pour une critique féministe des productions audiovisuelles

♀ le genre & l’écran ♂


Accueil > Films récents > TÁR

Todd Field / 2023

TÁR


Par Geneviève Sellier / mardi 7 février 2023

Une misogynie d'une perversité diabolique !

____________________________________

Voilà un film d’une perversité diabolique dont l’auteur règle ses comptes avec le féminisme et avec toutes les formes de contestation du canon culturel de l’élite cultivée. Tàr est construit en deux mouvements : une première partie suit la protagoniste menant sa vie de star internationale de la « Grande Musique » au pas de charge ; puis le mécanisme se grippe et on assiste à sa chute professionnelle et personnelle, aussi brutale que son pouvoir semblait solidement établi.

Lydia Tàr est une cheffe d’orchestre au sommet de sa gloire (lauréate des prix les plus prestigieux, elle dirige l’Orchestre philharmonique de Berlin). On la découvre d’abord lors d’un entretien en public avec le critique du New Yorker Adam Gopnik (qui joue son propre rôle), avant de la suivre donnant une Master Class à la Juilliard School, autre institution new-yorkaise prestigieuse. Là elle se livre à la mise en pièces d’un jeune homme qui refuse de s’intéresser à Bach parce que c’est un misogyne ! Cette illustration grotesquement caricaturale de la remise en cause des « grands auteurs » met la puce à l’oreille. Nous ne pouvons que suivre Tàr dans sa diatribe contre cette forme de « cancel culture », tout en prenant nos distances avec l’agressivité qu’elle manifeste à l’égard de ce jeune homme qui a l’air bien inoffensif. Premier exemple de ce « double discours » du film qui tourne en dérision ici les tenants du « wokisme » tout en chargeant celle qui défend avec arrogance les positions de l’élite cultivée traditionnelle.

On retrouve Lydia Tàr ensuite dans son appartement berlinois aussi moderne que luxueux, avec sa femme Sharon (Nina Hoss) qui est aussi premier violon dans l’orchestre de Berlin, et leur fille Petra, âgée d’une dizaine d’années. La description de leurs relations est réduite au minimum (Nina Hoss ne fait guère plus que de la figuration), accentuant l’impression d’avoir affaire à une personnalité entièrement tournée vers son activité professionnelle, sur un modèle traditionnellement masculin. Sa seule intervention dans la vie de sa fille consiste à intimider froidement une de ses camarades de classe, à qui elle se présente comme le « père » de sa fille (façon de tourner en dérision de la parentalité lesbienne).

Sa vie professionnelle est organisée par son assistante Francesca (Noémie Merlant) corvéable à merci, qui doit gérer également les relations personnelles de sa patronne… Elle plaide en vain la cause d’une jeune musicienne, une certaine Krista (qui restera hors champ), qui a été proche de Lydia et qui tente désespérément de reprendre contact, ce que celle-ci refuse sèchement (on comprend qu’elle est au chômage à cause de la réputation de déséquilibrée que lui fait Lydia dans le milieu musical). Quand Francesca bouleversée informe Lydia du suicide de la jeune femme, cela ne suscite qu’un regret purement formel de la cheffe. Puis le poste d’assistant musical de l’orchestre se libère (Lydia a licencié brutalement celui qui exerçait cette fonction depuis des années), elle explique froidement à Francesca qu’elle ne l’a pas choisie parce qu’elle n’avait pas suffisamment d’expérience. A la suite de quoi celle-ci démissionne et disparaît, Lydia furieuse de cette défection brutale, va au domicile de son assistante où elle ne retrouve que les feuilles éparses sur le sol des épreuves de son manuscrit que Francesca était chargée de relire.

Cette désertion n’est que l’un des nombreux camouflets qu’elle subit dans la seconde partie du récit, quand les parents de la suicidée portent plainte contre elle pour abus de pouvoir. Ce qui au début se manifeste sous la forme de rumeurs, prend une tournure humiliante quand elle doit rendre des comptes aux institutions qui l’emploient ou la sponsorisent et qui finalement vont se débarrasser d’elle. On reconnait le schéma de quelques scandales récents concernant des personnalités éminentes du monde artistique et culturel, sauf qu’il s’agissait toujours d’hommes…

Le film se garde bien de confirmer les rumeurs sur l’emprise affective et sexuelle que Lydia Tar exercerait sur de jeunes musiciennes mais on assiste au recrutement d’une jeune violoncelliste marquée par un évident favoritisme de la part de Lydia qui modifie même le programme de l’orchestre du jour au lendemain pour mettre en valeur sa nouvelle recrue.
La préparation du concert se fait sous forme de répétitions particulières avec la violoncelliste dans le studio où Lydia s’isole pour travailler…

Dans le même temps, Sharon, l’épouse délaissée, furieuse que Lydia lui ait caché sa relation avec Krista et le suicide de celle-ci, la met dehors, et l’empêchera de voir sa fille.

Je passe sur différents incidents (elle entend des bruits, est mystérieusement agressée) qui ajoutent une touche fantastique à cette descente aux enfers. On n’est pas très loin de Shining
Finalement, abandonnée de tous et toutes, elle se réfugie dans la maison familiale où son frère lui signifie son refus de s’apitoyer sur son sort, et on la retrouve enfin dans un pays du « tiers-monde » en train d’enregistrer de la musique de film, la plus commerciale qui soit…

Le réalisateur qui est aussi l’auteur du scénario nous en jette plein la vue avec des notions musicales que la plupart des spectateur.rices sont bien incapables de comprendre, et a visiblement éprouvé une véritable jouissance à faire subir à sa protagoniste toutes les avanies qui sont comme des punitions du ciel pour son arrogance et ses abus de pouvoir, après nous avoir montré dans la première partie une personnalité brillante dont le comportement est celui de la plupart des hommes de pouvoir, dans quelque milieu que ce soit. Mais comme c’est une femme, cela devient choquant, en tout cas c’est représenté de façon à susciter la réprobation des spectateur.ices. Si bien que la chute de cette femme de pouvoir apparaît comme bien méritée.

Mais dans un double discours assez pervers, la protagoniste incarnée de manière impériale par Cate Blanchett, peut apparaître aussi comme victime des mouvements de type #MeToo, qui fonctionnent sur la diffusion de rumeurs sur les réseaux sociaux ciblant des personnalités dont le tort principal est d’avoir du pouvoir…

L’écrivaine britannique Zadie Smith publie dans le New York Review of Books une longue et brillante analyse du film, littéralement en immersion avec l’auteur, sans la moindre réserve, avant de se justifier par une pirouette : « Tàr peut sembler politiquement inadéquat à ceux qui jugent l’art uniquement avec ce critère, mais je l’ai trouvé d’une grande richesse existentielle. » Ce film parvient à la fois à tourner en dérision les femmes de pouvoir (ici une lesbienne prédatrice) et à ridiculiser les mouvements de remise en cause du panthéon artistique (incarné par le jeune adepte de la « cancel culture » hostile à Bach) et à montrer #MeToo comme capable de détruire sur de simples rumeurs les carrières les plus brillantes (ce qui est très loin d’être le cas comme en témoigne le blog « Paye ta note "). On ne s’étonnera pas que ce film soit écrit et réalisé par un homme !

On comprend que la cheffe d’orchestre américaine Marin Alsop se dise « offensée en tant que femme, en tant que cheffe d’orchestre, en tant que lesbienne » par le film : « "Il y a tellement d’hommes qui auraient pu inspirer ce film, mais ce dernier a choisi de mettre en scène une femme, en lui attribuant les caractéristiques de ces hommes. Cela semble ’anti-femme’. Partir du principe que les femmes se comportent soient de façon identique à ces hommes, ou bien deviennent folles et hystériques, cela a déjà été vu tellement de fois à l’écran. »


générique


Polémiquons.

  • Allez plutôt voir Les Cyclades, film touchant, que ce pensum.

  • Bonjour,

    Je trouve que votre charge est énorme, injuste, et manque un peu de nuances. Et je trouve dommage de faire une relecture féministe des films si c’est uniquement pour passer le film à la moulinette du discours, et non pas, ce qui me semblerait plus intéressant (puisque seules les féministes lisent ces articles au fond), voir ce que le film nous pose comme questions sur le patriarcat, et poser la question de la forme, de cinéma, mais aussi d’un féminisme plus radical que juste "le personnage est méchant et hystérique, c’est une femme, elle est anti-woke donc voilà".
    Je suis vraiment d’accord sur le fait qu’on ne sait pas bien sur quel pied danse le film, notamment sur la "cancel culture" - et tout à fait d’accord avec vous sur le fait que cette scène, en caricaturant l’absence d’argumentation du jeune homme racisé, est un peu douteuse et ne semble servir qu’à faire un contrepoint avec la vidéo montée abusivement ensuite. Mais au-delà de ça, je trouve que c’est un film passionnant, justement, sur la question du genre comme construit social, et ce indépendamment du donné biologique. Le film aurait été misogyne en montrant les hommes comme des victimes de cette femme, ou alors en allant loin dans l’hystérie. D’ailleurs, je trouve justement extrêmement problématique de "parler d’hystérie", et ce sous prétexte que le personnage féminin se trouve en prise avec quelque chose de l’ordre de la folie, une folie d’avantage maniaque, du contrôle, qu’une folie "hystérique". Elle tient, elle tient trop, elle veut tenir le rythme, la pulsation, et ça se détraque à l’intérieur de sa volonté de contrôle. C’est beaucoup plus fin que ça...
    Ce pouvoir très masculin qu’incarne Lydia Tàr (d’où vient ce nom ? D’où vient-elle ? Quelles sont ces références troublantes, au nazisme, ce frère étranger qui l’appelle Linda... De quels traumatismes est-elle issue ?), ce sont encore des femmes qui en sont victimes, en majorité. Et le film est extrêmement clair là-dessus, il me semble, contrairement à ce que vous dites. Krista est victime, et le film, qui nous montre déjà le bout de la course (dès le départ, Francesca est maltraitée, Sharon méfiante) ne montre aucune ambiguïté sur le caractère effectivement abusif de Lydia - notamment quand Francesca parle de leur trio avec Krista, qui semble avoir existé, et que Tàr fait mine de ne pas connaître ensuite. C’est donc un portrait du pouvoir (ce qui n’est pas la même chose que la liberté, et oui, je n’ai pas plus de sympathie pour les femmes de pouvoir que pour les hommes de pouvoir), du pouvoir au masculin (si c’était joué par un homme, on ne verrait même pas le pouvoir, on se dirait : c’est la vie), et en même temps un portrait de femme, passionnée, et passionnée par autre chose que ce que les films prêtent comme passions aux femmes en général. La fin, à ce titre, est vraiment touchante, et peut-être lue à différents niveaux... Au-delà de la scène incroyable où elle est mise face à son statut colonial (choisir une masseuse), on la voit aussi dans sa passion simple (débarrassée du podium, enfin ! Débarrassée du pouvoir), travailler une partition au milieu du marché et du bruit.
    Alors certes on peut lire le film comme un énième portrait de femme antipathique, perverse, méchante, c’est possible, mais on peut aussi penser que le film montre comment la société est toujours plus encline à pardonner les abus de pouvoir aux hommes qu’aux femmes. On peut aussi penser, comme c’est mon cas, que le film montre un personnage féminin complexe, traversé par des contradictions, intelligent, pour une fois, ni sexualisé, ni chosifié, dont la vie ne tourne pas uniquement autour des hommes, mais qui néanmoins s’occupe de sa fille, qui aime sa fille... Portée par une actrice extraordinaire. Certes elle est persécutée par tout le monde, et notamment au prisme d’une forme de cancel culture mais pas uniquement, et c’est vraiment le défaut du film d’insister là-dessus, et la limite politique du film - bien que la discussion avec Francis sur les gros porcs d’antan fasse vraiment contrepoint (vous ne la citez pas). Elle tombe aussi parce qu’elle perd le tempo, parce qu’elle n’arrive pas à ôter le masque de l’ambition, à laisser tomber. Elle tombe peut-être parce qu’elle est rattrapé par des chutes ancienne, parce qu’elle n’arrive pas à être tendre, parce qu’elle s’est échappé dans la musique et qu’elle ne supporte pas le réel, les autres, les relations. Elle tombe aussi parce qu’elle est odieuse, et maltraite les autres : elle tombe parce que c’est normal aussi de tomber quand on se comporte comme ça. Mais elle tombe aussi à cause des bruits, du manque de sommeil, de ce quelque chose qui la poursuit, et même de ces bourgeois horribles qui ne veulent pas entendre de musique. Bref, un personnage féminin avec une intériorité riche et en même temps verouillée, qui met en même temps en évidence la violence du pouvoir quel qu’il soit (et il est toujours masculin, quelle que soit la personne qui le porte), et la décharge misogyne d’un monde qui préfère se défouler sur Lydia Tàr que s’interroger sur son inconscient collectif.
    Après, je trouve plein de défauts au film, notamment son flou, le fait qu’on ne sache pas très bien sur quel pied politique il danse, et la chute qui a un côté acharné et agaçant à long terme. Mais je trouve votre critique un peu grossière, et finalement assez ambigüe politiquement sur la notion de pouvoir. Et vache sur l’actrice qui porte Sharone, qui a une incroyable densité, présence, dont on sent toute la force et l’intelligence - et surtout ce qu’elle pense - dans chacun de ses regards !

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.