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Geneviève Sellier

Le Cinéma des midinettes


par Laurent Jullier et Jean-Marc Leveratto / mardi 29 octobre 2024

Réhabiliter l'expertise des spectateurices ordinaires

De nos jours, la visibilité de la parole des consommateurs de cinéma anonymes est devenue un phénomène banal, à travers Internet et les réseaux sociaux. Il en va de même de son acceptabilité esthétique. Les agrégateurs les plus connus consultables sur Internet mettent ainsi côte à côte la moyenne des « étoiles » données par les professionnels de la critique et celle des avis des usagers d’une des plateformes qui, de Rotten Tomatoes à Allociné, en passant par IMDB, leur offre la possibilité d’y déposer leur opinion sur le film qu’ils ont consommé. La prise en compte de ce double phénomène révèle un trou noir des études cinématographiques françaises, que l’ouvrage de Geneviève Sellier contribue à combler.

En effet, les courriers des lecteurs des magazines cinématographiques qui naissent et prolifèrent, à partir des années 1910, aux Etats-Unis, puis en Europe, n’ont jamais été étudiés systématiquement malgré la source d’informations qu’ils constituent pour l’étude de la « réception » du cinéma. Cette dimension des « usages de l’alphabétisation », selon le titre anglais original du livre pionnier de Richard Hoggart, La culture du pauvre, paru en 1959, n’est étudiée que depuis peu en France (cf. Jean-Marc Leveratto, « Le cinéma et les usages de l’alphabétisation. Le courrier des lecteurs comme moyen d’observation de la culture cinématographique ordinaire », in Delphine Chedaleux   et Mélisande Levantopoulos (dir), Cinéphilies plurielles dans la France des années 1940-1950, Paris, L’Harmattan, 2019, p. 43-7). Il est vrai qu’un présupposé élitiste y a longtemps biaisé la grande majorité des études de réception cinématographique. Au nom de la recherche, par le biais de la lecture d’un film, des modalités de production du sens de l’image ou d’imposition inconsciente d’une représentation collective, la parole du simple consommateur sur son expérience personnelle des sorties cinématographiques a été, par principe, disqualifiée scientifiquement. En France, la constitution du cinéma en une matière universitaire n’a ainsi fait que confirmer, par des arguments scientifiques, la disqualification a priori de la parole des consommateurs sans qualités résultant de la revendication par le critique professionnel du monopole de l’expertise de la qualité cinématographique. Elle est devenue systématique chez la plupart des chercheurs français en études cinématographiques, au nom du déterminisme social du goût (Pierre Bourdieu), de l’idée que cette parole n’exprimerait pas une opinion personnelle sur les films, mais n’indiquerait que la soumission de celui qui parle à la représentation de l’art cinématographique attendue par celui auquel il s’adresse. Cette disqualification a été encore renforcée, comme le relève Geneviève Sellier, par l’association par les intellectuels cinéphiles, de la rubrique du courrier des lecteurs, systématique dans les magazines cinématographiques grand public de la France de l’après-guerre, à un habitus féminin, celui du « courrier du cœur » comme lieu d’expression de son intimité.

De ce fait, la lecture systématique et l’analyse qu’elle propose du courrier des lecteurs du magazine Cinémonde de 1946 à 1967 intéresse les études cinématographiques françaises à un double titre, historique et sociologique. Elle rétablit la fonction que la parole personnelle a joué, bien avant qu’Internet ne permette sa publication directe, dans la consommation cinématographique, dans le choix par les consommateurs des films « à voir » (le bouche à oreille) comme dans la reconnaissance de leurs qualités cinématographiques (la verbalisation de l’efficacité technique, esthétique et éthique de l’expérience vécue au contact du film). Elle réhabilite l’expertise cinématographique, la capacité à juger de l’art cinématographique, non seulement des consommateurs mais, surtout, des consommatrices anonymes qui s’exprimaient régulièrement dans ces courriers de lecteurs. Cette réhabilitation de leur capacité à juger avec pertinence de la qualité des films est complexe à mettre en œuvre face à leur disqualification récurrente au nom – au choix – de la sensibilité supposée du sexe féminin, d’un rôle de mère au foyer limitant la fréquentation du cinéma, ou d’un manque de formation intellectuelle lié à un statut social inférieur. Une disqualification qui contribuait, dans les années 1950, avant que la pratique d’Internet ne permette de corriger cette vision asymétrique, à l’assimilation du « fan » à une jeune femme de province séduite par le sex-appeal des stars américaines, par opposition au « cinéphile », jeune étudiant parisien sacrifiant ses études à sa passion du cinéma. On peut ainsi opposer la grande « connaissance […] du cinéma » propre au goût « bohème » des étudiants parisiens des classes supérieures observés en 1962 par Pierre Bourdieu et Passeron dans Les héritiers (Paris, Minuit, 1964, p. 31-32) à la caractérisation du fan dans Les stars d’Edgar Morin. S’il relève l’investissement des deux sexes dans le culte de la star, Les stars suggère en effet que « l’amour du “fan” » pour la star, au sens de l’amour érotique, est principalement une conduite féminine. Ainsi, ce sont presqu’exclusivement des spectatrices, adolescentes et jeunes femmes âgées de 17 à 37 ans, qui sont représentées dans les 7 pages de portraits de fans que Morin emprunte à l’enquête sociologique de J. P. Mayer, British Cinema and Their Audiences (Les stars, Paris, Seuil, 1957, p. 73-80)

L’intérêt majeur de l’ouvrage de Geneviève Sellier est, de ce point de vue, de ne pas en rester à une dénonciation de la représentation négative des spectatrices de cinéma dans les études cinématographiques et de la domination masculine qui l’explique, illustrée de quelques exemples. Mais de nous en démontrer pratiquement l’inanité en exploitant les ressources rendues disponibles par les archives. C’est par le biais de la simple confrontation du lecteur aux critiques cinématographiques — au double sens des jugements qui ont été émis sur des films et des personnes qui les ont exprimées — publiées hebdomadairement, des années 1950 aux années 1960, dans le magazine Cinémonde, que Sellier opère cette réhabilitation du jugement cinématographique des spectatrices. Son exploitation méthodique du courrier des lecteurs de la série des numéros de Cinémonde publiés durant cette période nous permet ainsi de redécouvrir une parole oubliée, intéressante par l’éclairage qu’elle apporte sur ses autrices et sur les films qui retiennent leur attention. Il s’agit, soulignons-le, d’une exploitation attentive aux manipulations éditoriales de cette parole. Certes, n’ayant pas eu accès aux archives de la revue, Geneviève Sellier ne retient que la valeur indiciaire que conservent les énoncés publiés, malgré ces manipulations (coupes, corrections orthographiques et syntaxiques, réécriture). En effet, ce qui est perdu, la possibilité d’identifier intuitivement un certain degré d’éducation et, par ce biais, une origine sociale de celle qui s’exprime, est compensé par l’accès qui est donné globalement à une parole féminine. Si l’on ne peut complètement exclure la possibilité d’une invention complète, de la part du responsable de la rubrique, d’une contribution ou de la revendication d’une identité féminine par un contributeur masculin, comme le montrent d’autres cas de courrier de lecteurs, l’hypothèse d’une fabrication, au sens d’Erving Goffman, systématique du genre des locuteurs n’est pas recevable. L’incertitude réelle introduite par le travail éditorial porte donc en l’occurrence sur l’identité sociale, et non sur le genre des personnes qui s’expriment. La valeur indiciaire générale des énoncés au plan du genre n’est pas affectée par la possibilité d’une falsification ponctuelle (laquelle, pour rester indétectable, comme le rappelle Goffman, impose de calquer son expression sur les attributs caractéristiques du genre qu’on imite). Il importe de le souligner car le souci Geneviève Sellier de viser un public élargi au-delà du lectorat universitaire fait que l’explicitation de la méthodologie se confond ici avec l’explicitation de la particularité éditoriale du courrier des lecteurs étudiés.

En effet, le courrier des lecteurs de Cinémonde, comme d’autres magazines cinématographiques de l’époque, se distingue de nos sites contemporains de partage d’avis anonymisés sur les films, tels AlloCiné et SensCritique, ou des rubriques d’expression des consommateurs sur IMDB ou sur Amazon, par la fidélisation de certains contributeurs entraînée par la gestion éditoriale de la rubrique. À l’inverse du dépôt direct, du « post », de l’expression écrite de son avis par l’usager — sous réserve de respect d’une charte d’expression — qui caractérise généralement les dispositifs de jugement cinématographique proposés sur Internet, un médiateur sélectionnait les lettres reçues par Cinémonde, lettres dont il ne publiait que des fragments, composant pour ainsi dire chaque rubrique en fonction des courriers reçus et de leur intérêt pour les lecteurs de la revue. Cette sélection, attentive à satisfaire le désir de chaque nouveau correspondant d’être publié, ne manquait pas, en même temps, de valoriser des correspondants garantissant, par la qualité de leur contribution, l’intérêt de la lecture de la rubrique. Ceci favorisait leur attachement à la rubrique, en même temps que l’intéressement des simples lecteurs à son contenu. Celui-ci était renforcé par le montage effectué par le médiateur (qui s’avère en fait, dans le cas de Cinémonde, avoir été une médiatrice signant sous un pseudonyme masculin), la confrontation d’opinions contradictoires permettant de mettre en scène des disputes entre les contributeurs sur les qualités d’un acteur ou d’une actrice ou la valeur d’un film.

Outre ce montage éditorial de la rubrique, intitulée « Potinons », l’indication explicite du sexe du correspondant, « F » ou « H », à rebours de l’obligation d’utiliser un pseudonyme, singularise le courrier des lecteurs de Cinémonde par rapport aux pratiques contemporaines. Elle fait aussi sa valeur de source d’information historique. Malgré le caractère hybride du contenu imprimé de « Potinons » — la matière constituée par les lettres envoyées au magazine étant mise en forme par le responsable de la rubrique — elle constitue un véritable observatoire des spectatrices engagées dans son écriture et dans sa lecture. Elle permet également d’identifier les différences de positionnement, masculin ou féminin, vis-à-vis des films, et leurs conséquences sur la perception de leur qualité. Elle permet enfin de reconnaître l’efficacité de la sociabilité cinématographique, d’une sociabilité nouée avec les films et par l’intermédiaire des films.

La lecture en continu de Potinons autorise en effet une approche dynamique de la conduite des spectatrices, en nous rendant attentif à la manière dont elles apprennent de leur expérience des films (pour reprendre la formule de Stanley Cavell). Appréhendées à travers les personnalités féminines que la rubrique met en valeur, elles évoluent tant dans leurs exigences à l’égard des films que dans leur capacité à éprouver leurs mérites, se rendant ainsi sensibles, au lieu de les rejeter a priori, à l’innovation cinématographique comme aux « problématiques d’émancipation féminine ». L’admiration pour Luis Mariano qui se déchaîne dans « Potinons » à la fin des années 1940 n’interdit pas qu’à la fin des années 1950 un film comme Hiroshima mon amour, considéré à sa sortie en 1959 comme un « manifeste du cinéma moderne », remporte ainsi l’adhésion de la majorité des potineuses dont la rubrique restitue les témoignages, lesquels procèdent « d’une forme d’expertise qui n’a rien à envier aux meilleures revues cinéphiliques » (p.209). Sous cet angle, les « midinettes » du titre du livre de Sellier – une caractérisation initialement négative – finit par devenir, au fur et à mesure de la découverte de leur capacité à mesurer la qualité cinématographique, une sorte d’étendard narquois, une forme de revendication ironique d’une compétence cinématographique réelle.

C’est qu’à bien les lire, la principale différence entre les potins (F) et les potins (H) est une différence de mode d’expression. Ceci confirme que la distinction entre expertise savante et expertise profane en matière de films est plus une affaire de style d’écriture que de contenu esthétique (Cf. Jean-Yves Trépos, La sociologie de l’expertise, Paris, PUF, 1992) : pour Geneviève Sellier « on peut ainsi constater une différence de ton entre les courriéristes en fonction de leur genre : les expressions polémiques sont beaucoup plus fréquentes chez les hommes que chez les femmes… » (p. 195). Certes, l’admiration des stars s’exprime quantitativement plus chez les spectatrices que chez les spectateurs. Mais elle est aussi une dimension caractéristique de l’expérience masculine des films, comme en témoignent les potineurs masculins, dont la présence prend plus d’importance, au fur et à mesure des années, dans la revue. Et surtout, l’attachement aux stars qu’observe Sellier à travers les discussions sur Jean Marais, Luis Mariano et Michèle Morgan ne se réduit pas à un rapport érotique, mais en passe toujours par l’intermédiaire de l’appréciation de leurs performances cinématographiques. Celles-ci leur permettent de représenter aux yeux de ceux et celles qui ont été conquis par leur jeu, respectivement, la figure de l’homme doux, celle de l’homme blessé et les ambivalences de la féminité dans la société française fondamentalement patriarcale de l’après-guerre. Dans les deux cas, homme ou femme, l’exercice du jugement cinématographique est inséparable de la situation d’épreuve conjointe de l’efficacité de la technique cinématographique et de l’engagement de notre sensibilité personnelle. Mais la manière d’exprimer l’expérience vécue résultant de cette hybridation se différenciera selon l’accent que l’on choisit de mettre sur les effets techniques ou les émotions ressenties. Ainsi, au moins jusqu’au milieu des années 1950, l’objectivation des effets techniques reste une spécialité des potineurs. Peu à peu, cette forme de traduction de la satisfaction procurée par le film se développe dans le discours des potineuses, stimulée par l’échange qu’autorise la rubrique. À l’inverse l’expression des réactions intimes suscitées par le film reste l’apanage des spectatrices, et demeure constante durant toute la durée d’existence de la rubrique. La potineuse dit ce qu’elle a ressenti en s’efforçant de produire un compte rendu de son expérience, tandis que le potineur tend, dans l’explication des mérites d’un film, à faire effort pour s’abstraire de son propre corps et de la situation dans laquelle il a vu le film. On le saisit bien avec l’exemple d’Hiroshima mon amour : « Tout en témoignant de la même admiration pour l’œuvre [que les spectatrices], les spectateurs masculins ne mentionnent jamais une expérience émotionnelle aussi forte » (p. 190). À l’inverse, « c’est à partir du plaisir ou du déplaisir éprouvé pendant la séance que les courriéristes [femmes] évaluent les qualités ou les défauts du film, sans souci de ménager les susceptibilités » (p. 195) et d’éviter le reproche de subjectivité de leur jugement. La préoccupation d’objectivité semble ainsi moins caractéristique d’un positionnement masculin que d’un positionnement protoprofessionnel, l’appropriation par le scripteur de la rhétorique des critiques professionnels alors quasi exclusivement masculins s’exprimant dans les journaux et à la radio et auxquels il entend ainsi s’égaler. Selon le sociologue Abram de Swan, la protoprofessionnalisation désigne un phénomène caractéristique des sociétés démocratiques qui ont connu un fort développement des services publics de santé et d’aide sociale, ainsi que la multiplication des institutions culturelles de loisir. Le contact de plus en plus fréquent entre professionnels et usagers favorise l’appropriation de plus en plus répandue par ces usagers des instruments d’expertise du professionnel (Cf. Abram de Swan, Sous l’aide protectrice de l’État, Paris, PUF, 1995, pp. 325-327).

C’est à ce positionnement protofessionnel que semble sacrifier, pour Geneviève Sellier, l’animatrice du courrier des lecteurs à la fin de la période étudiée. À partir du milieu des années 1960, le courrier des lecteurs de Cinémonde se métamorphose, « rentrant dans le rang » par l’importance de plus en plus en grande accordée aux critiques des potineurs qui « se posent en surplomb par rapport aux autres, pour imposer une parole qui se veut “objective” sur les qualités et les défauts des films et des réalisateurs, tout en distribuant des bons et des mauvais points aux autres courriéristes ». Pour Sellier, la valorisation de cette parole masculine et l’esprit de compétition qu’elle introduit dans la rubrique est ce que matérialise son nouveau titre, Bruits et fureurs, en accord avec « une conception genrée de la culture : les filles potinent – et ça n’a aucune valeur –, les garçons croisent le fer – et c’est très valorisé par une société qui fait de la compétition une vertu majeure » (p. 213) (Cf. la chanson Otte de Louise Bourgeois en 1995 qui se moque de cette vision hiérarchique genrée : « Il cuisine, elle popote/Il découvre, elle dégotte/Il parle, elle parlotte/Il vit, elle vivote… »).

Parallèlement à la fin de Cinémonde en 1966, les effets de ce souci d’objectivité du regard porté sur les films, au principe de l’apparition et du développement d’une recherche universitaire sur le cinéma, doivent être soulignés, dès lors qu’il risque de faire disparaître tout une partie de l’intérêt du livre de Sellier pour des chercheurs universitaires préoccupés d’échapper au reproche de subjectivisme. Sa valorisation d’une parole féminine oubliée ne se réduit pas en effet à une prise de position féministe, à une dénonciation de l’exclusion des femmes « des lieux légitimes de la cinéphilie de l’époque » et à la promotion d’un point de vue féministe dans la critique cinématographique. Elle est une contribution à l’élaboration de l’histoire du cinéma échappant aussi bien à l’enfermement, d’un côté, dans l’exégèse des grands films et, de l’autre, dans l’histoire de l’innovation cinématographique. La suivre pas à pas dans son exploration du contenu et de l’évolution du courrier des lecteurs de Cinémonde, au moment où la consommation cinématographique a atteint en salle son apogée, et entame une première période de déclin, est un moyen de se rendre sensible à l’action des consommateurs en chair et en os sur eux-mêmes et sur les films et, réciproquement, à l’action des films sur les consommateurs et sur les autres films. C’est en effet le marché des spectacles cinématographiques, en tant qu’instrument de renouvellement régulier des films distribués et de différenciation de leurs qualités que le courrier des lecteurs nous permet d’entrevoir. C’est lui que sacrifie trop souvent une histoire du cinéma écrite exclusivement du point de vue des réalisateurs, des acteurs et des genres esthétiques, trois manières de réduire le contenu de l’expérience cinématographique à la seule perception de leur efficacité visuelle, sans égard à la consistance psychologique de l’événement, à chaque fois singulier, qu’est un film, et à son contenu émotionnel, inséparablement individuel et collectif. L’étude de Sellier est ainsi un appel à la pratique d’une esthétique de la réception qu’on pourrait dire combinatoire. Elle consiste à observer concrètement, à travers leurs traces écrites, les situations de passage de l’individuel au collectif que tout film représente pour tous ceux qu’il satisfait. Plutôt que d’imaginer rétrospectivement une histoire de la réception en attachant a priori des consommateurs à un certain type de films, ou des films à un certain type de consommateurs, c’est à faire l’effort de découvrir l’expérience cinématographique effective de spectateurs ordinaires et de films courants qu’elle nous convie.

Le livre de Geneviève Sellier contribue ainsi au dépassement du préjugé savant du double handicap que constitue l’amour ordinaire du cinéma pour la cinéphilie savante : les spectateurs ordinaires – que dénote le terme infâmant pour cette cinéphilie savante de « consommateurs » – ne peuvent porter un jugement esthétique fondé sur les films (ce que symbolise, comme le remarque Sellier p. 14, le fait que des revues cinéphiles comme Positif n’ont pas eu de rubrique « Courrier des lecteurs », ou l’ont sacrifié comme les Cahiers du cinéma dans les années 1970 ; l’absence d’intérêt cinématographique même des films sur lesquels ils exercent en priorité leur jugement (ce sont de mauvais objets) les condamne par avance à ne rien dire d’enrichissant pour autrui.

Le dépassement de ce préjugé suppose de récuser radicalement comme le fait Sellier, les hiérarchies intellectuelles établies entre différentes façons d’aimer le cinéma, et la différence ontologique postulée entre certains types de films. Cette récusation est rendue difficile puisqu’elle suppose d’accepter l’équivalence entre le simple consommateur régulier de cinéma et le cinéphile savant, lequel souvent revendique une rupture épistémologique entre son regard et celui des personnes qu’il observe. Blaise Cendrars affirmait admirer autant tous les individus mus par la passion du roman, « qu’il s’agisse d’un savant érudit spécialisé dans une question hors-série et qui coupe les cheveux en quatre, ou d’une midinette sentimentale dont le cœur ne s’arrête pas de battre à chaque nouveau fascicule des interminables romans d’amour à quatre sous qu’on ne cesse de lancer sur le marché, comme si la terre qui tourne n’était qu’une rotative de presse à imprimer » (Bourlinguer, Paris, Denoël, 1948, p. 382) . L’affirmation peut être convertie en règle de méthode des études cinématographiques, si c’est bien la capacité de la « midinette » à contrôler son émotion face au roman sentimental comme au mélodrame cinématographique que souligne Blaise Cendrars. Et si on ne la prive pas de sa faculté de jugement esthétique, au sens kantien, comme on le faisait au XIXe siècle à l’égard de la foule, dont Rémy de Gourmont affirmait d’emblée qu’elle « peut dire : cela me plaît, donc cela est beau ; elle ne peut pas dire : cela me plaît et cependant cela n’est pas beau, ou : cela me déplaît, et cependant cela est beau » (« Le Succès et l’idée de beauté », Le Chemin de velours, 1904, dans La Culture des idées, Laffont coll. « Bouquins », 2008, p. 171).

La lecture de la rubrique Potinons en compagnie de Sellier est une déconstruction en acte, on l’a dit, de cette posture élitiste qui attache, sans les consulter, les individus à un type de perception et à un genre de plaisir, à la seule mention de leur statut social et de leur genre. Elle est aussi une correction d’une vision populiste qui oppose la recherche du plaisir cinématographique et le souci de la qualité artistique. On découvre du même coup dans le livre des films de qualité aujourd’hui oubliés – comme ces consommatrices anonymes –, aussi bien que les films devenus avec le temps des étalons de cette qualité, et dont elles ont su apprécier sur le moment la singularité, comme le montre le cas exemplaire d’Hiroshima mon amour. Cette exploration rétrospective de l’ensemble d’une consommation cinématographique régulière, avec son tout-venant, ses réussites et, parmi elles, quelques rares chefs-d’œuvre, permet de vérifier la justesse de leur jugement. C’est bien la parole, selon la fameuse formule de Walter Benjamin, d’« expertes qui se distraient » (« L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », dans L’Homme, le langage et la culture, Paris, Médiations, 1971, p. 178) que fait revivre cette observation de la consommation cinématographique « à l’état vif » (Richard Shusterman, L’Art à l’état vif. La pensée pragmatiste et l’esthétique populaire, Paris, Minuit, 1991) de spectatrices des Trente Glorieuses.

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