La Nuit du 12 nous plonge au sein d’une équipe de la police judiciaire qui tente de résoudre le meurtre d’une jeune femme de 21 ans dénommée Clara. Dans une scène au début du film, on voit cette dernière rentrer chez elle de nuit après une soirée avec ses amies, et être brûlée vive par un inconnu masqué.
On découvre ensuite le personnage de Yohann joué par Bastien Bouillon, policier à la PJ, et ses collègues, tous masculins, responsables de l’enquête. Malgré le nombre de suspects, ils peinent à trouver le coupable et l’enquête dure sans aboutir, venant hanter Yohann et le faire se questionner sur son équipe et ses méthodes. En effet, ce qui apparait en filigrane c’est le parcours intérieur de Yohann qui petit à petit s’interroge sur des réalités qu’il n’avait jamais remarquées jusqu’alors : les hommes et leur rapport aux femmes et à la violence, la place de ses coéquipiers dans ce système et la sienne. Petit à petit, la ligne naturelle qui sépare les bons policiers des mauvais criminels s’estompe, et place tous ces hommes dans un même continuum de la masculinité.
Divers échantillons de masculinité toxique
A travers les personnages des suspects, le film explore d’abord ce qui est couramment identifié comme de la « masculinité toxique » (c’est-à-dire une masculinité qui promeut misogynie, violence, domination, etc.).
Dans les suspects réunis par la PJ – et choisis parce qu’ils ont tous eu des rapports sexuels et/ou amoureux avec la victime – on trouve : un rappeur racisé « de la cité » qui a écrit une chanson où il veut « cramer Clara » ; un homme aux cheveux longs, marginal et un peu bizarre qui vit dans un cabanon de jardin ; un jeune prof d’escalade qui veut des « sex friends » et du sexe « pas compliqué » en trompant sa copine et a un fou rire en parlant de la mort de Clara ; un barman viril qui trompe lui aussi sa copine et considère qu’il couchait avec Clara par pitié parce qu’il vaut mieux qu’elle ; un homme qui sort de prison pour violences conjugales et « baise comme un animal ». On nous présente une typologie très stéréotypée des masculinités toxiques ; un échantillon d’hommes facilement identifiables comme mauvais, avec qui il est difficile de s’identifier et pour qui il est dur d’éprouver de l’empathie.
Plus intéressante est la façon dont ces suspects sont appréhendés par les hommes de la police judiciaire. Au départ, on voit se dessiner l’archétype des « cops movies » avec les bons flics versus les mauvais criminels. Face à ces hommes vraiment mauvais, les policiers représentent par leur fonction l’ordre moral, l’éthique et la justice. Nanie, la meilleure amie de Clara le dit : « elle aimait bien les bad boys », et dans l’histoire de la représentation télévisuelle et cinématographique des policiers, les bad boys sont les méchants, les délinquants, comme dans les paroles du générique de la télé-réalité états-unienne COPS suivant des policiers dans leur travail : « Bad boys what you gonna do ? ».
Comme le remarque Yohann, trois ans après le crime et tandis que l’affaire n’est toujours pas résolue, ce qui l’a marqué ce n’est pas qu’ils aient manqué de suspects ou de mobiles, mais que tous les suspects auraient pu la tuer. Il conclut : « Ce sont tous les hommes qui l’ont tuée. Il y a quelque chose qui cloche entre les hommes et les femmes ».
En disant cela, le film amène une complexité dans cette affaire de bons et mauvais. Si la violence est le privilège des hommes en général et pas seulement des bad boys, l’opposition traditionnelle des représentations policières se déplace de policier versus criminel à celle entre les femmes et les hommes. Le film dessine cette prise de conscience chez Yohann, d’un continuum de la masculinité et de la violence patriarcale qui imprègne les suspects comme les hommes de son équipe, et revisite ainsi finement le thriller policier par le prisme des masculinités.
L’équipe de policiers face à leur propre masculinité
Dans le regard de Yohann, différentes formes de masculinités se dessinent au sein de son équipe de police judiciaire. Il y a les désabusés, les « bourrins », qui bizutent un nouveau collègue au début du film, lui demandent s’il va voir des putes et se moquent de lui parce qu’il est amoureux et veut se marier. Une représentation typique du « boys club », qui perpétue la masculinité toxique au sein d’un groupe par les moqueries. Ceux-là se révèlent vite des alliés tacites du patriarcat puisqu’ils tiennent le même discours que les suspects à propos de Clara. L’un d’eux déclare que sa mort « n’est pas un hasard » quand on voit ses fréquentations amoureuses, reproduisant un discours masculiniste tendant à responsabiliser les victimes.
Un autre policier, Marceau, incarné par Bouli Lanners, réagit autrement. En train d’être quitté par sa femme qui l’a trompé, il apparait comme un homme fragile qui se déclare lui-même « trop romantique » pour les relations sexuelles sans attaches. Scandalisé par la violence du meurtre de Clara, il ne supporte pas le discours des suspects lors des interrogatoires, ne réussit pas à maintenir une position neutre face à la violence qu’ils expriment. Cela l’amène à « déraper » à plusieurs reprises et s’en prendre physiquement à Vincent Caron, personnage ultra violent qui, alors qu’il est sur écoute, promet par téléphone à sa petite-amie qu’il va « la démonter » en rentrant chez lui. En se rendant chez Vincent pour l’arrêter, Marceau finit par produire lui aussi de la violence et met en péril l’enquête, provoquant la colère de Yohann ; mais il révèle aussi la ligne très fine entre neutralité et complaisance, pour ces policiers qui sont témoins de la violence des suspects envers de potentielles futures victimes sans agir. Marceau déclare ironiquement : « On fait un drôle de métier. On combat le mal en rédigeant des rapports. » Il finira par démissionner.
Enfin, Yohann est un taiseux qui ne sait pas très bien communiquer. Il semble intégré à son équipe au départ mais de plus en plus en décalage. Il cherche à rester un homme moral et à rendre justice à la victime. Petit à petit il prend conscience que le meurtre de Clara est un féminicide (sans que le mot soit utilisé) et se dresse contre certains de ses collègues qui tournent en dérision sa rigueur morale. Il roule seul pendant des heures sur son vélo, faisant des tours de piste, hanté par la non-résolution du meurtre de Clara, mais aussi par sa nouvelle prise de conscience que les frontières qu’il a jusqu’alors connues entre le bien et le mal ne sont pas si nettes.
Deux personnages féminins qui apportent un autre regard
Au milieu de tous ces hommes, il y a deux personnages féminins dont les interventions amènent un autre regard sur l’enquête, et qu’on regrette de ne pas voir plus développés à l’écran. Il y a d’abord Nanie, la meilleure amie de la victime, qui après avoir été interrogée une énième fois sur les relations sexuelles de Clara, s’insurge contre le fait que la vie sexuelle de son amie soit enquêtée, comme pour lui faire porter la responsabilité de son assassinat. Elle déclare à Yohann : « Vous voulez que je vous dise, moi, pourquoi elle a été tuée ? C’est parce que c’est une fille, voilà, c’est tout ». C’est suite à ce dialogue que Yohann commence à questionner les hommes avec qui il travaille aussi.
Un second personnage féminin, Nadia, arrive dans l’épilogue, trois ans après le meurtre toujours non résolu : c’est une jeune policière qui vient d’arriver à la PJ, incarnée par Mouna Soualem. Venue à la PJ parce qu’elle aime enquêter, elle constate que le plus dur c’est l’équipe d’hommes avec lesquels elle travaille : « C’est pas aussi raciste que le commissariat mais c’est quand même des gros bourrins ». A la fin du film elle déclare : « Vous trouvez pas ça bizarre que ce soit majoritairement des hommes qui commettent des crimes et majoritairement des hommes qui sont censés les résoudre ? Un monde d’hommes ». Il faut aussi noter la présence d’une juge femme, qui relance l’enquête et obtient des fonds.
La Nuit du 12 reprend le schéma scénaristique bien connu de la confrontation entre les soi-disant bons flics versus mauvais criminels, et de leurs tentatives d’être des hommes moraux et droits. La saison 1 de True Detective sorti en 2014 et dans laquelle Mathew MacConaughey et Woody Harrelson incarnaient un duo d’enquêteurs, questionnait ainsi la posture morale de ces policiers enquêtant sur des meurtres de femmes, à travers leur propre rapport aux femmes et à leur masculinité . On suivait notamment le personnage de Martin Hart (Woody Harrelson) qui cherchait à tout prix à être un bon père de famille, méprisant les criminels qui assassinent des femmes, tout en se complaisant lui-même dans une forme de masculinité toxique avec sa femme et son amante.
Dans La Nuit du 12 comme dans True Detective, les seuls personnages actifs montrés à l’écran sont des hommes. C’est eux qu’on suit, dont on accède à l’intériorité, aux doutes et aux questionnements. Les femmes sont réduites au statut de victime passive, qui jamais ne pourront s’exprimer à la première personne. Ce sont toujours les hommes qui les racontent. Le film a d’ailleurs fait polémique pour avoir « oublié » de mettre le nom de l’actrice sur l’affiche, alors que son image y figure seule et en plan rapproché.
Cela interroge aussi sur ce qu’on nomme aujourd’hui le « trauma porn », c’est-à-dire une manière de représenter la violence avec complaisance, par exemple en la rendant esthétique . Au début de La Nuit du 12, puis à plusieurs reprises dans le film, on assiste à une scène frontale de violence sur le corps d’une femme. Tandis qu’elle marche dans la rue, un homme jette de l’essence sur Clara puis lui fait prendre feu. Elle court et tente alors de s’échapper, tout en brulant vive… La scène est filmée au ralenti, les flammes de son corps semblant danser à l’écran sur un morceau de pop mélancolique intitulé « Corps en feu » dans la bande originale. C’est une scène d’une violence extrême, esthétisée par la mise en scène. Cela pose alors une autre question, celle de la représentation de la violence, notamment patriarcale. Pourquoi ce choix de l’esthétisation pour une scène de violence, qui je pense, ne laissera indemne aucune spectatrice qui s’identifiait jusque-là à Clara, et s’inquiète parfois de rentrer chez elle la nuit dans des rues vides. Et surtout peut-on vraiment rendre cette violence « belle » ? Quelle est alors ici, dans la mise en scène cinématographique, la limite entre dénonciation et complaisance ?
Et c’est là le paradoxe de La Nuit du 12 : si on veut traiter de la représentation des féminicides au cinéma, est-ce suffisant de mettre en scène des hommes qui s’interrogent sur leur masculinité ; ne faut-il pas réfléchir la mise en scène des féminicides, à la place faite aux personnages féminins dans ce genre de récit, et à la façon dont on écrit et représente les victimes ? Le film amène certes de nouvelles réflexions sur le continuum de la violence patriarcale et sur la complaisance des policiers face aux féminicides, mais il demeure un film d’hommes, sur les hommes, écrit par un homme, mis en scène par un homme et qui s’adresse aux hommes. A ces hommes qui depuis #MeToo se veulent alliés du féminisme et peuvent s’identifier à Yohann dans sa quête d’une bonne masculinité.
J’en suis personnellement sortie un peu frustrée et je regrette de n’avoir pas plus entendu les femmes, de ne pas avoir vu leur rôle plus développé à l’écran. L’excellente actrice Mouna Soualem aurait par exemple pu être un premier rôle intéressant pour explorer la masculinité au sein de la police judiciaire, et aurait évité que le film reproduise ce qu’il tend à dénoncer : un monde d’hommes.
Polémiquons.
1. La Nuit du 12, 29 juillet 2022, 13:23, par philippe
Où sommes-nous ? Dans une petite commune de la France métropolitaine, comme il en existe des millier (voir carte des féminicides).
Pas de "noirs patibulaire", pas de "basanés menaçants", pas de trafics, pas de religion, mais le présent chez les "français d’origine", chez les blancs.
Qui est-elle ? De son temps, une jeune femme donc par définition désirable et désirée même par les plus dérangés, sexuellement active donc "baisable" même par pitié, par jeux ; sinon libre, elle est autonome par rapport aux hommes.
Autonome, cela ne passe pas comme le chante un rappeur : elle doit être brûlée vive telle une sorcière d’aujourd’hui. Mais ce rappeur est un "bon travailleur" et surtout "un bon fils" qui s’occupe de sa "maman".
Sans être didactique, pesant, démonstratif, le film nous plonge au cœur du monde des hommes d’un côté (police) comme de l’autre (les suspects) et il met en exergue, par petite touche, les mécanismes "culturels" qui justifient les ambiguïtés, les jugements de valeur, les lâchetés, les renoncements, les fantasmes. Les spectateurs-trices doivent être vigilant(e)s car rien ne doit être jeté dans ce film.
Les rares femmes du film désignent la monstruosité : la femme soumise montre l’impuissance de la police à la protéger, l’amie de Clara qui dit la Vérité, la femme policière qui met en exergue les incohérences fondamentales de l’institution policière, la juge qui refuse le fatalisme.
Au 29/07/22, il y a 61 cas de féminicides. Mais il y a plus de morts car des hommes tuent plus d’une personne (dont des enfants). Dans plusieurs cas la police et la gendarmerie sont intervenues les jours précédents les meurtres.
Un film à voir A.B.S.O.L.U.M.E.N.T.