Je m’y étais préparée comme à une sorte de rituel. Je voulais voir ce film seule et sans interruption. Je ne voulais ni prononcer ni entendre de commentaire. Je voulais pouvoir me plonger dans mes souvenirs, mes sensations, me confronter à mes angoisses de femme ayant été enceinte, ayant accouché. C’était, pour moi, la promesse de Pieces of a Woman. Son intensité. J’étais là pour assister à un drame, c’était annoncé : le film relate l’abime et la reconstruction d’une femme, éventuellement d’un couple, après la mort de leur enfant quelques minutes après l’accouchement. Mais le deuil périnatal ne prend pas toute la place ici. Pieces of a Woman ressemble à un récit sensoriel de la toute fin de la grossesse, de l’accouchement et de l’après, l’absence et le retour à la vie. Il y a de la place pour les silences, les douleurs, les raideurs, la solitude, l’extase aussi. C’est un récit rare tant les films – et images – grand public sur l’accouchement sont souvent caricaturaux, superficiels, trop loin des corps. C’est bien cela qui m’a emportée et bouleversée.
Je ne suis pas critique de cinéma, ni chercheuse en études de genre. Je suis journaliste de métier et j’ai en parallèle une activité militante au sein d’une petite association qui défend la parentalité féministe. Autrement dit, qui lutte contre les mensonges et injustices traversant la « famille ». Je le mentionne car je me situe à un endroit souvent difficile à décrire : tout à la fois en colère, empruntant au vocabulaire et aux combats féministes pour l’exprimer, et installée dans une norme qui me convient. Un compagnon aimant et deux gosses que j’aime renifler tendrement. Une fatigue physique que je vis comme un défi, ancienne sportive à haute dose et danseuse que je suis. J’insiste sur ces corps, le mien et ceux qui m’entourent. Ces chairs, ces odeurs, le toucher, mes cicatrices dominent mon vécu depuis que j’ai donné naissance. Elles fondent ce chapitre de vie.
Et ce sont ces fondations, dans leur version la plus ébranlée, que Pieces of a Woman capture. Le point de départ est un accouchement à domicile accompagné d’une sage-femme.
Si certains voudront débattre du choix d’accoucher hors d’une maternité dans un pays, les États-Unis, où tout l’équipement médical moderne est disponible, ce n’est pas le sujet ici. Martha Weiss (incarnée par l’actrice anglaise Vanessa Kirby) accouche chez elle et je fais l’hypothèse qu’elle voulait ressentir. Tout ressentir, notamment le moment où « (sa) fille aurait décidé de venir », comme elle le dira au cours du bref procès de la sage-femme. Sauf que ça ne se passe pas comme prévu, l’enfant naît puis meurt. Elle en sort en morceaux. La suite est hypnotique. Vanessa Kirby incarne ce personnage féminin avec une gestuelle si gracieuse que c’en est presque trop. La vie comme une chorégraphie. (Elle justifie d’ailleurs à elle-seule, pour les mêmes raisons, de binge-watcher sans aucune culpabilité les saisons 1 et 2 de la série The Crown , où elle incarne la princesse Margaret, seule personne réellement vivante de Buckingham Palace).
Beauté de la mise en scène, nous sommes à ses côtés et de son côté quand elle soigne ses seins lourds de lait à l’aide de sacs de petits pois congelés, tandis qu’on lui parle enterrement. Quand elle fait face à sa mère, aux autres, plutôt que s’écrouler lors de l’impossible repas de famille. « I am facing it » (« Je fais face »), hurle-t-elle. « Arrêtez de nous faire chier », scandons-nous en silence avec elle. Elle se tient debout face à sa peine, son fardeau, sa culpabilité, sa pulsion de vie malgré tout. Cette posture laisse peu de place aux autres, les personnages secondaires ont rarement aussi bien porté leur nom, amant, mère, sœur, travail... On retiendra seulement que la mère a de l’argent et ce n’est pas un détail : personne dans cette histoire n’aura de problème financier à gérer. Certain·e·s regretteront peut-être de voir disparaître le personnage du conjoint, qui se perd et nous perd. Très franchement, ça m’est égal. D’autres films viendront je l’espère, avec la même finesse, dire quelque chose de l’expérience de la naissance au masculin, du deuil, du couple parental. Là, il s’agit d’elle, de son corps, du nôtre.
« Elle sentait la pomme », dira Martha de l’enfant à peine rencontrée. Et le film entier de Pieces of a Woman se charge de pommes, de trognons, de graines... Lourde métaphore de la germination ? Sans aucun doute. Il s’avère que j’étais, enceinte, obsédée par les plantes. Ma capacité à les garder en vie préjugeant selon moi de ma capacité à donner naissance à un enfant. C’est peut-être ainsi, sans grande originalité et de toutes nos forces, qu’on s’accroche au vivant.