Lorsqu’elle se lance dans la réalisation de films, Tanaka Kinuyo (1909-1977) est connue comme une des plus grandes vedettes du cinéma japonais ; elle a joué dans plus de deux cents cinquante films depuis le début du muet à l’âge de quatorze ans, jusque dans les années 1970. Son propos – « Maintenant qu’il y a également des femmes élues au parlement japonais, j’ai pensé que ce serait une bonne chose qu’il y ait aussi au moins une femme réalisatrice. » – reflète l’atmosphère de cette époque et sa volonté de passer de l’autre côté de la caméra. Immensément populaire, au point d’avoir inspiré des films ayant pour titre son nom et son histoire, elle sortait pourtant d’un épisode difficile de sa vie.
On peut mesurer les difficultés qu’a pu rencontrer cette pionnière qui a eu l’audace de se lancer dans la réalisation de films dans le Japon d’après-guerre, quand on constate qu’elle est restée la seule dans cette période de l’âge d’or du cinéma japonais. Pourquoi a-t-il fallu attendre sept décennies pour que ses films soient diffusés en France, en 2022, alors qu’on connaît l’engouement pour le cinéma japonais en Occident, avec l’attribution, dès le début des années 1950, des Lions d’or et d’argent aux grands cinéastes que furent Kurosawa Akira (1910-1998) et Mizoguchi Kenji (1898-1956) ?
Car Tanaka Kinuyo avait rencontré, elle aussi, le succès international, notamment grâce à ses rôles dans les films de Mizoguchi, Miss Oyu (Oyū-sama, 1951), La Vie d’O’Haru femme galante (Saikaku ichidai onna, 1952), Les Contes de la lune vague après la pluie (Ugetsu monogatari, 1953) et L’Intendant Sansho (Sanshō dayū, 1954), pour ne citer que les plus célèbres de ses collaborations avec ce cinéaste. Ces trois derniers films furent successivement récompensés dès leur sortie à la Mostra de Venise où le public occidental avait découvert avec stupéfaction l’originalité du cinéma nippon avec Rashômon de Kurosawa, Lion d’or en 1951.
Tanaka Kinuyo a travaillé avec les plus grands réalisateurs d’avant et d’après-guerre, et les prix d’interprétation qu’elle obtient après la défaite la hisse en ambassadrice culturelle pour une tournée aux États-Unis, en particulier à travers les îles Hawaii où elle emporte avec elle une cinquantaine de kimonos somptueux dont elle fera don aux communautés nippo-américaines, après les avoir portés dans des performances chantées et dansées. C’est au retour de ce voyage qu’elle exprime son désir de passer derrière la caméra, expliquant qu’elle a entendu dire que des actrices américaines se lançaient (elle rencontra Bette Davis, Sylvia Sidney, mais ni l’une ni l’autre ne devinrent réalisatrices, elle assiste au tournage de scènes avec Joan Crawford ; pense-t-elle peut-être à Ida Lupino ?). Mais cet intérêt pour les femmes cinéastes serait né lorsqu’elle vit la première partie du film Les Dieux du stade (1938) de Leni Riefenstahl (1902-2003), diffusé au Japon en 1940 avec un très grand succès : la revue de cinéma Kinema Junpō l’avait classé comme le meilleur film étranger. Son séjour à l’étranger, son âge qui rendait sa situation de vedette plus délicate, firent mûrir ce désir. Elle est la deuxième réalisatrice, après Sakane Tazuko (1904-1975) assistante réalisatrice de Mizoguchi, qui n’a produit qu’une seule fiction avant de se lancer dans des documentaires dont un seul nous est parvenu.
En 1953, Kinuyo réalise le premier de ses six longs métrages, Lettre d’amour – qui peut se comprendre au pluriel, car la cinéaste joue sur les différentes formes d’illusions véhiculées par l’amour épistolaire ; c’est un mélodrame autour d’un amour perdu mais qui sert de prétexte à exposer la condition prostitutionnelle de l’immédiat après-guerre au Japon, avec un regard bienveillant sur les prostituées, accompagné d’une critique cinglante des préjugés moralisateurs. Ce thème lui était familier puisqu’elle avait joué dans le film de Mizoguchi, Les Femmes de la nuit (1948), le rôle principal d’une pan-pan, prostituées qui vendaient leurs services aux soldats américains. Ce rôle lui avait valu le prix du Concours Mainichi du cinéma. Elle apparaît d’ailleurs elle-même dans Lettre d’amour, comme une des clientes venant commander à un écrivain public la rédaction en anglais d’un billet à envoyer aux soldats américains, pour leur réclamer de l’argent. Le cinquième film qu’elle réalisa, La Nuit des femmes (1961), résonne comme une réponse à son maître de cinéma, ne serait-ce que par le titre qu’elle choisit en inversant les termes : dans ce dialogue posthume (Mizoguchi est mort en 1956) sur le sort réservé aux femmes travaillant dans le monde du divertissement sexuel, elle pose la question du sort voué à celles qui veulent sortir de la prostitution, après le vote de la loi contre la prostitution adoptée en 1958, en dénonçant la cruauté de la société bien-pensante à leur égard.
Le mariage n’est pas plus heureux pour les femmes. Celles-ci sont sacrifiées – qu’elles soient formellement mariées ou non –, mais cela ne les empêche pas d’affirmer leurs désirs et leur détermination à vivre par elles-mêmes. Le refus du sacrifice est décrit comme un processus d’acceptation de ses désirs enfouis. C’est certainement dans Maternité éternelle (1955), qu’elle explicite le mieux ce processus. Dans ce film, les désirs se réveillent et s’affirment alors que la protagoniste subit une mastectomie, considérée le plus souvent comme une perte irrémédiable du symbole de féminité. Alors qu’avant l’opération, la poétesse Fumiko vit son cancer comme une punition pour avoir voulu divorcer, et refuse toute idée de remariage, après l’opération elle revit une nouvelle féminité à travers son amour pour le journaliste Ōtsuki. Après maints refus de toute entretien au sujet de son recueil de poèmes, elle finit par accéder à sa demande. On la voit se mettre du rouge à lèvres sur son lit d’hôpital avant de le recevoir. Suit une scène de dos, où elle enfile son soutien-gorge et le garnit ensuite des prothèses mammaires. Plus tard, la cinéaste nous donnera à voir ce soutien-gorge étalé sur le futon installé par terre, à côté de son lit, et où Fumiko s’est glissée en implorant son amant de la serrer dans ses bras. La scène nous suggère que son désir ardent rend désormais inutile les faux seins pour affirmer sa sexualité féminine.
Lorsqu’elle prend un bain chez son amie Kinuko, veuve de Hori, le poète qui l’avait encouragé à publier ses waka et dont elle avait été secrètement amoureuse, elle lui confesse qu’elle avait envie depuis toujours d’entrer dans la baignoire qu’utilisait Hori. Ainsi la scène de bain sert à affirmer le désir de Fumiko et non à satisfaire le regard du spectateur habitué à la mise en scène érotique de la femme sous la douche ou dans salle de bain où souvent, vulnérable, elle devient la proie de violences. Celle qui la regarde ici est une femme, son amie d’enfance, Kinuko, et Fumiko provoque ce regard. Face à Kinuko qui se cache les yeux pour avoir vu – involontairement – sa poitrine mutilée, elle insiste pour qu’elle la regarde. Ce film est probablement le premier de l’histoire du cinéma à traiter du cancer du sein, et alors que le titre japonais « Mes seins soyez éternels ! » exprime littéralement la force du désir sexuel féminin au-delà de l’amputation, le titre français hélas nous ramène à un aspect secondaire de l’histoire.
Dans La Princesse errante (1960), ou dans Mademoiselle Ogin (1962), les jeunes filles ne sont que des instruments aux yeux et aux mains des hommes de pouvoir qui manigancent à travers des alliances matrimoniales le renforcement de leur pouvoir. Elles n’en ont pas moins des personnalités fortes, sachant contre mauvaise fortune développer leur talent et leur capacité à vivre dans un nouvel environnement. Certes, certaines voix dénoncent cette situation et leur rappellent sourdement qu’elles n’ont pas à s’y plier, comme lorsque le maître du thé, fondateur de l’école à son nom Sen no Rikyū, père adoptif d’Ogin, la soutient dans son refus de devenir la maîtresse du shôgun [1].
Mais finalement la raison du plus fort l’emporte et seule la tragédie laisse à l’héroïne un cadre pour l’affirmation de son propre désir, le suicide pour Ogin, la séparation pour la princesse Saga Hiro, puis le suicide de sa fille. Le cinéma japonais a le sens du tragique et on ne s’attend pas à un happy end pour les femmes. Mais Tanaka Kinuyo leur rappelle qu’elles y ont droit. Que les obstacles, aussi terribles soient-ils, presque insurmontables, peuvent être vaincus si elles savent ce qu’elles veulent : c’est là le premier pas vers l’émancipation. C’est certainement son message aux femmes, car il en fallait de l’ambition personnelle, une conscience de sa propre valeur, une confiance dans ses propres moyens pour passer de l’autre côté de la caméra dans le contexte de l’époque. Quels sont les éléments qui lui ont insufflé cette force ?
Le saut vers une carrière de cinéaste
Deux éléments déterminants vont pousser Tanaka Kinuyo à passer à la réalisation, même s’il y a d’autres facteurs, comme une situation nouvelle de l’industrie cinématographique laissant plus d’indépendance aux acteurs et actrices, son âge, son expérience, etc.
La première impulsion vient de son rôle principal dans la trilogie de films dits « féministes » de Mizoguchi, dont la production (Idea Pictures) fut encouragée par l’occupant américain, représentant les Forces alliées, et qui avait intégré l’émancipation des femmes parmi les cinq directives de démocratisation du pays.
Même si ces trois films, La Victoire des femmes (1946), L’Amour de l’actrice Sumako (1947) et Flamme de mon amour (1948) furent considérés comme des tentatives ratées à cause de leur échec commercial, le rôle principal qu’elle joue à chaque fois l’expose aux idées de libération des femmes. A la même époque, elle reçut trois prix d’interprétation féminine au concours des films Mainichi, pour son rôle de la jeune Fumie dans Kekkon (Le Mariage) en 1947, celui de la veuve dans Fushichō (Le Phénix) tous deux dirigés par Kinoshita Keisuke, puis pour son rôle de Sumako dans le film de Mizoguchi, ainsi qu’en 1948 pour son rôle dans Les Femmes de la nuit.
Dans Le Mariage, elle interprète le rôle d’une avocate qui défend une mère infanticide : elle dénonce dans sa plaidoirie la société qui accule certaines mères à cette extrémité, lorsqu’elles sont seules à élever les enfants et tombent dans la précarité. À l’époque, il n’y avait que trois femmes avocates dans tout le Japon, c’était donc déjà un exploit féministe que de représenter cette profession. Les suicides des femmes élevant leurs enfants seules avaient connu une augmentation considérable après la crise de 1930, et demeuraient un problème social préoccupant dans le Japon d’après la défaite, où régnait une pénurie alimentaire grave. Les féministes s’étaient mobilisées pour la création d’allocations aux mères seules. Notons que ce thème de l’infanticide trouve un écho encore aujourd’hui, par exemple dans une série toute récente diffusée sur Arte, La Maison de la rue en pente. Cette série, adaptée du roman éponyme de Kakuta Mitsuyo (née en 1967), dénonce l’aliénation et l’isolement des femmes au foyer qui ont renoncé à leurs ambitions personnelles pour se consacrer à leur famille.
Le Phénix est une biographie de la première actrice professionnelle de l’histoire du Japon moderne, Matsui Sumako (1886-1919) : en effet les actrices avaient été exclues du théâtre kabuki – pourtant inventé par une femme. La représentation de la pièce de théâtre Une maison de poupée du dramaturge norvégien Ibsen, en 1911, où elle jouait son premier rôle, celui de Nora, fut un événement à la fois féministe et théâtral qui inspira d’ailleurs le premier débat au sein de la première revue féministe créée uniquement par des femmes, Seitô [2] . Ce film s’il fut un échec commercial, illustre la démarche historique qu’emprunte Mizoguchi pour faire découvrir les pionnières japonaises du féminisme, puisque son troisième film, basée sur l’autobiographie de Fukuda Hideko (1865-1927), a pour cadre l’histoire de cette dernière et de Shimizu Shikin (1868-1933).
Elles sont connues toutes deux comme les représentantes du premier mouvement pour « l’extension des droits » aux femmes, protestant contre l’exclusion des femmes de la vie politique et leur infériorisation dans la famille et la société. Le film montre aussi combien il était difficile, même pour des femmes aussi aguerries d’échapper à la domination masculine, à travers l’histoire de leurs relations amoureuses avec un dirigeant radical pour les droits démocratiques : à la fin du film, Eiko (Fukuda Hideko) apprend qu’Omoi qui désire l’épouser, a aussi pour maîtresse Chiyo (Shimizu Shikin). Omoi trouve cette situation normale. Eiko comprend, dès lors, qu’il y a beaucoup à faire pour modifier la mentalité masculine japonaise. Elle quitte Omoi pour continuer son combat à Okayama, sa ville natale, où elle rouvre son école pour filles. Dans le train qui la ramène vers sa ville natale, Eiko est rejointe par Chiyo, la fin du film illustrant ainsi la solidarité féminine placée au-dessus du désir masculin.
Le second élément important qui la pousse à la réalisation, est son voyage aux États-Unis pendant trois mois à la fin de l’année 1949, où elle aurait entendu « parler d’une actrice devenue réalisatrice ». À son retour au Japon, le 19 janvier 1950, Tanaka est fortement critiquée par les médias pour son apparence américanisée, elle est vilipendée comme vendue aux Américains, à cause de ses lunettes de soleil, des lei (guirlandes de fleurs du costume hawaïen) autour de son cou, alors qu’elle avait quitté le territoire vêtue d’un magnifique kimono. Ses apparitions ultérieures dans La Bague de fiançailles (1950) et Les Sœurs Munakata (1950) sont très critiquées. Elle raconte même avoir pensé au suicide à cette époque.
Cette situation difficile ne l’empêche pas de jouer dans des films de Naruse Mikio (1905-1969) en 1951 puis en 1952, et dans les chefs-d’œuvre d’après-guerre de Mizoguchi, que nous avons cités. Malgré les objections de Mizoguchi, Tanaka, alors âgée de 45 ans, commence sa formation comme assistante réalisatrice sur Frère et sœurs (Ani imōto 1953) de Naruse Mikio Sa vie est entièrement consacrée au cinéma, en jouant et en allant voir les films des autres, avec le désir d’une maîtrise complète de cet art.
La tendresse et la compréhension dont elle fait preuve à l’égard des femmes qui se prostituent auprès des soldats américains dans son premier film, Lettre d’amour, écrit par Kinoshita Keisuke (1912-1998), ne sont certainement pas étrangères à sa propre expérience face à l’incompréhension de son public.
Elle déploie une infatigable énergie pendant cette période d’intense création, où elle continue à jouer, que ce soit avec Mizoguchi, Ozu ou Kinoshita. En 1958, son rôle de vieille mère dans La Ballade de Narayama [3] de Kinoshita lui vaut un prix d’interprétation au Japon. Elle poussa le sens professionnel jusqu’à se faire enlever quatre implants dentaires pour jouer la scène où la vieille femme se brise les dents volontairement pour décider son fils à l’abandonner au fin fond de la montagne.
Enfin Maternité éternelle, – dont le scénario est écrit par une femme, Tanaka Sumie (1908-2000), d’après une biographie de la poétesse Nakajō Fumiko (1922-1954), décédée à 31 ans du cancer du sein –, fut promu en 1955 comme un film réalisé par une femme sur une femme pour les femmes, année d’une intense mobilisation pour la paix au Japon, initiée par le Mouvement des mères après l’affaire de la contamination du thonier japonais Daigo Fukuryū Maru par les retombées radioactives des essais nucléaires américains sur l’atoll Bikini.
Les poèmes de Fumiko expriment de façon crue sa colère, ses ressentiments contre l’institution du mariage. Ce film fut le plus grand succès de l’année 1955 à Tokyo, et à Sapporo d’où venait la poétesse, l’affluence dans les salles de cinéma fut quatre fois plus importante que les autres années. Si jusque-là Tanaka avait peint des portraits de femmes qui ne réussissaient pas à sortir de leur dépendance malgré leur désir, la description du désir plus charnel que romantique de la poétesse donne à cette figure féminine une existence subjective plus affirmée que dans ses autres films.
La rétrospective bienvenue des six films réalisés par Tanaka Kinuyo, nous fait non seulement découvrir de nombreux thèmes traitant de la condition des femmes mais nous permet aussi d’entendre leurs voix. Tanaka Kinuyo est restée célibataire toute sa vie, à part un court épisode de vie commune avec son premier metteur en scène, Shimizu Hiroshi (1903-1966), entre 1927 et 1929. Selon l’entretien qu’elle accorda au cinéaste Shindō Kaneto [4] (1912-2012) dans le documentaire réalisé en hommage à Mizoguchi (Kenji Mizoguchi ou la vie d’un artiste, 1975), elle dit que celui-ci aurait souhaité l’épouser, mais elle a toujours refusé, n’éprouvant aucune attirance pour lui malgré le respect qu’elle lui vouait. Elle poursuivit sa collaboration avec lui jusqu’à sa mort en 1956, malgré son refus de la soutenir dans son aventure de cinéaste. Elle a trouvé en revanche un soutien auprès d’autres grands cinéastes, Kinoshita et Ozu, qui lui donnèrent les scénarios de ses premiers films pour donner une leçon à Mizoguchi, raconte-t-elle. Elle n’en resta pas moins fidèle à sa mémoire que son dernier film, Mademoiselle Ogin, magnifie.
Polémiquons.
1. Tanaka Kinuyo (1909-1977), 29 avril 2022, 17:54, par philippe
Indépendamment des qualités artistiques, passé le côté suranné du noir et blanc, il faut regarder ces films en pensant à l’année de leur création. Alors, dans cette société patriarcale au nationalisme exacerbé, la puissance de l’engagement au profit des japonaises et le courage de Hinuyo Tanaka apparaissent de manière éclatante.
De même, pour éviter tout jugement hâtif au sujet de cette société japonaise, rappelons nous qu’à la même époque la situation des françaises ne valait guère mieux, et, que certaines furent tondues à peine les combats arrêtés. La lucidité ne nuit pas au plaisir de regarder et à la compréhension de ces films. Mieux ; elle met en valeur la réalisatrice Hinuyo Tanaka.