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Waheed Khan & Ubaydah Abu-Usayd / 2020

Soumaya


>> Fatima Ouassak / dimanche 9 février 2020

La violence du licenciement islamophobe


Soumaya porte un message politique fort. Les réalisateurs Waheed Khan et Ubaydah Abu-Usayd utilisent le levier artistique et culturel comme moyen de lutter contre l’oppression islamophobe, et tenter de convaincre au-delà des sphères minoritaires et militantes.

Braquage du « titre-prénom oriental »

D’habitude, les films dont le personnage principal est une femme musulmane, et qui portent un titre-prénom, racontent le combat que mène l’héroïne violée, excisée, mariée ou voilée de force, contre la « barbarie » de son mari/frère/père musulman, et contre « l’obscurantisme » islamique en général. Les Wadjda, Rachida, Aïcha, Shéhérazade, et autres Sofia [1].

Il ne s’agit pas de cela dans Soumaya.
Certes l’affiche et le titre du film reprennent les codes des films orientalistes, nombreux dans le cinéma français ou nord-africain en langue française (titre-prénom arabo-musulman, femme arabe qui semble se dévoiler pour mieux respirer), mais une fois dans la salle, on découvre le combat d’une femme musulmane contre les violences institutionnelles, le racisme au travail, et l’islamophobie d’État qu’elle a subis.

L’affiche suggère une Soumaya qui serait victime des siens ; le film raconte l’histoire de Soumaya, victime de l’État.

Les réalisateurs du film ont braqué le classique « titre-prénom arabe », comme d’autres braquent le « 8-mars-journée-de-la-femme » (avec ses traditionnels -20% sur l’électroménager et son produit amincissant gratuit pour un autre acheté), profitant ainsi de la lumière médiatique de cette journée institutionnelle, afin de proposer une ligne subversive et anti-système à un plus large public.

Le film se distingue fortement dans le cinéma français

Ce qui est frappant dans le film, et assez exceptionnel dans le cinéma français, c’est la présence centrale qu’ont les femmes voilées. Deux des personnages principaux portent un hijab, l’une est cadre d’entreprise, l’autre avocate. Elles sont amenées à diriger des équipes, à former des professionnels, dont des hommes.

On voit ces deux femmes au début du film sur leur lieu de travail, dans l’entreprise pour l’une, au tribunal pour l’autre. Elles ne portent alors pas le voile. L’avocate est très charismatique, grande oratrice, elle écrase ses adversaires pendant le procès. Ce n’est qu’à la sortie du tribunal qu’on découvre qu’elle porte un foulard. Grâce à cet enchainement intelligent, le film offre la possibilité aux spectateurs/trices qui en douteraient, de constater que, malgré le foulard qu’elles portent sur la tête, les femmes voilées sont des êtres humains... Et qu’il arrive qu’elles soient brillantes.

Car on en est là en France, et l’enjeu pour le film est de taille : humaniser les femmes qui portent un foulard, les imposer à l’écran, leur permettre de s’exprimer et d’échapper le temps d’un film à l’étiquette de « femme soumise » réduite à son voile, dans un contexte français où on cherche de plus en plus à les réduire au silence et à les chasser de tous les espaces publics.

Soumaya est voilée, et c’est elle qui compte, c’est elle qui parle.

Porter un récit minoritaire dans l’espace culturel majoritaire

Et que raconte Soumaya ?
À la suite des attentats de novembre 2015, et suite à un signalement pour « soupçon de radicalisation » de la part d’un collègue qui l’a aperçue voilée à l’extérieur de l’entreprise, Soumaya subit une perquisition chez elle, et elle est licenciée par son employeur, un sous-traitant chargé de sécuriser les pistes d’atterrissage dans les aéroports. Le film raconte son combat judiciaire contre cet employeur.

L’histoire de Soumaya symbolise l’histoire de milliers de musulmans et musulmanes qui ont subi perquisitions, harcèlement, violences et licenciements abusifs au lendemain des attentats de novembre 2015, le tout légitimé dans le cadre de l’état d’urgence décrété par l’État Hollande, puis inscrit dans la loi par l’État Macron.

Évidemment on a entendu parler de cette histoire dans l’espace médiatique, mais presque exclusivement du point de vue de ceux qui ont considéré que cette violence à l’égard des musulman.e.s était normale, que c’était la réponse adaptée pour prévenir de nouvelles attaques, que c’était rassurant de mettre hors d’état de nuire ces gens potentiellement dangereux. Et aussi au fond, que c’était bien mérité...

Le film raconte cette histoire, mais du point de vue d’une victime, de sa famille et de ses soutiens.

L’objectif du film est clair : dénoncer l’islamophobie d’État après novembre 2015. Avec un enjeu important : porter dans le milieu culturel ce message politique antiraciste, qu’on ne trouve que dans les microcosmes que sont les milieux militants et les médias alternatifs, pour tenter ainsi de toucher le grand public.

Dénonciation de l’islamophobie d’État

Le film parvient bien à porter à la connaissance du public ce qu’est l’islamophobie et comment elle se manifeste concrètement. On peut retenir quelques aspects :

La violence du licenciement islamophobe

La première séquence, où Soumaya apprend qu’elle est licenciée, est très bien mise en scène. On s’identifie à Soumaya quand le monde s’effondre sous ses pieds, ce monde construit en 14 ans de travail dans cette entreprise, ce monde détruit en quelques secondes quand on lui annonce sèchement qu’elle doit déguerpir en laissant son badge. On connait un peu la violence de la discrimination raciste dans l’accès à l’emploi. Grâce au film on connait mieux la violence du licenciement raciste.

Radicalisation à toutes les sauces

Un autre point intéressant du film, c’est la manière dont sont tournés en dérision les gens qui parlent de « radicalisation ». L’absurdité du terme est bien illustrée par les propos des juges, avocats, employeurs qui considèrent (ou qui font mine de considérer) que sont radicalisées les personnes qui ne font pas la bise aux collègues, qui disent parfois « salam », ou qui portent un foulard dans la rue.

Le monde à l’envers

Soumaya a été victime de délation de la part d’un collègue, Guillaume, qu’elle était en train de former. Ce collègue, raciste et harceleur, est écouté, tandis que Soumaya, victime de ce harceleur, est licenciée pour faute lourde. L’ironie du sort, c’est que ce monde à l’envers s’est prolongé en dehors du film, au moment de sa diffusion. En effet, le Grand Rex à Paris a décidé d’annuler unilatéralement l’avant-première du film Soumaya, à quelques jours de la projection. La raison donnée par les dirigeants du Grand Rex : le sujet du film fait polémique, notamment dans les milieux d’extrême droite. Ainsi, quand le cinéma français produit à la pelle des films racistes, négrophobes, romophobes et islamophobes, ce n’est pas bien grave, c’est la liberté d’expression. Mais quand un film déplait à la fachosphère, le Grand Rex annule. Le monde à l’envers. Ou alors à l’endroit, si on admet que le fonctionnement normal du système actuel est discriminatoire et raciste.

Il est intéressant de voir que le film a été annulé à Paris, et reprogrammé en urgence en banlieue dans le 93. Tout un symbole. En France, surtout dans le domaine de la culture, il n’est pas aisé d’accéder au centre quand on incarne la périphérie.

L’art et la manière d’éclater les familles

Le film montre assez bien comment l’enfant n’est pas considéré comme un enfant par les autorités. Notamment dans la scène où la fille de Soumaya, 8 ans, assiste choquée à la perquisition violente de la mosquée, sans que ça n’émeuve le moins du monde les policiers armés. La scène est très (trop) démonstrative mais on devine la volonté de mettre l’enfant au centre, pour que les spectateurs s’y intéressent et la voient telle qu’elle est : une enfant qu’on agresse. Cela rappelle fortement l’histoire de ce garçon de 8 ans, Ahmed, placé en garde-à-vue à la suite des attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Casher pour « comportement non conforme » pendant une minute de silence [2].
Pour les autorités, l’enfant musulman n’est pas vraiment un enfant, ce n’est pas grave si on le traumatise.
L’autre élément intéressant du film concerne la famille, la manière dont les discriminations et les violences institutionnelles que subit Soumaya tendent à casser et diviser sa famille. Au début du film, Soumaya doit gérer, en plus des violences qu’elle subit de la part de son employeur et de la police, les reproches de sa mère qui lui dit en pleurant qu’elle n’aurait pas dû porter le hijab, qu’elle en fait trop, qu’elle ne devrait pas porter plainte, qu’elle devrait davantage penser à sa fille, etc. Fatiha Damiche, qui fut une grande militante du MIB (Mouvement Immigration Banlieue) parlait à l’époque du système raciste comme maitrisant « l’art et la manière d’éclater les familles » [3]. Dans le prolongement du MIB, c’est ce que dénoncent aujourd’hui le Front de mères [4] ou encore Assa Traoré du Comité Adama [5] C’est une constante dans les luttes de l’immigration, cette conscience que la famille issue de l’immigration postcoloniale est un « espace-ressources » essentiel pour ses enfants, et qu’elle est donc, en même temps, une cible de premier choix.

Certes on aurait aimé un rappel que les luttes politiques sont nécessaires et que la réponse judiciaire n’est pas la seule possible face à l’islamophobie d’Etat. Certes la question sociale est absente du film, avec une dissociation entre dignité et conditions matérielles d’existence (l’impact social et financier du chômage pour une mère célibataire n’est pas abordé), ce qui ne facilite pas l’ancrage du film dans les réalités sociales que vivent beaucoup de musulman.e.s. Certes la recherche de respectabilité dans le film peut parfois gêner, avec des personnages agressés qui restent (trop) polis en toutes circonstances. Mais ce sont là des détails au regard de tout ce qu’apporte le film dans le contexte actuel.

Soumaya est essentiel car il laisse une trace dans l’espace public et médiatique de cette chasse aux sorcières islamophobe de l’après Charlie. Il permet en effet de comprendre ce qui s’est passé aux lendemains des attentats de novembre 2015, mais il permet également de comprendre ce qui se passe aujourd’hui, la répression policière qui s’est généralisée, la criminalisation des militants sur simple suspicion, l’islamophobie qui sature totalement les médias, etc. Ce film peut permettre à beaucoup de prendre conscience que lorsqu’on accepte des lois d’exception, sous prétexte que ces lois ne visent que les musulman.e.s, on prend le risque de voir ces lois se retourner contre soi. Comme le montre très bien la série The Handmaid’s Tale, la répression post-attentats prépare l’instauration d’un régime totalitaire.
Soumaya a beaucoup de choses à dire. Il est plus que jamais nécessaire de les entendre.


>> générique


Polémiquons.

  • Bonjour
    Je souhaite vivement remercier Fatima Ouassak pour cette article brillant dans son analyse, dans son écriture concernant le film Soumaya. Je tiens à la féliciter et je me hâte de le transmettre aux réalisateurs et à l’équipe.
    Concernant le titre , au départ le film devait s’appeler Droit de réponse , mais tout le monde disait aux réalisateurs que ce n’était pas une bonne idée à cause d’une émission célèbre des années 80 qui avait ce titre, il a été suggéré aux réalisateurs d’appeler le film Soumaya...Et vous connaissez la suite !

    Bonne continuation et à Bientôt)

    Majida Ghomari
    (Rôle de la mère dans le film Soumaya)

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[1Cf. Introduction de l’article consacré au film Sofia https://www.genre-ecran.net/?Sofia

[3Fatiha Damiche - "Aller au-delà des pleurs, on peut le faire !" https://www.youtube.com/watch?v=NvKd59u63AM

[5Assa Traoré et Elsa Vigoureux, Lettre à Adama, éditions du Seuil, 2017