pour une critique féministe des productions audiovisuelles

♀ le genre & l’écran ♂


Accueil > Films en salle > Sarah Bernhardt, la divine

Guillaume Nicloux / 2024

Sarah Bernhardt, la divine


par Geneviève Sellier / mardi 24 décembre 2024

Un film "de" Kiberlain magnifique en Sarah Bernhardt

____

Voilà un film qu’il serait particulièrement abusif d’attribuer au seul réalisateur, comme le reconnaît Guillaume Nicloux lui-même en rendant hommage à sa scénariste : « C’est grâce à Nathalie Leuthreau, qui a écrit le scénario, que je me suis passionné pour Sarah Bernhardt. J’avoue que je la connaissais mal, Nathalie a lu tout ce qui la concerne et construit une somme extrêmement précise et factuelle (…) Pour s’atteler à ce “monstre sacré”, nous avons rapidement éliminé l’obligation du biopic réaliste et du récit totalisant. Paradoxalement, les deux moments clés que l’on a choisis sont peu documentés. » (dossier de presse)

Nathalie Leuthreau, qui travaille depuis 2010 avec Guillaume Nicloux, revendique explicitement cette fois-ci le scénario : « Une vie fascinante dans laquelle je me suis plongée pour en connaître toutes les facettes et côtoyer Sarah au travers de multiples témoignages et de ses écrits. Une vie si riche qu’il m’a semblé impossible de la relater dans son intégralité, au risque de la survoler et de n’en restituer qu’une pâle copie. J’ai donc choisi de m’attacher à deux périodes essentielles de sa vie. Deux épisodes marquants, dont l’un aurait une résonnance sur l’autre. Le jour de sa consécration en 1896, organisé par ses proches, et l’amputation de sa jambe en 1915. Mais pour incarner Sarah et lui donner toute sa chair, dans un temps si condensé, il fallait que riche de ce savoir, je me laisse la liberté de tisser ce que les biographies ne peuvent qu’esquisser, d’imaginer le plausible, de tirer le fil des liens indéfectibles et amoureux qui unissaient Sarah et Lucien Guitry. J’ai aussi profité de la brouille entre Lucien et son fils Sacha, épris tous deux de la même femme, pour fantasmer une histoire d’amour passionnelle afin de donner à Sarah toute l’amplitude de sa démesure et de sa folie. » (dossier de presse)

Cette revendication semble d’autant plus vraisemblable au vu de la filmographie de Guillaume Nicloux, où l’on retrouve plus souvent Houellebecq et Depardieu que des protagonistes féminines. Ajoutons que Sandrine Kiberlain, qui s’est investie dans le projet depuis les tout débuts, est de quasiment tous les plans et donne à son personnage un dynamisme et une actualité qui contribuent beaucoup à la réussite du film.
Sans parler du travail extraordinaire sur les décors et les costumes…
Donc un beau travail collectif !

Le choix de focaliser le récit sur deux moments clés de la vie de la « Divine » est tout à fait convaincant. Le premier épisode (sa célébration par le Tout Paris) donne une idée de son importance dans la vie artistique de son époque : née en 1844, elle a 52 ans en 1896 et se produit sur les planches depuis sa sortie du Conservatoire en 1862. Le second épisode illustre son courage et sa longévité : âgée de 70 ans en 1915, affectée depuis longtemps par une tuberculose osseuse, elle développe une gangrène et doit être amputée au-dessus du genou. Refusant les prothèses, elle continuera à jouer assise, jusqu’à sa mort d’une insuffisance rénale en 1923.

Il faut aussi saluer le travail de maquillage : Sandrine Kiberlain qui est née en 1968, a approximativement l’âge du rôle dans le premier épisode, mais reste crédible pour incarner l’actrice 20 ans plus tard, au moment de son amputation.
Si la ressemblance n’est pas recherchée, on peut voir une parenté physique entre Sarah Bernhardt et Sandrine Kiberlain du côté d’une certaine maigreur qui a valu à la star des caricatures cruelles mais lui a permis d’incarner avec succès des personnages masculins, de l’Aiglon à Lorenzaccio en passant par son célébrissime Hamlet.

Le film commence sur un jeu d’illusion : la caméra cadre la protagoniste sur son lit d’agonie murmurant des paroles définitives et le nom de l’être aimé : « Armand » ; entre alors dans le champ l’amant en question (incarné par Laurent Lafitte) et on comprend qu’on assiste à une représentation de La Dame aux camélias, qui se termine par un tonnerre d’applaudissements.

En fait Laurent Lafitte incarne Lucien Guitry, un des partenaires favoris de Sarah Bernhardt, âgé de 15 ans de moins qu’elle et qui deviendra aussi célèbre qu’elle. Si Laurent Lafitte a effectivement le même écart d’âge avec Kiberlain que Guitry avec Bernhardt, on est un peu choqué de ne pas le voir vieillir, contrairement à elle, dans le second épisode. Il faudra attendre l’épilogue sur la tombe de Sarah pour lui voir quelques cheveux gris…

Venons-en au parti-pris scénaristique le plus discutable du film : l’invention d’une grande histoire d’amour contrarié entre Sarah Bernhardt et Lucien Guitry, qui structure le récit filmique. Raphaëlle Moine montre dans son ouvrage Vies héroïques. Biopics masculins, biopics féminins (Vrin, 2017) qu’un double standard genré fait du biopic un lieu de construction sociale des assignations de genre. Alors que le biopic masculin est l’objet d’une grande variété de formes et de registres, le biopic féminin est systématiquement mélodramatique. Dans le cinéma français des années 1950, les femmes biographiées sont de belles scandaleuses au destin tragique alors que les biopics masculins favorisent les « Grands Hommes », génies de la guerre, médecins, philanthropes ou artistes dont la représentation rétablit la grandeur nationale et l’ordre patriarcal mis à mal par la défaite et l’Occupation. Ce double standard persiste dans le cinéma français contemporain, par exemple si l’on compare comme le fait Raphaëlle Moine, La Môme (Olivier Dahan 2007) sur Edith Piaf à Gainsbourg (vie héroïque) (Joann Sfar 2010) sur l’artiste éponyme. Les biopics reconduisent des normes de genre où les femmes sont le plus souvent mises en scène comme des interprètes passives à la trajectoire dramatique et les hommes biographiés des génies créateurs, en connivence avec le réalisateur masculin qui les met en scène. Qu’il s’agisse de Coco Chanel, de Dalida, de Camille Claudel, de Sagan, de la Reine Margot, on retrouve la même insistance sur la dimension tragique de leur existence, aux dépens des accomplissements artistiques ou politiques qui les ont rendus célèbres.

Avec Sarah Bernhardt, étant donné l’extraordinaire carrière de celle pour qui Cocteau inventa le terme de « monstre sacré », il pouvait paraître impossible de transformer sa vie en (mélo)drame. C’est pourtant ce que s’emploie à faire le scénario en inventant de toutes pièces une passion contrariée entre Sarah Bernhardt et Lucien Guitry, alors que tous deux ont mené une vie amoureuse aussi libre que diversifiée. Ce qui était normal pour un homme, qui plus est un comédien célèbre, était en revanche beaucoup plus audacieux pour une comédienne, surtout quand elle y ajoutait des amours féminines. On sait que les actrices traînent une réputation de prostituée depuis des temps immémoriaux, illustration typique du double standard genré qui affecte d’un signe négatif les comportements féminins considérés comme flatteurs pour les hommes. On parle d’un séducteur, d’un don juan mais d’une nymphomane, d’une traînée, d’une fille facile, d’une marie couche-toi là... On aurait aimé que le film tente de mettre en scène l’extraordinaire liberté amoureuse et sexuelle de Sarah Bernhardt sans la transformer en drame. Depuis Sarah Bernhardt, toutes choses égales par ailleurs, Brigitte Bardot a atteint un niveau comparable de célébrité en manifestant une vie amoureuse et sexuelle tout aussi libre, comme on peut le constater en lisant le premier tome de ses mémoires. Étant donné le scandale qui a entouré BB pendant les années 1960, on peut imaginer ce qu’a pu susciter le comportement de Sarah Bernhardt presque un siècle auparavant.

Par ailleurs, Sarah Bernhardt la divine n’évite pas toujours l’hagiographie, en particulier dans la séquence totalement improbable où la star tente de convaincre Zola de s’intéresser au sort du capitaine Dreyfus, qu’elle pense victime, comme elle, de l’antisémitisme ambiant. S’il est avéré qu’elle a fait partie des soutiens à Dreyfus, y compris contre l’avis de son fils, l’épisode relève de la plus haute fantaisie.


générique


Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par les responsables.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.