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Alan Rudolph / 1994

Mrs. Parker and the Vicious Circle


par Noël Burch / lundi 5 septembre 2022

Un biopic terriblement “genré”


C’est un « vieux film » que j’ai découvert l’autre jour grâce à ma toute récente admiration pour les nouvelles de Dorothy Parker, personnalité marquante de la littérature grand public étasunienne durant ma jeunesse là-bas. En général, un biopic rend hommage à son objet. S’il met en lumière ses failles, le « bilan global est positif » comme disait l’autre... Or ce biopic ressemble beaucoup à un règlement de comptes avec une femme qui certes buvait trop à certains moments de sa vie et a « connu » beaucoup d’hommes... mais le film ne met en scène que ces deux dimensions en écartant systématiquement la dimension politique de sa vie. Car Dorothy Parker se situait résolument à gauche, communisante, féministe, anti-raciste et même antispéciste toute sa vie !

Née Dorothy Rothschild (dans une branche pauvre de cette dynastie de banquiers), c’est par haine des riches et pour écarter tout malentendu qu’elle a conservé le nom de son premier mari après son divorce au début des années 1920 (la vie commune avec cet homme traumatisé par la guerre des tranchées était impossible). Elle arrive à New York déterminée à faire carrière dans les lettres et va vite intégrer le « cercle de l’hôtel Algonquin » où se retrouvent quotidiennement pour le déjeuner un certain type d’intellectuels newyorkais, tous des hommes. Que « Dotty » ait longtemps été la seule femme admise dans ce cénacle dont elle partageait les ambitions, en dit long sur son charisme et sur sa capacité à rivaliser avec le brillant wisecracking (approximativement « échanges de blagues caustiques ») qui caractérisait ces réunions. Cet aspect de la vie de Parker est bien rendu par le film et la composition de Jennifer Jason Leigh dans le rôle-titre est impressionnant. Mais ça se gâte par la suite...

En 1927, la véritable Dorothy Parker se rend seule à Boston et propose sa toute récente célébrité (son premier recueil de poèmes est salué par toute la critique) aux organisateurs de la campagne pour sauver de la chaise électrique deux anarchistes italiens, Sacco et Vanzetti, condamnés pour un meurtre qu’ils n’ont pas commis. Dorothy prend la tête du dernier cortège de cette vaine campagne... Mais c’est le premier geste public d’une vie qui sera scandée par des activités militantes, culminant dans les années 1940 avec son inscription, pour une décennie, sur la tristement célèbre Liste Noire, ce en raison de ses collaborations nombreuses avec les communistes de Hollywood.

En effet, au début des années 1930, quand tant d’écrivains de la côte Est partent là-bas pour répondre aux besoins du parlant – et pour améliorer leur revenus –, Parker y fera deux séjours, collaborant à l’écriture de plusieurs films dont le plus célèbre est la première version de A Star is Born (William Wellman, 1937). Elle y fréquente des communistes comme Dashiell Hammett, Liliane Hellman, John Howard Lawson et d’autres. Et surtout elle fait partie du groupe de scénaristes de gauche qui parviendront, vers la fin de la décennie et après des années de lutte, à créer le syndicat des scénaristes (Screenwriters Guild) qui va améliorer spectaculairement les conditions de travail des scénaristes, si maltraités jusqu’alors. En même temps elle participe à la campagne de collectes en faveur de l’Espagne républicaine en guerre contre les fascistes de Franco. A la même époque, à l’occasion d’un de ses séjours en Europe, elle se rend en Espagne où elle est témoin des ravages de la guerre civile, et écrit l’une de ses nouvelles les plus émouvantes et la seule qui ne soit pas satirique, Soldiers of the Republic (The New Yorker février 1938), récit d’une rencontre dans un café avec des combattants républicains... Au cours de ce même voyage, elle assiste, horrifiée, à une course de taureaux, ce qui la brouille spectaculairement avec Hemingway, rencontré à Paris.

Or, appelons cela une "absence structurante" : rien de tout ce que je viens d’évoquer n’est seulement mentionné dans ce film ! Enfin dans le récit filmique proprement dit. Car alors que se déroule le générique de fin, très long puisque sont énumérés tous les petits rôles et les innombrables célébrités de l’époque qu’ils incarnent brièvement à l’écran, on a droit à un entretien en noir et blanc, accordé par Parker elle-même aux actualités des années 1940, où est évoqué très brièvement son engagement en faveur de l’Espagne républicaine... évocation d’autant plus obscure pour les spectateurs et spectatrices actuel·le·s qu’ils et elles ignorent presque certainement qu’un tel engagement – objet à l’époque de la chasse aux communistes et de l’accusation saugrenue d’« antifascisme prématuré » – équivalait à être « rouge ». Pour la droite étasunienne, on n’avait le droit d’être antifasciste qu’à partir de Pearl Harbour... car avant cette date, le grand capital US faisait de bonnes affaires avec l’Allemagne de Hitler et l’Italie de Mussolini !

Dans ce film, la vie de Parker est un long fleuve de souffrances dont la seule « justification » est son activité de poète, évoquée dans de curieux interludes en noir et blanc, hors diégèse, où elle est assise dans un décor plutôt sordide, tandis qu’une voix de femme (celle de Parker ?) récite l’un de ses poèmes. Jamais il n’est explicitement question de ses nombreuses nouvelles – dont il est sous-entendu que ce n’était que de la prose alimentaire. Voilà qui ne saurait étonner, compte tenu de l’orientation apolitique de cette biographie si lacunaire, car ces nouvelles, dans leur immense majorité, ont un caractère satirique et critique de l’American way of life – du racisme, du sexisme, du puritanisme, des rapports conflictuels entre les classes sociales, etc. Pour ma part, et pour cette raison, je trouve ces nouvelles nettement plus intéressantes que la plupart de ses poèmes...

La « philosophie » douteuse de ce film peut être qualifiée de doloriste, l’inspiration de cette grande poète serait à chercher dans ses souffrances. En témoigne l’unique moment où l’un de ses poèmes entre dans la diégèse : lors d’une des nombreuses petites fêtes organisées dans ce milieu, l’hôte supplie Dorothy de réciter l’un de ces « jolis poèmes ». Parker finit par s’exécuter, tout en se dirigeant vers la sortie. Le poème qu’elle récite jette un froid, car il énumère les différentes techniques de suicide avec l’inconvénient attaché à chacune d’entre elles et se termine avec « Might as well live » (« Autant continuer de vivre »). Le film nous a déjà fait assister à l’une des tentatives suicidaires, plus ou moins sincères, de son anti-héroïne. Ainsi qu’à deux scènes d’amour « torrides » entre les bras de deux de ses camarades de l’Algonquin, le dramaturge Charles MacArthur et le romancier Robert Sherwood. Quant à son plus grand ami, l’humoriste Robert Benchley, on nous inflige une réplique de son plus célébre monologue comique, The Treasurer’s Report (1930), dont on imagine que l’original était beaucoup plus drôle. Benchley – dont j’étais très amateur dans mon adolescence (alors que je n’avais pas encore lu une ligne de Parker), incarne par sa diversité le monde du cercle Algonquin : chroniqueur de ces magazines luxueux à grand tirage qui n’ont aucun équivalent en France – Vanity Fair, The New Yorker, Vogue –, acteur au cinéma et comique stand-up dans des revues de Broadway. IMDb donne pour "working title" de ce film Mrs. Parker and Mr. Benchley, sous lequel il fut distribué au Canada. A ce propos, on peut s’interroger sur le sens du titre définitif, subtilement désobligeant. Ce cercle vicieux renvoie-t-il à la supposée impasse de la vie privée de Parker ou aux vannes qu’affectionnait le cercle de l’Algonquin ?

Le film se termine sur une scène très semblable à celle de la récitation de Parker décrite ci-dessus. Une autre fête, plus publique cette fois, est organisée en son honneur. Un homme fait son éloge derrière un micro, puis l’invite à venir recevoir une enveloppe contenant son prix. Elle se lève de table, gagne l’estrade, marmonne quelques mots dans le micro – en substance « Je ne croyais pas arriver jusqu’ici » – prend l’enveloppe, écarte le rideau derrière elle et disparaît...
Je me suis mis à rêver d’un autre film qui raconterait l’autre face de cette femme extraordinaire. Mais à l’époque où un nouveau fascisme gangrène son pays, qui a envie de se souvenir de son engagement, de sa lucidité ? Ce ne sont que des sources d’embarras pour ses semblables aujourd’hui qui préfèrent enfermer « Dotty » dans le panthéon atemporel de l’Art.

Mrs. Parker and the Vicious Circle vient conforter l’analyse de Raphaëlle Moine [1]. sur le double standard genré du biopic, qu’il soit hollywoodien ou français : les femmes sont le plus souvent mises en scène comme des interprètes passives à la trajectoire scandaleuse et tragique alors que les hommes biographiés sont présentés comme des génies créateurs, en connivence avec le réalisateur masculin qui les met en scène. Récemment ce double standard a été illustré par La Môme (Olivier Dahan, 2007) où la vie d’Edith Piaf est réduite à une suite de tragédies, et Gainsbourg (vie héroïque) (Joann Sfar 2010) où le génie masculin se manifeste par la grande capacité de séduction du chanteur compositeur dont les addictions soient soigneusement éludées.


générique


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[1Raphaëlle Moine, Vies héroïques. Biopics masculins, biopics féminins, Vrin, Paris, 2017