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Peter Morgan

The Crown / Saison 5


par Ginette Vincendeau / mercredi 7 décembre 2022

Fins de règne

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La saison 5 de The Crown n’est pas née sous une bonne étoile. Sa sortie sur Netflix le 9 novembre s’est faite dans un climat hostile, nombreux étant ceux et celles qui trouvaient indécent de montrer cette fiction historique deux mois presque jour pour jour après le décès de la reine Elizabeth le 8 septembre (le tournage de la saison 6 a même été momentanément suspendu). De plus, comme dans les autres saisons qui portent un numéro impair, la distribution a été entièrement renouvelée, invitant la comparaison avec les castings antérieurs (on a maintenant trois reines Elizabeth, trois Margaret, trois Prince Charles, deux Diana, etc.) mais, exercice encore plus périlleux, avec les personnages réels. Si la saison 5 a déjà fait couler tellement d’encre, c’est aussi parce que plus le temps de la fiction se rapproche de l’époque qu’elle représente, plus l’écart entre les deux se révèle problématique. Il est banal de comparer une fiction historique avec la « réalité » qu’elle représente, mais pour la saison 5 le débat fut particulièrement passionné, de nombreuses personnalités demandant soit l’interdiction de la saison, soit des textes stipulant son caractère fictionnel (en fait il n’en sera rien). Jamais la métaphore de Jean-Louis Comolli d’un « corps en trop », tirée d’un célèbre article des Cahiers du cinéma de 1977 sur les fictions historiques n’avait semblé aussi vraie : dans l’esprit des spectatrices et spectateurs s’installe une « rivalité entre le corps de l’acteur et l’autre, le ‘vrai’, dont la disparition (historique) a laissé trace dans des images autres que cinématographiques, avec lesquelles il faut compter [1] ».

La saison 5 de The Crown n’en distille pas moins certains plaisirs auxquels la série nous a habituées : un scénario de l’ex-expert monarchie Peter Morgan, une mise-en-scène soignée dans des décors et des costumes somptueux, la crème des acteurs britanniques. En première ligne, Imelda Staunton (la reine Elizabeth), Dominic West (Charles), Jonathan Pryce (Philip), Lesley Manville (Margaret) et Olivia Williams (Camilla Parker Bowles). On peut discuter du choix des acteurs et actrices, surtout Dominic West, bien trop séduisant en prince Charles ou le fait que la formidable Lesley Manville est sous-utilisée, mais pas leur talent. L’actrice australienne Elizabeth Debicki compose une Diana très ressemblante et Jonny Lee Miller un John Major (ancien premier ministre conservateur) étonnant de justesse. Et pourtant, la saison 5 déçoit et parfois ennuie. En cause une « dilution » de l’intrigue centrale dans une kyrielle d’histoires périphériques sans grand intérêt et une lourde insistance sur certains symboles.

Dans la première catégorie, je rangerai l’épisode 3 consacré à Mohammed Al-Fayed (Salim Daw). Le personnage est évidemment important en tant que père de Dodi (futur amant de Diana qui mourra avec elle dans l’accident de voiture du tunnel du Pont de l’Alma en septembre 1997), mais était-il nécessaire d’insister autant sur son enfance et ses tentatives frustrées de se faire une place dans l’Establishment ? Même si l’intention est de montrer le snobisme de l’aristocratie britannique, le portrait d’Al-Fayed frise le racisme : le personnage est présenté comme un arriviste obsédé par l’argent. Je noterai ensuite les insipides séquences (épisodes 2 et 6) consacrées au nouveau hobby du prince Philip, les courses de calèches. Le thème illustre l’obsession du passé ainsi que le donjuanisme du prince (on suggère une liaison avec une jeune et jolie parente), mais on s’ennuie ferme. Enfin l’épisode 9 sur le divorce entre Charles et Diana propose un montage de scénettes où des gens « ordinaires » en instance de divorce racontent leurs différends. L’idée est simple : le divorce de Charles et Diana ne fait que refléter la réalité de l’époque, ce dont Charles s’efforce (en vain) de convaincre sa mère. Mais on n’a pas besoin d’une demi-douzaine d’exemples pour le comprendre. La même pesanteur caractérise le traitement de certains objets ou moments dont la charge symbolique est montée en épingle, parfois interminablement : en particulier le parallèle entre le yacht royal Britannia et la reine, qui court des premières images de son lancement en flash-back dans le premier épisode jusqu’à son « déclassement » au dernier (10), où son état vétuste est opposé au luxe clinquant de celui d’Al-Fayed. Voir aussi le montage parallèle appuyé entre l’assassinat des Romanov et les chasses du roi George V en 1917 (épisode 6) ou bien celui entre l’interview de Diana par le journaliste Martin Bashir (Prasanna Puwanarajah) pour la BBC et les feux d’artifice du 5 novembre pour commémorer la « conspiration des poudres » de 1605 menée par le catholique Guy Fawkes pour détruire la royauté (épisode 8).

Alors qu’elle s’étend sur des péripéties de peu d’intérêt ou insiste pesamment sur certains symboles, la saison 5 fait en revanche quelques impasses surprenantes (si ce n’est peut-être pour des raisons juridiques), notamment sur les déboires du couple que formait le prince Andrew avec Sarah Ferguson, obsessionnellement suivis à l’époque par la presse à scandale des tabloïds. Et bien entendu les aventures amoureuses de Diana. Il est vrai que, dans les épisodes 7 et 8, nous assistons à sa liaison (alors qu’elle est séparée de Charles) avec le sympathique chirurgien pakistanais Hasnat Khan (Humayun Saeed). Mais les autres aventures de la princesse, avant et après sa séparation, sont absentes de la fiction, notamment celle avec James Hewitt, dont une rumeur persistante (quoique non vérifiée) suggère qu’il est le père biologique du prince Harry.

Une telle discrétion signale-t-elle que la saison 5 « prend le parti » de Diana contre la famille royale ? C’est-à-dire, selon la légende médiatique, celui d’une innocente jeune femme moderne et généreuse (et excellente mère), brimée par une famille royale horriblement guindée et d’une amoureuse au cœur brisé par la froideur de son mari, Charles, qui n’a de sentiments que pour sa maîtresse Camilla (sur Diana, voir Marion Halletà propos de la saison 4). A priori oui, en fait non. La saison 5 multiplie les manifestations du « choc » que ressent la reine devant les problèmes conjugaux de Charles et Diana (et de ceux de ses autres enfants) ; sa conduite irréprochable à elle, son sens du devoir, avéré le long des décennies (et des saisons de The Crown), la rendant incapable d’une quelconque empathie avec Diana. Les scènes où Elizabeth en discute avec sa mère (Marcia Warren), Philip ou ses dames d’honneur, font écho à ses sentiments et les montrent surtout comme venant d’un autre âge, alors que Margaret et les plus jeunes générations sont plus compréhensifs. Cependant, les dés sont pipés. Ce qui ressort du visionnement de la saison 5, en fin de compte, c’est la dignité d’une reine vieillissante (incarnée impeccablement par Imelda Staunton) qui fait face courageusement à une avalanche de problèmes – mari volage, enfants divorcés, incendie du château de Windsor, attaques répétées dans les médias sur le train de vie de la royauté ou son existence même. L’épisode 4 est dédié à ce que la reine qualifie d’« annus horribilis » (année horrible) dans un célèbre discours de 1992, mais une tonalité de fin de règne mélancolique et lourde de menaces envahit la saison entière, soulignée par une musique particulièrement sombre.

Au moment de la mort de Diana en 1997, la reine et la famille royale furent violemment critiquées et pratiquement accusées d’avoir « tué » la princesse. Sa mort déclencha un raz-de-marée émotionnel impressionnant (ou hystérique, selon les points de vue), tel qu’on peut le voir dans le film de Stephen Frears de 2006, The Queen, sur un scénario de Peter Morgan. Si Diana a toujours de nombreux fans, les mentalités ont évolué au fil du temps. Plus la reine gagnait en âge, plus sa conduite exemplaire était encensée et interprétée comme une garantie de la pérennité de l’institution et même de la nation, dans le contexte d’une série de crises politiques (désirs d’indépendance de l’Ecosse et du Pays de Galles, effritement du Commonwealth, Brexit) et familiales. Plus récemment, les scandales à répétition d’Andrew et les prises de position d’Harry et de son épouse Meghan, exilés aux USA, ont été dans l’ensemble condamnés (je parle ici des discours véhiculés par les médias traditionnels, presse et télévision ; il y aurait tout un travail à faire sur les réseaux sociaux). La reine en est ressortie d’autant plus encensée. En phase avec cette évolution du contexte sociétal et culturel, dans la saison 5 de The Crown, face au modèle rigide mais digne de femme puissante que donne la reine Elizabeth, Diana fait figure d’enfant gâtée narcissique. On la voit plusieurs fois se regarder dans les miroirs et en pleurs pour un oui ou un non. Par ailleurs, la série nous donne rarement la possibilité d’adopter son point de vue. Ses déclarations à la presse ou ses confidences au Docteur Khan dans lesquelles elle accuse la famille royale de l’avoir ostracisée et maltraitée, ne sont pas corroborées à l’écran par des scènes (par exemple avec Charles ou la reine) qui illustreraient ses propos. En revanche, ses goûts personnels sont dépeints comme relevant d’une féminité « superficielle » (shopping, bronzage, loisirs). Dans le dernier épisode, Mohammed Al-Fayed l’invite avec ses fils à passer des vacances à Saint-Tropez ; il propose de mettre à sa disposition son nouveau yacht, son hélicoptère et son avion privé et prédit qu’elle trouvera cela « très égyptien et vulgaire » mais qu’elle va « adorer ».

Entre ces deux pôles féminins opposés, Camilla apparaît comme une figure raisonnable, discrète et loyale, prête à rentrer dans le rang en prévision de son rôle de future reine, autre illustration du fait que la série a été écrite dans le contexte contemporain (il y a à parier qu’une version des mêmes événements écrite au moment des faits aurait été moins tendre pour Camilla). Même la retranscription d’une conversation très intime entre elle et Charles par le Mirror (un tabloïd « de gauche ») n’entame pas vraiment ce portrait somme tout assez flatteur de Camilla et par ricochet de Charles. L’épisode aurait plutôt pour effet de renforcer la sympathie des spectatrices et spectateurs pour un couple d’amants sincères traqués par la presse à scandale.

Avec la mort d’Elizabeth II et l’accession au trône de Charles III, il est évident que la royauté britannique vient d’entrer dans une nouvelle ère, où le principe même de son existence sera de plus en plus contesté ; des manifestations contre la monarchie sont prévues pour le couronnement de Charles le 6 mai 2023. Mais, au-delà de la saison 6 (annoncée pour 2023), on peut parier que cela n’entamera pas la popularité des fictions sur la famille royale, quel que soit leur degré de vérité historique. Si l’on en juge par le succès des films et séries sur Versailles et Marie-Antoinette, Elizabeth d’Autriche (« Sissi ») ou les Romanov, les fins de règne n’ont pas fini de nous divertir.


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[1Jean-Louis Comolli, « Un corps en trop », Cahiers du cinéma, juillet 1977, pp. 5-16.