Le regard d’une féministe américaine
« Il y eut un livre où je crus reconnaître mon visage et mon destin : Les quatre filles du Docteur March, de Louisa May Alcott. Je m’émus de voir Meg et Jo, les deux aînées, enfiler de pauvres robes en popeline noisette pour se rendre à une matinée où tous les autres enfants étaient vêtus de soie ; on leur enseignait, comme à moi, que la culture et la moralité l’emportent sur la richesse ; leur modeste foyer avait, comme le mien, un je ne sais quoi d’exceptionnel. Je m’identifiai passionnément à Jo, l’intellectuelle. Brusque, anguleuse, Jo se perchait pour lire, au faîte des arbres ; elle était bien plus garçonnière et plus hardie que moi ; mais je partageais son horreur de la couture et du ménage, son amour des livres. (…) Je me crus autorisée moi aussi à considérer mon goût pour les livres, mes succès scolaires, comme le gage d’une valeur que confirmerait mon avenir. Je devins à mes propres yeux un personnage de roman. Toute intrigue romanesque exigeant des obstacles et des échecs, je m’en inventai. »
, une semaine après les États-Unis. C’est un mélodrame familial dans le meilleur sens du terme : mélodrame certes dans le sens où il dessine des oppositions claires entre le bien et le mal, mais sans caricature simpliste des victimes et des méchants ; familial aussi, dans son portrait convaincant de la vie de famille où la robe à porter pour un bal peut avoir de l’importance tout comme le fait d’apporter le déjeuner de Noël à une famille de voisins dans le besoin. Ce ne sont pas là les stéréotypes nostalgiques d’une famille patriarcale où le père sait toujours mieux que les autres (« Father knows best »). La famille représentée dans ce roman est une véritable gynocratie où la très aimée « Marmee » offre à ses filles la gentillesse, la sagesse et un flux constant de pâtisseries. Raison de plus pour que la traduction française de son titre américain, Les Quatre filles du docteur March, paraisse si dissonante aux oreilles américaines. Qu’est-ce que ce « docteur March » a à voir avec toute cette histoire ? Rien du tout !
Le roman Little Women a parlé avec force non seulement à ma propre génération (féministe) de femmes américaines, mais aussi, de différentes manières, à ma mère et aux générations de sa mère, en remontant jusqu’à sa première publication en 1868 au lendemain de la guerre de Sécession. Depuis, chaque génération a eu son adaptation cinématographique (1918, 1933, 1949, 1994, 2018 et maintenant en 2019, celle de Greta Gerwig) sans parler de toutes les émissions de télévision, les dessins animés, les pièces de Broadway, les comédies musicales et même un opéra – chaque adaptation renvoyant les lecteur/rices au livre. Le succès foudroyant du film éblouissant de Gerwig, malgré le snobisme des Golden Globes androcentrés, suggère que ce n’est pas seulement une œuvre pour fillettes et adolescentes. Bien avant l’existence de catégories aussi stupidement ségréguées et condescendantes, il s’agissait simplement d’un « classique » dont l’importance indéniable vient de ce qu’il pose une question (encore) brûlante : que signifie devenir adulte pour une femme dans une culture qui ne valorise pas la féminité comme elle valorise la masculinité ?
Indéniablement, Les Quatre filles du docteur March n’était pas un bon titre pour ce roman américain – et pas seulement parce que le père des quatre sœurs qui grandissent pendant et après la guerre civile à Concord Massachusetts n’est pas médecin ! Cette erreur grave provient du premier traducteur français (Hetzel) qui connaissait bien la profession du père March, mais la jugeait trop modeste : il était aumônier des troupes du Nord pendant la guerre civile. La « pauvreté de bon aloi » qui en résulte pour la famille March est cruciale pour l’histoire et détermine le sort des quatre sœurs. Il se peut aussi qu’un aumônier ait été un personnage trop religieux pour les valeurs laïques de la République française. Quoi qu’il en soit, l’aumônier pauvre a été promu au métier plus prestigieux de médecin. Des traductions plus récentes ont corrigé cette erreur dans le texte mais ont conservé le titre, introduisant une véritable incohérence sociale dans toutes les versions françaises ultérieures du roman [1].
On trouve d’’autres incohérences dans d’autres mauvaises traductions. Les traits résolument masculins de Jo, la plus rebelle et indépendante des sœurs, sont également euphémisés, selon l’étude comparative de LeBrun sur les traductions, ce qui atténue beaucoup des thèmes féministes importants du roman. Par exemple, tous les adverbes anglais décrivant les actions de Jo – « brusquement, impétueusement, impatiemment, férocement » – ont été soit supprimés soit adoucis par rapport au texte original. Des chapitres entiers sont éliminés, d’autres inventés pour faire de Jo une fille plus convenable, ce qui fait qu’on se demande laquelle de ces (mauvaises) traductions Simone de Beauvoir, citée plus haut, a pu lire lorsqu’elle a reconnu son « visage » et son « destin » dans ce roman. Ce qui est triste, c’est que l’indépendante Beauvoir, qui deviendra elle-même un modèle pour beaucoup de féministes américaines, a sans doute davantage manqué de modèles littéraires dans sa propre culture qu’une Américaine moyenne grandissant en lisant Little Women. Peut-être que la vraie réponse à la question de savoir pourquoi Little Women a un titre aussi patriarcal en français, c’est qu’il n’est tout simplement pas possible en français, à l’époque ou même maintenant (?), de rendre les nombreuses nuances de sens du mot woman, alors que le mot femme en français signifie à la fois woman et wife, créant une confusion entre l’identité genrée et le statut de femme mariée, dans une logique patriarcale que l’anglais ne connaît pas. Ce roman classique aurait-il pu s’intituler pertinemment « Petites Femmes » [2] ? Comme nous allons le voir, une grande partie de l’importance du roman vient de la signification du mot woman face au français femme.
Malgré les mauvaises traductions, Little Women a eu un immense succès en France comme partout ailleurs, et le film de Gerwig fait actuellement carton plein. Beauvoir semble avoir compris ce que Little Women enseigne malgré l’incapacité française à traduire son titre. Voire, la maxime de Beauvoir – « On ne naît pas femme, on le devient » – pourrait être la devise du roman. Ce processus de construction est magnifiquement mis en œuvre dans l’adaptation du roman d’Alcott par Greta Gerwig. Car l’adjectif « petit » dans le titre du film n’est ni dévalorisant ni diminutif. C’est littéralement le « devenir » crucial qui se situe entre l’enfance et l’âge adulte. Et c’est cette qualité qui est mise en oeuvre dans cette adaptation des plus féministes et des plus fidèles.
Considérez la question difficile, et explicitement commerciale, de ce qui constitue une « fin heureuse » pour chacune des quatre sœurs du « docteur March », ce personnage erroné et sans importance. Pour Meg, la plus âgée et la plus conventionnelle, et pour Amy, la plus jeune et la plus « gâtée » des quatre sœurs, la fin heureuse ne peut être que dans le mariage. Mais qu’est-ce qui fait exactement un mariage heureux ? Le roman et le film de Gerwig montrent clairement que l’argent est un facteur incontournable. Tante March, la riche tante donneuse de leçon, impérieusement incarnée par la toujours tranchante Meryl Streep, juge que c’est le facteur crucial et considère donc comme un échec le mariage de Meg avec le tuteur sans le sou du riche ami de la famille, Laurie. Et en effet, ce mariage a non seulement brisé l’harmonie familiale féminine, mais laisse parfois Meg frustrée de certaines des plus belles choses de la vie. En revanche, Amy, l’autre sœur qui se donne comme objectif de se marier, est plus réaliste, voire calculatrice. Lorsque Tante March emmène Amy en Europe au lieu de Jo, plus indépendante d’esprit, Amy profite du voyage pour cultiver son talent de peintre et pour devenir plus attirante et « cultivée » pour un futur riche mari. Le fait que ce futur mari soit finalement le même Laurie que sa sœur Jo a refusé et qu’Amy a toujours aimé, atténue la dimension calculatrice de sa décision d’épouser un homme riche. C’est une intrigue qui mène à la deuxième « fin heureuse » du roman et du film.
Les fins sont plus compliquées pour les deux sœurs du milieu, Beth et Jo. Beth est le saint « ange dans la maison » de la famille March. Trop bien pour le mariage ou pour la vie elle-même, elle meurt prématurément. Sa mort jette un froid sur le bonheur des sœurs, autrefois autosuffisantes. La Jo « férocement » indépendante, pour qui le happy end est également plus compliqué, se sent seule et remet même en question son refus d’épouser Laurie. Elle demande à Marmee, la robuste matriarche jouée avec sensibilité par Laura Dern, comment elle parvient à garder son sang-froid. « Je suis en colère presque tous les jours de ma vie », répond-elle, surprenant sa fille impétueuse, suggérant que tout n’est peut-être pas douceur et légèreté dans le fait de « devenir femme ».
Alors que le temps passe et que Jo devient de plus en plus pauvre et solitaire sans la compagnie de ses sœurs et la chaleur qu’elles ont jadis donnée au foyer sous sa direction créative, elle contemple son avenir en tant que « vieille fille ». C’est à ce moment, lorsque la réalité frappe et que Jo envisage la possibilité d’abandonner ses idéaux élevés, que Gerwig réimagine avec brio la formule du « happy end » mélodramatique basé sur le mariage. Elle le fait en permettant à Jo, le personnage du roman et du film, qui écrit également un roman, de prendre en charge la construction de son propre happy end. Et cette fin heureuse comprend non seulement l’invention du mari parfait mais, plus important encore, la fabrication du roman que nous voyons à l’écran.
La fin originale d’Alcott avait réussi à marier Jo à un professeur de linguistique allemand, un homme « mûr » qui l’apprécie, peut même l’aimer, mais pour qui Jo n’éprouve pas de passion brûlante. Ainsi, Alcott, qui ne s’est jamais mariée elle-même, a ménagé une fin heureuse à laquelle elle-même ne pouvait pas croire. Ce manque de sincérité est particulièrement évident dans la version cinématographique de 1933, dont le happy end de compromis est parfaitement mis en scène lorsque Jo (Katherine Hepburn) répond quelque peu tièdement à l’étreinte du professeur par une tape sur l’épaule rien moins que passionnée.
Ce que Gerwig propose, au lieu de ces gestes peu sincères, est à la fois une mise en abyme – il s’agit de la question de la production de happy ends qui visent le succès commercial – et une solution plus satisfaisante que celle d’Alcott. Car Gerwig ne se contente pas de se pincer le nez et de faire un geste symbolique. Elle choisit d’intégrer le travail d’écriture de Jo traité dans le deuxième volume de Little Women – qui sera finalement intégré au roman en un seul volume que nous connaissons tous/tes sous le titre Little Women. Dans cette fin, Gerwig, la réalisatrice d’un film hollywoodien – et non plus seulement la favorite du « cinéma indépendant » – résout l’éternel problème de comment « vendre » un livre ou un film.
Nous voyons Jo, qui a déjà écrit le premier volume se terminant par la mort de Beth et la détresse de Jo, discuter avec son éditeur de la façon dont elle devrait terminer le second – celui qui décidera de son propre destin. Cet éditeur énonce la loi commerciale du mélodrame et du roman victorien de cette époque : soit l’héroïne meurt (comme Beth), soit elle se marie (comme toutes les sœurs survivantes de la famille March). Aucune autre fin ne se vendra.
Bien sûr, nous savons que de nombreux écrivains et cinéastes ont enfreint ces règles, comme récemment Gerwig elle-même dans son film révélation, Lady Bird. Mais c’était un film indépendant, à petit budget, alors que le roman d’Alcott est un classique et que toute adaptation cinématographique ne peut le modifier qu’à la marge. Nous comprenons ainsi, et le film lui-même nous fait comprendre, les règles du jeu : Jo est un écrivain qui doit vendre ses livres et ses histoires pour vivre, comme Alcott elle-même, comme Gerwig elle-même si elle choisit de faire l’adaptation à gros budget d’un classique. Elle n’est pas le génie solitaire de l’imaginaire français qui peut se permettre de ne se faire plaisir qu’à elle-même.
La solution de Gerwig au problème du happy end est de nous montrer Jo qui écrit et qui vit en même temps. Nous voyons le livre terminé, amoureusement tapé, imprimé, collé et relié – nous voyons même les pages coupées à l’ancienne. Puis nous voyons comment Jo se marie, un peu différemment de la façon dont Alcott l’a écrit.
Voilà ce qui se passe : quand le professeur arrive à la fin, comme le deus ex machina qu’il a toujours été, il ne parle pas de mariage parce qu’il est trop pauvre. Pourtant, il est moins deus ex machina que chez Alcott parce que Jo l’a déjà rencontré et a sympathisé avec lui quand elle enseignait et écrivait des histoires à New York. Mais parce qu’il avait désapprouvé ces histoires, qu’il trouvait trop tape-à-l’oeil et sensationnelles, Jo a réagi par la défensive et a perdu son amitié, ce qu’elle regrette maintenant en même temps que son refus d’épouser Laurie.
Quand le professeur vient la voir à la fin, c’est à la fois un artifice narratif évident mais il est mieux motivé car il est clair que si quelqu’un doit épouser Jo, ce doit être le genre d’homme qui peut résister à sa forte nature, celui qui lui a déjà donné de bons conseils. Quand, en plus, sa soeur déclare ouvertement que le professeur est beau (il est incarné par l’acteur français Louis Garrel), et qu’il est manifestement amoureux d’elle, il semble tout à fait approprié que Jo, sur les instances de ses soeurs, le poursuive jusqu’à la gare pour l’empêcher de sortir de sa vie. Cela lui permet de rester fidèle à son propre personnage, quelqu’un qui choisit activement son propre destin plutôt qu’être un objet passif de désir. Ainsi, Gerwig adopte la convention romantique de la fin heureuse avec à la fois du flair, de l’enthousiasme et un clin d’œil.
Il y a beaucoup d’autres choses à louer dans ce film : des performances exceptionnelles, mais jamais anachroniques, pour l’ensemble des sœurs, Saoirse Ronan dans le rôle de Jo, certes, mais aussi Emma Watson dans le rôle de Meg, Eliza Scanlen dans le rôle de Beth et Florence Pugh dans le rôle d’Amy la réaliste – elles interprètent parfaitement les moments d’exaltation, les petites disputes et les jalousies des jeunes filles. Dans une scène particulièrement dynamique, la chorégraphie fluide de la danse de Jo et Laurie sur la terrasse d’une grande maison, alors qu’un bal plus formel se tient à l’intérieur, en dit long sur leur ambivalence vis-à-vis des rituels amoureux. Ils veulent participer à la danse, mais ils veulent aussi se rebeller contre ses conventions, danser selon leur propre inspiration, se lâchant sur la terrasse d’une manière qui serait impossible à l’intérieur. Little Women est sans conteste le meilleur film que j’ai vu en 2019 et l’antidote parfait à la guimauve typique des fêtes de fin d’année. Bien qu’il m’ait fait pleurer ouvertement dans la dernière demi-heure, je considère que mes larmes étaient bien méritées.
>> Voir aussi ce qu’en dit Geneviève Sellier
Polémiquons.
1. Les Filles du docteur March [2], 20 janvier 2020, 19:15, par Marion Hallet
Superbe article, merci beaucoup !
J’ai adoré le film également, et personnellement j’ai vu la fin comme une fiction dans la fiction : consciemment, Gerwig (qui, comme Alcott, a toujours trouvé l’amour de Jo pour le professeur tiré par les cheveux) laisse à penser que le moment où Jo court après Garrel est une illustration visuelle de la fin que Jo est "forcée" d’écrire pour satisfaire son éditeur. Pour moi, dans cette nouvelle version, la fin reste ouverte et j’ai choisi de penser que Jo reste célibataire et que ce que l’on voit n’est que l’illustration filmée de la fin de son propre roman. Je suis confortée dans mon idée par le montage de ces dernières scènes et l’interprétation de Ronan qui affiche un sourire de connivence. Quoiqu’il en soit, il est évident que ce qui importe le plus à Jo est la publication de son roman, l’aboutissement d’un long travail et l’avenir d’autrice publiée qui s’ouvre à elle.
Bien à vous,
Marion
2. Les Filles du docteur March [2], 24 janvier 2020, 20:47, par Philippe
Indépendamment de ce qui a été écrit à juste titre n’oublions pas la fin. C’est une plongée virevoltante et joyeuse au sein d’une école mixte (l’héritage "détourné" de la grande tante) au sein de laquelle l’éducation artistique est présente : en autre la peinture (Amy) et la musique (le professeur se substituant à la sœur "musicienne" trop tôt disparue, ce qui justifie son association avec Jo). La réalisatrice semble nous indiquer une voie possible : pas d’indépendance sans éducation.