arcady en particulier) dont Cabrera est également issue. Claire, la voisine chez qui se réfugie Christelle, est incarnée par Dominique Blanc (née en 1956), une actrice atypique, très éloignée des normes du féminin glamour, qui a fait carrière dans le théâtre le plus contemporain. Elle est professeur, divorcée et on comprend qu’elle n’a pas la garde de son fils. Son amant est incarné par Sergi Lopez, à la carrure massive, dont l’accent espagnol connote une immigration récente. Claude Brasseur (qui jouait le protagoniste de son premier film, De l’autre côté de la mer, un pied noir resté en Algérie après l’indépendance) est le mari divorcé de Claire, médecin qui viendra à sa demande s’occuper de Christelle.
Mathilde Seigner, enceinte jusqu’aux yeux, est la sœur de Christelle, qui vit dans une caravane à côté de la maison de ses parents, avec son compagnon au chômage (Antoine Chappey).
Olivier Gourmet (acteur belge révélé par les frères Dardenne, producteurs du film de Cabrera) est le frère de Laurent, au chômage également, qui vit avec Josiane (Valérie Bruni-Tedeschi, emblématique d’un cinéma d’auteur.e autobiographique), la secrétaire du club nautique dans cette région de lacs près de Besançon ; mais quand il revoit son ancienne amoureuse (Yolande Moreau, belge également, passée par la troupe de Deschamps/Makéieff, incarnation émouvante d’un féminin populaire), il ne lui résiste pas… Jacques Boudet (un habitué des films de Guédiguian) est le père de Christelle et sa mère est jouée par Marthe Villalonga (dont l’identité pied-noir est constitutive de la persona).
Cette distribution, aussi variée que remarquablement dirigée, donne au film une épaisseur humaine exceptionnelle.
Cabrera choisit de ne pas alourdir l’intrigue par un environnement déprimant : Christelle et sa famille (son mari et ses deux garçons, avec la petite Cendrine qui vient de naître) habitent dans un immeuble moderne dans un cadre forestier, celui des vallées jurassiennes aux environs de Besançon. C’est l’été et la beauté de la nature environnante camoufle en partie les difficultés sociales qu’on devine.
C’est la façon de filmer les protagonistes qui est d’une délicatesse peu commune : Cabrera filme d’abord cette jeune mère de famille à travers les baies vitrées de son appartement où se reflète le paysage verdoyant ; elle paraît vaquer dans sa cuisine en téléphonant, jusqu’au moment où dans le couloir, l’eau qui coule sous la porte (de la salle de bains) la tétanise.
Comme une métaphore du sentiment de submersion par les soucis du quotidien, cette eau qui coule provoque sa panique et elle fuit l’appartement familial, se met à courir dans la rue, seule et désemparée, jusqu’à une cabine téléphonique où elle appelle quelqu’un puis raccroche sans avoir pu parler… Elle remonte chez elle mais ne peut affronter cette eau qui envahit peu à peu tout l’appartement… Elle s’effondre dans l’escalier et sa voisine la recueille chez elle. Un peu plus âgée et d’un milieu social apparemment plus favorisé, Claire ne connaît pas vraiment Christelle mais sait qu’elle vient d’accoucher. La jeune mère est incapable de répondre aux questions bienveillantes de Claire qui comprend bientôt que sa voisine est victime du « baby blues » (elle prononce le mot quand elle téléphone à son ex-mari médecin pour qu’il lui vienne en aide).
Une grande partie du film est consacré à décrire les relations entre les deux femmes, l’une bienveillante mais embarrassée, l’autre mutique et littéralement paralysée, mais submergée par le lait qui continue à couler de ses seins et dont elle ne cesse de remplir des assiettes et des tasses… On a rarement décrit de façon aussi concrète le sentiment que peut éprouver une femme qui allaite. Christelle l’énonce à un des rares moments où elle parle : « je suis comme une vache… »
En contrepoint, le film met en scène la maladresse, l’incompréhension des hommes qui entourent ces femmes. Le mari de Christelle d’abord, qui rentre du travail et trouve ses deux aînés avec le bébé qui était couché dans la baignoire, alors que l’eau du lavabo a continué à déborder jusque sur le palier. Ils se mettent à éponger… Il va passer plusieurs jours à chercher sa femme chez les un.es et les autres, ignorant qu’elle est dans l’appartement d’à côté, passant par divers états de colère, de tristesse, de désespoir, visiblement dépassé lui aussi par la situation.
Un des aspects remarquables du film, c’est le choix de l’understatement pour traiter de cette situation objectivement dramatique. Le seul moment un peu « chaud » a lieu lors d’un déjeuner familial chez les parents de Christelle, où la sœur enceinte accuse Laurent d’avoir « éteint » sa femme ; mais le père arrête tout de suite les deux beaux-frères qui en venaient aux mains et va calmer Laurent en lui racontant que lui aussi, il a mis beaucoup de temps à savoir « faire l’amour » à sa femme, à la rendre heureuse…
Claire de son côté vit seule, elle a un amant qui lui rend visite mais supporte mal de voir une intruse gâcher sa soirée : on comprendra qu’il est marié et vit dans un pavillon dans le quartier résidentiel voisin. Sa brutalité avec Chistelle pour l’inciter à retourner chez elle contraste avec l’empathie que manifeste Claire et qui sera finalement efficace : quand Christelle leur apprend que c’est son anniversaire, Claire lui fête dignement, avec gâteau et verre de vin, et c’est après avoir soufflé ses bougies que Christelle décide de rentrer chez elle.
Quand Christelle retrouve les siens, c’est dans le silence et la douceur : elle prend dans ses bras le bébé, lui caresse les joues, puis enlace ses fils et son mari. Pas d’éclat, pas d’explication non plus, mais par son « absence » de quelques jours, cette femme a fait comprendre à son entourage ses propres limites.
Derrière cette histoire banale, traitée volontairement sur un mode mineur, ce qui se lit est l’oppression systémique dont souffrent les femmes-épouses-mères, ce qu’on appelle aujourd’hui la charge mentale (et matérielle) dont elles ne peuvent jamais se libérer. Personne n’est coupable, sinon l’organisation sociale qui force les femmes à intérioriser non seulement qu’elles doivent être des mères parfaites, mais en plus qu’elles doivent s’en satisfaire comme du plus grand bonheur qui peut leur échoir sur terre. La protestation silencieuse de Christelle qui n’a pas « les mots pour le dire » est filmée avec suffisamment d’empathie pour qu’on comprenne sa souffrance sans la juger, mais sans accabler non plus ceux qui l’entourent. Cabrera ne se trompe pas d’adversaire.
On peut mesurer la délicatesse de ce « female gaze » par comparaison avec la récente série d’Arte, Mytho, réalisé par Fabrice Gobert sur un scénario d’Anne Berest…