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Rares sont les films classiques totalement dépourvus de misogynie. L’Atalante de Jean Vigo appartient à ces happy few. Sa représentation du féminin tranche radicalement sur celles du cinéma de l’époque et, en particulier, sur l’idéalisation hollywoodienne qui fait de la star—Garbo, Dietrich ou Harlow—un objet fétichisé du désir masculin. L’Atalante est aux antipodes de cette vision.
Ce film était une commande et Vigo détestait le scénario qu’on l’obligeait à tourner. Il avait 28 ans et derrière lui trois courts métrages dont le dernier Zéro de conduite (1933) avait fait scandale, au point d’être interdit par la censure. Son producteur, Jacques-Louis Nounez, qui croyait en son génie, avait voulu lui confier une histoire conventionnelle pour le tenir dans les clous. Vigo prend un plaisir d’enfant à pervertir ce qu’il appelait un « scénario pour patronage ». L’Atalante sera un miracle sur la pellicule et figure souvent parmi les dix meilleurs films de l’histoire du cinéma. Animé par la révolte, le film offre un poème puissant sur les noces du masculin et du féminin, de la chair et de l’imagination, du réel et du cinéma. On a parfois parlé de pornographie à propos de Vigo. Peut-être, mais comme peuvent paraître pornographique les extases des mystiques.
L’histoire décrit les débuts d’un jeune couple. Jean, (Jean Dasté) un marinier a épousé une jeune villageoise, Juliette (Dita Parlo), et l’embarque sur sa péniche. Jean doit travailler et Juliette va s’ennuyer. Elle le quittera pour découvrir Paris. Le couple séparé souffrira, puis se retrouvera grâce à un personnage extraordinaire : le Père Jules (Michel Simon). Car Jean et Juliette ne sont pas seuls sur la péniche. Le masculin est triangulaire dans le film : Jean, le Père Jules et son mousse.
Il y a aussi une ribambelle de chats sauvages qui forment l’entourage du Père Jules. Le script prévoyait un chien. Ce trio masculin entoure une seule femme, Juliette. Liée à Jean par le mariage, son nom forme une rime avec celui du vieux marinier (Jules/Juliette) et elle partage les curiosités de l’adolescent. L’Atalante est une réflexion sur un féminin, unique, à la fois enjoué et fuyant, confronté à trois états d’un masculin fragmenté qui conjugue innocence et expérience.
Le film va nous offrir deux versions violemment contrastées du mariage. Pendant la séquence des noces qui ouvre le film, l’épouse au sortir de l’église semble craintive et même, dans un étrange gros plan, hostile et morose face à son futur. Le récit suit alors, en montage alterné, un second couple aussi important que celui des mariés, le Père Jules et le mousse. Au cœur de leurs soucis, se trouve un bouquet de fleurs blanches qu’ils veulent remettre à la mariée lors de son arrivée sur la péniche. Il flotte au frais dans le seau. Le gamin le sort l’eau et, dansant de joie (on danse, on chante et on joue beaucoup sur la péniche), lui donne un coup de pied qui le réexpédie dans le fleuve. Le père Jules est furieux : « Tout est foutu, quoi ! », mais le jeune garçon court cueillir des fleurs sauvages et revient encadré d’un merveilleux buisson d’aubépines. Un plan en contre-plongée le saisit debout, le ciel derrière lui, un nuage de fleurs blanches autour de sa silhouette. Difficile de ne pas y voir un double naturel et lumineux de la mariée. Le bouquet du début avec ses fleurs blanches et son papier journal souillé s’oppose à cette brassée sauvage, comme les conventions de l’union chrétienne à son versant dionysiaque.
Comme le suggère le montage alterné, le mousse forme un couple avec le père Jules. Il n’existe pas l’ombre d’une ambiguïté sexuelle sur ce dernier, mais le travail des images va affirmer que le féminin habite l’homme. Le féminin est le sexe dominant, dit Vigo, tandis que le masculin est fait de manques ; c’est une leçon que Jean devra apprendre dans la douleur. Le Père Jules, lui, vit au quotidien cette réalité et l’incarne avec une truculence subversive. Sa forte persona féminine va s’affirmer dans une grande scène de complicité entre lui et Juliette. Il sait comme elle piquer à la machine, puis va essayer une jupe sur laquelle elle travaille en esquissant une danse de « nègres » ; il fait finalement visiter son antre qui est bourrée de chats et d’objets hétéroclites à la « patronne ». Les yeux comme des soucoupes, Juliette examine ce capharnaüm avec un mélange de fascination et d’horreur. Certains ont vu dans cette cabine du Père Jules une illustration du « ça » freudien, domaine de l’inconscient et des pulsions. C’est aussi, sur le modèle surréaliste, un inventaire du bric-à-brac de l’imaginaire qui associe le ludique comme les boites à musique à l’horrifique comme les mains d’un ami conservées dans un bocal de formol : « C’est tout ce qui me reste de lui », explique Jules. Le point culminant de la scène est la découverte d’un long couteau, mais comme Jules l’explique à Juliette, : « Ce n’est pas un couteau, ça, c’est une navaja. Ça coupe. » Joignant le geste à la parole, il se taillade la main, le sang coule, il le lèche. Cette scène rappelle celle du célèbre film surréaliste, Le Chien andalou (1929) de Luis Bunuel que Vigo admirait. On y voyait en gros plan la lame d’un rasoir trancher l’œil d’une femme. Ici, c’est sa peau que sectionne Jules. Juliette fascinée entrouvre la bouche et se passe la langue sur les lèvres. La plaie, le sang, la langue de Juliette sur ses lèvres, la bouche forment une suite d’images évoquant jusqu’au malaise l’entaille du sexe féminin. Les chats omniprésents renforcent l’aura féminine du lieu. Dès le début du film, on les voit traverser à l’improviste l’espace, toutes griffes sorties, et tomber comme des catapultes sur Jean ou Juliette. Le Père Jules en porte souvent un ou deux sur l’épaule et un autre dans les bras.
Quand Juliette entreprend de peigner la tignasse du Père Jules assis sur un lit étroit, Jean surgit dans la cabine. Fou de rage et de jalousie, il tape sur Juliette et casse les objets tandis que Jules s’éclipse. Il va chez un tondeur de chien et revient le crâne rasé. L’humain croise ici l’animal. Fourrure des chats, poils de chien, cheveux de Jules, L’Atalante a une texture physique palpable. La peau a son langage et nous parle, comme les énormes tatouages qui couvrent le corps du père Jules. Torse nu, il les exhibe devant Juliette : « Avec ça, on n’a pas froid. »
Il faut dire ici un mot de l’acteur hors norme qu’était Michel Simon. Quand il tourne L’Atalante, il vient de connaître un immense succès avec deux films de Renoir, La Chienne en 1931 et surtout Boudu sauvé des eaux en 1932. Dans son film, Vigo va utiliser à merveille sa persona cinématographique. Michel Simon n’a que 38 ans et, malgré un corps athlétique et musclé, il adopte la démarche hésitante du grand âge, prêt à trébucher sur les cordages comme il trébuche sur les mots. Sa façon de parler est unique. Parfois à la limite de l’inaudible, il répète souvent deux, voire trois, fois ses phrases. Comme les ogres de l’enfance, il fait peur, mais il amuse aussi. Tout en lui est dissocié. Il a des mots de gamin et des attitudes de vieillard ; il se complaît dans la transgression, mais fait marcher en vieux pro les machines ; sa complexité sexuelle dérange, mais lui permet de passer d’un extrême à l’autre des genres. Lorsque Jean se montre choqué en découvrant le tableau d’un femme nue dans sa cabine, Jules marmonne : « C’est moi, quand j’étais petit ». Il plaisante à peine. Son corps singulier abolit les frontières entre le masculin et le féminin, la jeunesse et la vieillesse, l’humain et l’animal, le réel et le magique et même la vie et la mort. Dans son capharnaüm, un automate en habit noir gît comme un cadavre sous une sorte de linceul. Il s’anime soudain et agite les bras pour diriger un orchestre caché. Le Père Jules est en phase avec l’invisible et fait preuve tout au long du film de superstitions qui englobent toutes les croyances : culte catholique, gri-gri exotique, fer à cheval, miroir cassé, voyantes. Une consultation chez une cartomancienne se terminera par « le grand jeu » entre Jules et cette brune robuste. Sa fluidité psycho-socio-sexuelle ne lui ouvre pas seulement les domaines de l’imaginaire, mais les cultures non-européennes qui fascinaient les artistes de l’époque, comme les surréalistes ou Picasso.
Le Père Jules avec ses contradictions assumées témoigne du grand écart qu’accomplit sans cesse le film entre réalisme et ce qu’on appelle, faute de mieux, pensée magique. En phase avec les connotations culturelles du féminin valorisées par le récit, le Père Jules se montre aussi parfaitement compétent dans le monde du travail que le film évoque avec une vérité sociologique. On va assister aux manœuvres de la péniche sur une écluse et suivre des scènes presque documentaires sur le travail des mariniers. Les univers extrêmes se côtoient et les représentations sont toujours dans L’Atalante fortement sexuées. À l’antre féminine de Jules, les images opposent le monde masculin du travail où règnent structures métalliques, lignes géométriques, grues massives, ponts d’acier, usines avec leurs cheminées fumantes et, puisque nous sommes en 1933, des files de chômeurs qui attendent sous la neige devant des grilles fermées. Juliette perdue dans Paris sera confrontée à cet univers glaçant et hostile que la caméra décrit avec un réalisme lapidaire.
Jules circule avec aisance entre ces deux sphères dont l’imagerie du film traduit magnifiquement l’incompatibilité. Jean et Juliette dans la première partie de L’Atalante se cantonnent chacun à son univers sexué. Masculin et féminin sont définis comme mutuellement aliénants. C’est ce qui motivera le départ de Juliette. Elle quittera la péniche après une seconde exhibition féérique, celle du camelot dans un troquet des bords de Seine. Cette séparation va jeter le couple dans la détresse et le désarroi. Perdue en ville, Juliette est la proie d’un pathétique petit voleur et des pulsions lubriques de passants barbus. Elle parviendra pourtant à trouver un emploi et à survivre. Ce n’est pas le cas de Jean : sombrant dans une dépression, il se vide de toute substance. Le Père Jules doit le protéger et défendre son cas devant l’administration fluviale pour qu’il ne perde pas sa péniche. En pleine neurasthénie, il n’arrive même plus à jouer aux dames avec Jules qui triche comme un méchant gamin. Mécanique sans vie, Jean pousse les pions avec le regard éteint d’un somnambule quand il se rappelle soudain qu’au début du film, alors qu’il se lavait le visage dans un seau, Juliette lui avait poussé la tête en avant : « Tu ne sais pas que dans l’eau on voit celui qu’on aime ? » Comme Jean se moquait de cette superstition, allant jusqu’à plonger dans le fleuve pour lui dire qu’il ne la voyait pas sous l’eau, elle lui avait répondu : « Tu verras, si tu le fais sérieusement ».
Maintenant Jean est sérieux. Il abandonne le jeu de dames pour se plonger la tête dans le seau, puis se précipite sur le pont de la péniche pour sauter dans le fleuve. Suivent une série de plans aquatiques où Jean nage vers la caméra, les yeux grands ouverts, quand apparaît en surimpression Juliette dans sa robe de mariée. Les bras relevés au-dessus de la tête, elle danse lentement entre les flots tandis que son voile suit avec grâce les mouvements de l’eau. Finalement son visage, illuminé d’un sourire radieux, remplit l’écran sur un fond noir. L’eau est un élément qu’affectionnait Vigo. En 1930, il avait tourné sur la riviera un court métrage, À propos de Nice. Dans cette œuvre de révolte sociale, Vigo restait sur le rivage, mais en 1931 avec un petit film de 9 minutes consacré au nageur olympique, Jean Taris, Vigo plonge. Intitulé Taris, roi de l’eau, l’image offrait de beaux ralentis du corps athlétique fendant l’eau. La scène iconique de L’Atalante porte la marque de cette expertise aquatique.
La danse de Juliette sous les flots et sous le regard de Jean marque le second mariage du couple, totalement réussi à la différence du premier. Au gros plan morose de la mariée au début répond celui de son visage rayonnant. Cette danse aquatique s’oppose aux images géométriques du monde du travail. Jean va sortir, transformé, de cette expérience et accéder à une nouvelle perception sensorielle. Il est passé de l’autre côté du miroir, là où circule le Père Jules, là où il peut enfin s’unir à Juliette. Assumant leur altérité, les deux corps vont s’harmoniser ; à cet égard, Juliette et Jean sont à parfaite égalité et c’est ce que la sublime scène érotique va montrer. Elle révèle aussi le vrai sujet de L’Atalante : la transcendance de l’amour physique. En 1933, Vigo était marié depuis deux ans à une jeune femme polonaise, Lydu, qu’il adore. Ils ont une petite fille, Luce. On peut dire que, dans cette scène, le couple baigne dans le bonheur ; ce bonheur se confond, on va le voir, avec la magie du cinéma.
Une fois sous l’eau, Jean évolue dans un autre élément loin du réel brut des images précédentes. Après la surimpression de sa femme en mariée, il repart à zéro. La robe blanche rappelle les plans magnifiques du début où Juliette se dérobe aux caresses de son mari en marchant seule tout le long de la péniche. On est au soir du mariage et la nuit vient de tomber. Sa silhouette laiteuse se détache contre le ciel noir tandis que le fleuve brille sous ses pieds. Pendant 36 secondes, elle semblait glisser sur l’eau comme une apparition surnaturelle. Dans L’Atalante, rares sont les plans qui dépassent 10 secondes ; ceux qui le font marquent la mémoire. Le montage rapide et efficace du film est l’œuvre de Boris Kaufman, frère de Dziga Vertov qui émigrera à Hollywood et obtiendra un Oscar pour On the Waterfront (Sur les quais) en 1955. L’Atalante est proche par le style du formalisme soviétique où un montage volubile domine une parole encore pauvre. Avec 26 secondes, le plan de la mariée aquatique semble allonger le temps. Au soir des noces, Jean devait, pour conquérir Juliette, la suivre sur le pont et affronter les griffes des chats qui se jetaient sur lui. La scène se terminait sur la vision du marié emportant dans ses bras son épouse, mais la mise en scène insistait sur la solitude et les craintes de Juliette.
Les secondes noces connaîtront une conclusion fort différente. Le couple, séparé par le récit, fusionnera par le cinéma. Le mariage sera consommé grâce à un montage dont la vérité charnelle peut, près d’un siècle plus tard, encore choquer. Aux plans aquatiques, où la surimpression réunit le couple, vont succéder trois champs contrechamps qui riment pour harmoniser leurs gestes. Séparés, les époux sont synchrones par le corps et ces corps vont s’unir. Ce phénomène connaît son apogée lorsque, toujours en champ/contrechamp, ils se déshabillent chacun de leur côté pour regagner leur couche respective : le lit conjugal pour Jean et, pour Juliette, celui d’un méchant hôtel. Le mariage sera consommé sous nos yeux dans des images magnifiques où les corps, habités par le désir, se parlent de chair à chair. Pour marquer leur union dans un espace partagé, alors qu’ils sont loin l’un de l’autre, un effet spécial intervient : les plans des deux lits séparés sont parsemés de petits points lumineux identiques. Cette vision féérique rappelle les bulles d’eau qui montaient à la surface dans la scène sous l’eau. Le coït érotique explicite la danse aquatique ; l’un comme l’autre affirme la toute-puissance du cinéma. Le montage abolit la séparation des corps et cet artifice décuple notre plaisir de spectateur. Nous croyons d’autant plus ce que nous voyons que les images éludent le réel. Nous voguons en plein imaginaire. Un superbe thème musical accompagne cette nuit de noces. C’est une variation sur celui qui suivait au début du film Juliette en robe de mariée sur la péniche. Il est de Maurice Jaubert dont on retrouvera les partitions dans quelques grands films de l’époque comme Quais des brumes (1938) ou Hôtel du Nord (1938), puis, plus tard, chez Truffaut.
Dans L’Atalante, Vigo associe avec une logique aussi audacieuse qu’impeccable quatre éléments : l’eau, la musique, la sexualité et le cinéma. Quel est leur point commun ? Créer un espace hors pesanteur où corps et esprit ne font plus qu’un, où féminin et masculin s’unissent, où rime et raison sont réconciliées. Le cinéma ne se contente pas de projeter le spectateur dans un élément ouvert à tous les possibles – Jean sous l’eau devient spectateur en gros plan de Juliette en plan éloigné – mais il modifie aussi, comme la musique, notre rapport au monde pour opérer une fusion perceptuelle. Comme le disait le génial Jean Epstein dans ses écrits de la même époque, le cinéma crée de la réalité psychique.
Si le cinéma révèle le lien qui unit corps et être du dedans, pour Vigo, homme de gauche, cette révélation va de pair avec une prise de conscience sociale. Il sera toujours du côté des démunis contre les mascarades bourgeoises. Au visionnaire mystique s’allie un ardent partisan de la lutte des classes. Dans un texte de présentation de À propos de Nice, il l’explique sans équivoque, mais avec une certaine gaucherie ; il parle de quelque chose que le langage a peine à cerner. Comme le dit Martin Scorsese : « Si je pouvais le dire avec des mots, je ne ferais pas de films. »
Le but sera atteint si l’on parvient à révéler la raison cachée d’un geste, à extraire d’une personne banale et de hasard sa beauté intérieure ou sa caricature, si l’on parvient à révéler l’esprit d’une collectivité d’après une de ses manifestations purement physiques. Et cela, avec une force telle, que désormais le monde qu’autrefois nous côtoyions avec indifférence, s’offre à nous malgré lui au-delà de ses apparences. (Vers un cinéma social 1934)
Il s’agit de voir autrement et cette perception passe par une lecture des corps, « geste » ou « manifestations physiques ». Les corps ne mentent pas et ils forment le vocabulaire du film. Vigo exige du cinéma qu’il donne à voir un monde sensible, inaccessible dans le quotidien, où chaque plan vient extirper la vérité cachée des corps. C’est elle que le film doit traquer et terrasser. Une force aux limites de la violence habite le travail de Vigo ; il avait pourtant une santé précaire. Tuberculeux, il avait rencontré sa femme dans un sanatorium. Son père, anarchiste assassiné en prison, était mort jeune. Vigo ne s’attendait sans doute pas à vivre longtemps. On peut imaginer que la maladie l’ait engagé dans un dialogue particulier avec son corps ; les élans de sa jeunesse ont apporté, comme l’alcool au feu, une énergie irrépressible à cette prise de conscience où la vie répond à la mort. Le corps sportif a inspiré son travail créateur ; le corps érotique habite L’Atalante ; le corps malade a sans doute ajouté une perspective profonde et déchirante à sa vision. Cette exceptionnelle intelligence physique a permis à Vigo de créer une œuvre météorique et incandescente qui reste unique dans l’histoire du cinéma. Ses films nous figent par la synchronie qu’ils révèlent entre les extrêmes de l’humain : les mouvements des corps et les élans de l’esprit.
Le travail de Vigo rejoint l’œuvre des plus grands de Hollywood, comme Chaplin dont les films sont tout entiers une célébration des corps contre les machines du monde industriel. Sur le plan des représentations genrées, Vigo se rapproche notablement de Lubitsch dont les vertigineuses métaphores érotiques célèbrent elles aussi la continuité entre corps et part cachée des personnages. Chez Lubitsch, comme chez Vigo, une égalité irréductible s’affirme entre masculin et féminin qui entrent en correspondance, emportés par la vision qui génère le film. Dans son essai sur L’Atalante pour le BFI (1994), Marina Warner note l’autonomie de la caméra par rapport aux affects des personnages. Dans L’Atalante, explique-t-elle, la caméra n’est jamais subjective pour ne pas stimuler une identification aux protagonistes. Pour Vigo, comme pour Lubitsch, la caméra transcende le subjectif afin d’ouvrir l’accès à une autre forme perceptuelle. Par leur union physique, Jean et Juliette subissent une transformation. Juliette, le féminin, en est l’initiatrice ; Jean, le plus démuni des deux, devient le bénéficiaire de cette initiation.
Comme dans tous les chefs-d’œuvre, les niveaux de lecture sont multiples. L’Atalante est à la fois une belle histoire d’amour et une magnifique métaphore sur la magie du cinéma. Plongé.e dans un espace hors quotidien, le/la spectateur.ice émerveillé.e va découvrir, comme Jean, des images conformes à son désir et s’unir à elles. L’emprise filmique modifie le système perceptif avec la même force vive que celle de la passion entre deux corps. Le film est l’instrument d’une harmonisation intérieure et, le temps du visionnage, le spectateur fait l’expérience d’une réassociation entre les extrêmes dont le Père Jules figure, au cœur du récit, l’incarnation carnavalesque.
Jean Vigo a commencé le tournage de L’Atalante le 3 novembre 1933 et travaillé au cœur de l’hiver sur les berges humides et froides des canaux. Dès mars, il ne quitte plus son lit et le film sera bouclé sans lui. L’Atalante sort en septembre 1934 ; Vigo meurt le 5 octobre de la même année à 29 ans.
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Polémiquons.
1. L’Atalante / 1934, 10 avril, 17:45, par Michel Marie
Il y a un bon moment que je n’ai pas lu une analyse de film aussi subtile et remarquable portant sur un film célèbre et maintes fois analysé auparavant. Celle-ci est magistrale. J’ai vu des dizaines de fois L’Atalante tout au long de ma vie et mon admiration pour ce film n’a jamais décliné. Lisant Anne Gillain, je comprends encore mieux les causes de ma relation intime à ce film extraordinaire à tous les sens du mot. Les concepts de féminin vs féminin sont en effet lumineux pour définir les rapports entre les quatre personnages du film, le trio Jean, Père et Jules et le jeune mousse, et Juliette, unique femme du récit ; La part féminine et bisexuelle du Père Jules est magistralement mise en évidence par ses gestes et ses paroles, la machine à coudre, le bocal avec les mains dans le formol, la danse du ventre, les tatouages, la photo de femme nue commentée comme "moi quand j’étais tout petit", et bien d’autres détails. La dimension sociale du film avec l’univers masculin des machines , des écluses le travail des mariniers, est bien prise en compte comme celui de Juliette et ses rêveries prolongeant la dimension imaginaire du film. Le point le plus fort de cette analyse est le commentaire des deux séquences de mariage, celle du début avec la noce filmée comme un enterrement et celle de la fin, fondée sur le montage parallèle des deux amants séparés par le récit et réunis par le montage et les surimpressions. Le rôle du bestiaire avec sa horde de chats sauvages est aussi bien souligné.
L’Atalante est bien ce chef-d’oeuvre du cinéma à la fois réaliste et surréaliste. Merci à Anne Gillain de le démontrer avec ce texte.