Sur un scénario de l’actrice Wu Ke-Xi
Ce film est réalisé par Midi Z, un réalisateur taïwanais né en Birmanie qui a fait plusieurs films – documentaires puis fictions –, sur la vie des travailleurs clandestins entre Birmanie et Thaïlande, dont Adieu Mandalay (2016) avec l’actrice taïwanaise Wu Ke-Xi qui pour Nina Wu est également scénariste. Le film a été présenté à Cannes en 2019 dans la section « Un certain regard ». À cette occasion la scénariste a déclaré à Libération [1] :
« Les conséquences de l’affaire Weinstein à Taiwan n’ont pas été aussi fortes qu’à Hollywood. Nous vivons dans une société très conservatrice. À Taiwan, c’est encore vécu comme un risque si une femme dit quelque chose à propos des abus qu’elle a subis. C’est toujours la faute des femmes. J’ai écouté les voix des victimes, j’ai enquêté sur elles, j’ai lu beaucoup d’interviews. J’ai aussi été très inspirée par les actrices et réalisatrices qui prenaient la parole pendant #MeToo pour créer quelque chose de nouveau. Plus elles parlaient fort, plus j’ai été inspirée. Je me suis mise à écrire mon propre scénario. »
La force du film est de raconter, du point de vue de la jeune actrice qui essaie de percer, les traitements indignes (humiliations, coups, viols) qu’elle va subir de la part du producteur lors du casting puis du réalisateur du tournage du premier long-métrage où elle a décroché le premier rôle féminin. Le film nous fait partager les états de conscience – sidération, indignation, culpabilité – de la protagoniste victime d’un monde où la domination masculine s’exerce sans aucune limite, soumettant les jeunes actrices à une concurrence sans pitié.
La scénariste elle-même a vécu une expérience traumatisante d’abus sexuels qu’elle raconte à Clémence Buisson sur le site Artistikrezo [2] :
« Le mouvement #MeToo m’a amenée à me renseigner sur le syndrome de stress post-traumatique. J’ai pris conscience que j’en avais souffert moi-même dix ans auparavant. Figurante sur le tournage d’un spot publicitaire, j’ai été humiliée par le réalisateur. Sur le plateau, j’ai levé la main pour lui poser une question qui me paraissait pertinente et professionnelle. Je lui ai demandé s’il allait tourner ma scène en plan moyen ou en plan large car ma manière de m’y préparer en dépendait. Il a commencé à rire et à me dire qu’une figurante n’avait pas à s’adresser à lui de la sorte. Tout le monde a ri sur le plateau et j’ai regagné ma loge. Dix minutes plus tard, on me rappelait sur le set. Le réalisateur m’a expliqué qu’on allait tourner une scène supplémentaire très importante. Il a demandé aux membres de l’équipe de sortir des billets de leurs poches. Il les a rassemblés en une liasse et a demandé à l’acteur principal de me gifler violemment avec. On réalisait une pub pour un jeu vidéo de mah-jong. Il m’expliquait que tout le monde voulait faire des gains et que je devais être heureuse de me faire gifler avec tout cet argent. J’étais très jeune et tout juste diplômée de l’Université. Je ne savais pas quoi répondre. L’acteur principal se demandait si c’était dans le scénario et l’équipe se posait elle aussi des questions. Mon partenaire ne m’a pas giflée trop fort et à ce moment-là le réalisateur m’a dit que je devais sourire. Mon partenaire s’est excusé et m’a frappée plus violemment au visage. Il y a eu plusieurs prises et je m’efforçais de sourire puis j’ai fini par éclater en sanglots. Il a ajouté une autre scène où je portais une jupe courte et je devais me rouler sur le sol. J’avais peur que l’on voit ma culotte mais étant figurante, j’étais venue seule. Je n’avais pas d’assistant, ni d’agent. Après cette expérience, c’est comme si mon cerveau avait cessé de fonctionner. Je suis rentrée chez moi et pendant deux semaines, je n’arrêtais pas de pleurer. Je me souviens que comme Nina, j’étais en train de me préparer une soupe et je revivais la scène sans arrêt. Je me voyais hurler après le réalisateur ou je me disais que je n’aurais pas dû lui poser cette question stupide car rien de tout ceci ne serait arrivé. Et quand je reprenais mes esprits, l’eau bouillait et avait débordé de la casserole. C’est de là d’où vient tout le film. »
Le film mélange volontairement la réalité et les cauchemars de Nina Wu, sans qu’on puisse toujours démêler la différence entre les deux : sa vie est devenue en effet un cauchemar d’autant plus cruel qu’elle est lesbienne, et qu’elle se retrouve à devoir éliminer d’autres femmes, pour se soumettre aux désirs d’hommes pervers et tyranniques.
Pour faire carrière, l’héroïne a quitté l’amie d’enfance avec qui elle faisait du théâtre amateur dans sa province reculée, jouant pour les enfants Le Petit Prince de Saint-Exupéry. Sa solitude à Taipei n’est rompue que par les petites performances qu’elle fait sur Youtube jusqu’à ce que son agent lui propose de faire ce premier long métrage qui comporte des scènes de sexe où elle doit être entièrement nue… La suite est vécue comme un engrenage diabolique où elle est jetée dans la fosse aux lions sans aucun moyen de se défendre.
L’esthétique du film privilégie la couleur rouge, celle des velours des suites d’hôtels de luxe et celle du sang, dans une atmosphère glaciale où les abus sont commis dans une sorte de tranquille évidence qui n’a aucun besoin de se justifier. La scène de tournage où l’équipe (entièrement masculine) la soumet sans la prévenir à l’explosion de l’embarcation où elle manque de se noyer, illustre le niveau d’instrumentalisation et d’exploitation qu’elle doit subir, qui n’a rien à envier aux maltraitances que subissaient les ouvrières dans les usines au XIXe siècle…
Même si les abus dans le cinéma français n’atteignent sans doute pas le niveau qu’évoque ce film taïwanais, on aimerait bien qu’une actrice française se fasse scénariste et réalisatrice pour casser l’omerta et témoigner par l’image des expériences vécues par les actrices dans les suites où se font les castings et sur les plateaux de tournage…