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Jean Eustache / 1973

La Maman et la putain


par Geneviève Sellier / mercredi 8 juin 2022


La Maman et la putain de Jean Eustache a été perçu, au moment de sa sortie, comme un film héritier direct de la Nouvelle Vague parce qu’il se présentait comme clairement autobiographique, un film au « masculin singulier », pour reprendre le titre de mon ouvrage [1].

Un film héritier direct de la Nouvelle Vague

Et on retrouve en effet ce schéma narratif d’un homme partagé entre deux femmes dans beaucoup de films identifiés comme « Nouvelle Vague ». Il est l’héritier de romans du XIXe siècle, dont se réclamait cette génération de cinéastes, en particulier Truffaut. L’Éducation sentimentale de Flaubert est sans doute le plus représentatif de ce courant entre romantisme et modernisme. Le récit est fait à partir du point de vue du protagoniste masculin qui est attiré par deux types féminins opposés, l’un qui incarne un idéal souvent associé au mariage et à la maternité, l’autre qui incarne une sexualité plus ou moins transgressive.

Ce schéma se retrouve par exemple dans La Boulangère de Monceau (Eric Rohmer, 1962) qui raconte comment un jeune étudiant en droit tombe amoureux d’une jeune fille blonde et « distinguée » qu’il voit passer dans son quartier, et se console, quand elle semble avoir disparu, en draguant la boulangère, une jolie brunette bien en chair, avant d’oublier celle-ci dès que reparaît la blonde qui correspond davantage à son idéal d’homogamie. Ce schéma d’un protagoniste masculin qui hésite entre une brune et une blonde, ou entre une femme émancipée et une épouse conforme aux normes de son milieu, est récurrent chez Rohmer dans les années 1960 (Ma nuit chez Maud, 1969 ; L’Amour l’après-midi, 1972).

Chez François Truffaut, le même schéma oppose le familier et l’idéal : Antoine Doinel (Jean-Pierre Léaud) dans Baisers volés (1968) hésite entre la gentille Christine (Claude Jade, l’équivalent de la girl next door du cinéma hollywoodien) et Mme Tabard, la femme mystérieuse et inaccessible incarnée par Delphine Seyrig. Le même Doinel hésite, dans Domicile conjugal (1970), entre Christine qu’il a épousée (Claude Jade) et l’exotisme incarné par une Japonaise (Hiroko Berghauer). Sur un mode plus tragique, La Peau douce (1964) raconte la passion d’un écrivain (Jean Desailly), bourgeoisement marié et père d’une petite fille, pour une hôtesse de l’air (Françoise Dorléac). Le même Truffaut fait jouer au même Jean-Pierre Léaud le rôle de Claude, un jeune homme qui hésite entre deux sœurs dans Les Deux Anglaises et le continent (1971). C’est aussi une tonalité tragique qui domine ce dernier film.

Agnès Varda a également traité ce thème dans Le Bonheur (1965) sur un mode distancié dont les jolies couleurs masquent l’issue tragique. François (Jean-Claude Drouot), menuisier, vit heureux avec sa femme et leurs deux enfants. Il tombe amoureux d’une jeune employée des PTT et s’épanouit dans ce double bonheur. Quand il veut le faire partager par sa femme, elle se suicide.

Jacques Rozier a traité aussi ce thème sur un mode plus sociologique dans Adieu Philippine (1963) où Michel, machiniste à la télévision, fait la connaissance de deux amies montrées comme interchangeables, qui le rejoignent pour des vacances en Corse où il les drague alternativement, avant de partir faire son service militaire en Algérie.

Enfin, Jean-Luc Godard propose une autre variation sociologique de ce schéma dans Masculin féminin (1966) : Paul (Jean-Pierre Léaud), militant politique tout juste démobilisé, tombe amoureux d’une jeune mannequin-chanteuse (Chantal Goya) qui vit avec une copine qui lui ressemble (Marlène Jobert), laquelle constitue un obstacle à leur relation.

Le fait que Jean-Pierre Léaud, qui est le protagoniste de quatre de ces films, soit devenu l’alter-ego de Jean Eustache dans Le Père Noël a les yeux bleus (1966) puis dans La Maman et la putain, n’est sans doute pas un hasard. À travers lui, incarnation moderne du héros romantique, tiraillé entre des désirs contradictoires qui s’incarnent dans des figures féminines, Eustache rend hommage à la Nouvelle Vague. Mais la décennie écoulée a fondamentalement changé le contexte culturel : tout d’abord mai 68 a exacerbé les contradictions politiques et culturelles de la société française sans les résoudre, puis le mouvement de libération des femmes a mis au premier plan la question de la domination masculine, grand impensé des mouvements politiques qui ont émergé en 68. La Maman et la putain porte à la fois la marque de la Nouvelle Vague et des ruptures socioculturelles qui ont eu lieu entretemps.

Un film explicitement autobiographique

Tout d’abord, l’héritage de la Nouvelle Vague se marque par la dimension autobiographique du film. Luc Béraud, qui jouait le rôle d’assistant, a publié en 207 aux éditions Actes Sud/Institut Lumière Au travail avec Eustache, le récit du tournage ; il présente ainsi la distribution du film :

 Jean- Pierre Léaud interprète Alexandre, alter-ego de Jean Eustache
 Bernadette Lafont joue Marie, qui est en fait Catherine Garnier, costumière et maquilleuse du film, compagne d’Eustache
 Françoise Lebrun, ancienne compagne d’Eustache, interprète Véronika qui est dans la vie Marinka Matuszewski, la maîtresse d’Eustache (elle apparaît brièvement au Flore en demandant du feu à Alexandre)
 Isabelle Weingarten interprète Gilberte, dans la réalité Françoise Lebrun, celle qui a quitté Eustache et ne veut plus revenir à lui, malgré ses supplications
 On voit Jean Eustache dans le magasin d’alimentation, poussant un caddie au bras de Gilberte. Il joue le mari de celle qui l’a quitté. Il apparaît donc dans le rôle de son rival [2].

On peut ajouter que Isabelle Weingarten est « empruntée » à Robert Bresson qui l’a « découverte » en lui donnant le rôle principal dans Quatre nuits d’un rêveur (1971), emprunt dont on trouve l’écho direct dans une déclaration d’Alexandre à Véronika : « Une femme me plait par exemple, parce qu’elle a joué dans un film de Bresson, ou parce qu’un homme que j’admire est amoureux d’elle. Quel plus grand hommage peut-on rendre à un homme qu’on admire que de lui prendre sa femme. »
Le statut d’Alexandre comme alter ego de l’auteur est affirmé par la reprise exacte par Jean-Pierre Léaud des détails de l’habillement et des accessoires qu’affectionnait Jean Eustache : un foulard, des lunettes noires, un costume sombre sur une chemise blanche, des bottines noires et une gabardine sur le bras. La dimension fétichiste de son look connote un narcissisme renforcé par sa façon de s’écouter parler sentencieusement, davantage sur le registre du monologue que du dialogue. On pense par exemple à la longue séquence du Petit Soldat (Jean-Luc Godard, 1962) où Michel Subor photographie Anna Karina en lui parlant pendant qu’elle l’écoute, muette et docile. De la même façon, les plans de coupe de Marie (Bernadette Lafont) et de Véronika (Françoise Lebrun) qui écoutent Alexandre avec une muette admiration, sont là pour nous convaincre de la profondeur de ce qu’il raconte…

Mais ce narcissisme est mis en crise par le caractère souvent provocateur ou dérisoire des propos d’Alexandre. Et c’est à ce niveau en particulier qu’on peut voir un écho à Mai 68, sur un mode alternativement positif et négatif : le mépris de « l’homme de la rue », du travail, de l’argent, de la réussite sociale, des jeunes cadres, fait écho à la dimension libertaire de Mai 68. Mais le message est volontairement brouillé par des allusions complaisantes au nazisme, à l’Algérie française (qu’on trouvait déjà à un moindre degré dans Le Petit Soldat) et son écoute de l’évangéliste Dibar Apartian, « le prédicateur du petit matin ».

Un film en réaction au mouvement féministe

L’originalité du film d’Eustache se marque surtout par une variation typiquement post-68 du schéma du trio amoureux : ici, un homme vit avec une femme (Marie), est repoussé par une autre (Gilberte) avec laquelle il a vécu, tombe amoureux d’une troisième (Véronika) qu’il amène chez la première : les relations entre les deux femmes vont osciller entre complicité et rivalité. La nouveauté est donc la relation qu’établissent Marie et Véronika du fait qu’elles aiment le même homme. On peut y voir l’expression du désir narcissique d’un homme qui veut faire assumer par ses partenaires son refus de choisir entre elles. On peut l’interpréter aussi comme un écho de la permissivité associée à mai 68 : « jouir sans entrave ». Mais ce franchissement des conventions « bourgeoises » de la monogamie se fait exclusivement au profit du personnage masculin.

Enfin, le film est marqué par le contexte, explicitement mentionné, du Mouvement de libération des femmes. Il est présenté de façon volontairement anecdotique et caricatural par Alexandre à Véronika qui dit l’ignorer : « le MLF […] c’est le Mouvement de Libération de la Femme [3]. Ce sont des femmes qui en ont assez de porter le petit déjeuner au lit de leur mari. Alors elles se révoltent. Elles ont un slogan : “Nous n’avons plus besoin d’hommes sous nos édredons.” » Ce à quoi Véronika répond : « Comme c’est triste […] quand j’aime quelqu’un, j’aime bien lui porter son petit déjeuner. » Alexandre enchaîne avec une anecdote qui achève de rendre dérisoire la figure de la militante féministe :

J’ai un ami qui pense que les femmes sont faites justement pour lui porter son petit déjeuner. Il a déclaré ça devant moi à une militante forcenée du MLF. J’ai cru qu’il allait se passer une scène meurtrière. Et en fin de compte il a séduit cette fille en lui parlant de sa grand-mère qui a passé sa vie à faire le ménage, s’occuper de ses enfants, de sa famille, de ses petits-enfants. Depuis elle ne peut plus se passer de lui. Il la fascine totalement.

La Maman et la putain est indéniablement, à travers ce genre de répliques qui abondent dans le film, une réaction viscérale contre le mouvement de libération des femmes qui se développe en France depuis le début des années 1970. Par exemple, Alexandre revendique tranquillement son comportement violent avec Gilberte qu’il raconte à Véronika :

Il y avait du sang sur les murs parce qu’on se foutait sur la gueule. Une fois, j’ai frappé très fort, je lui ai cassé quelque chose. Elle s’est fait réparer. Elle est restée quinze jours avec des pansements sur le visage. La dernière fois que j’ai fait l’amour avec elle, elle ressemblait à Frankenstein…

A propos de l’avortement, encore interdit en France, Alexandre déclare : « Et si on considère que l’avortement est un crime, je connais des dizaines, une centaine d’assassins. Et leurs complices… »
Et Alexandre déclare à Véronika à propos de Gilberte :

J’aurais préféré qu’elle meure, qu’elle se suicide. Et j’ai appris plus tard qu’elle avait avorté et qu’elle vivait avec le type qui l’avait avortée ou qui l’avait aidée, je ne sais pas, c’est pareil. Les avorteurs sont les nouveaux Robin des Bois, les nouveaux Chevaliers du Moyen Âge. Ils ne défendent plus la veuve et l’orphelin ; mais ils délivrent les femmes de cette chose ignoble qu’elles ont dans le ventre. […] et toujours les femmes se donnent à leur libérateur. Décidément, je n’aime pas les héros.

Le caractère provocateur de ces déclarations est renforcé par le fait que la femme à qui elles s’adressent, Véronika, ne réagit pas et donc paraît les valider. Alors qu’elle incarne une permissivité sexuelle sans limites (« j’ai pris un maximum d’amants »), elle finit par déclarer à Alexandre et Marie en pleurant : « il n’y a qu’une chose très belle : c’est baiser parce qu’on s’aime tellement qu’on voudrait avoir un enfant qui nous ressemble et qu’autrement c’est quelque chose de sordide… » Les déclarations que Jean Eustache fait endosser à ces personnages, masculins et féminins, sont une attaque en règle contre les revendications principales des féministes de l’époque : la libre disposition de son corps, le droit à l’avortement, le partage des tâches, etc.

Un film hommage aux deux comédiennes

Mais le paradoxe est que les performances des deux actrices (Bernadette Lafont et Françoise Lebrun) qui font face à Alexandre, ont un rayonnement et une profondeur qui sont indirectement un hommage à ce mouvement d’émancipation. La Maman et la putain est beaucoup plus moderne dans sa peinture de femmes émancipées que, par exemple, Jules et Jim (François Truffaut, 1962). En effet, le film de Truffaut raconte la fascination de deux amis pour la même femme, Catherine (Jeanne Moreau), à la fois idéalisée et diabolisée, aussi désirable qu’incontrôlable, mais sans être construite en dehors de toute réalité sociologique (contrairement à l’héroïne du roman éponyme). D’une autre façon, Masculin féminin de Godard propose deux figures féminines aliénées (qui sont d’ailleurs dupliquées dans le film par d’autres, la petite bourgeoise Elisabeth et « Mademoiselle 19 ans ») comme de pures expressions de la société de consommation, sans aucune intériorité, contrairement au héros politisé. Ce qui fait la nouveauté de La Maman et la putain, en phase avec son contexte historique, c’est que les deux figures féminines ont, autant que le personnage masculin, une intériorité à laquelle nous accédons et ne sont ni des clones l’une de l’autre, ni des antagonistes, en dépit du titre. En effet, Marie incarne une forme de modernité (son indépendance économique et son indifférence aux conventions) et Véronika une autre (son indépendance économique et sa sexualité débridée) : les deux ne s’opposent pas, elles expriment plutôt la diversité des femmes émancipées, qui ne sont plus dans les normes conjugales et familiales.

Après les premières séquences où Alexandre tente vainement de reconquérir Gilberte, le récit alterne les séquences avec Véronika et avec Marie, puis avec les deux. Sur la trentaine de séquences que comporte le film [4], seules quatre (dont l’une très courte) mettent en scène Alexandre avec son ami (Jacques Renard). Toutes les autres mettent aux prises Alexandre avec trois femmes qui, chacune à sa manière, incarnent une forme de modernité. En effet, même Gilberte, l’enseignante, choisit de repousser définitivement Alexandre, affirmant ainsi son indépendance et son refus d’être vampirisée par une passion qu’on devine destructrice.

Bernadette Lafont transporte dans le film l’aura de ses films Nouvelle Vague (Les Mistons, François Truffaut, 1958 ; Le Beau Serge, Claude Chabrol, 1958 ; Les Bonnes Femmes, Claude Chabrol, 1960) et aussi celle du brûlot féministe qu’est La Fiancée du pirate (Nelly Kaplan, 1969). Mais elle acquiert dans La Maman et la putain une gravité inédite : c’est le film de sa maturité où elle abandonne les pitreries pour l’expression d’une souffrance le plus souvent muette que les gros plans en noir et blanc d’Eustache magnifient jusqu’à l’incandescence. Contrairement à Alexandre qui parle souvent de sa souffrance, Marie la manifeste visuellement et physiquement d’une façon qui suscite l’empathie du public.

Sa générosité contraste également avec le tranquille égoïsme d’Alexandre : non seulement elle l’entretient, financièrement et matériellement (c’est elle qui fait la cuisine et la vaisselle), mais elle accepte d’accueillir sa « rivale » et lui manifeste la même générosité (elle lui a rapporté un cadeau de son voyage à Londres). L’absence totale de réciprocité dans sa relation avec Alexandre (il lui fait une scène quand elle invite à dîner son ami Philippe) la met en colère mais n’amène pas la rupture. Si elle fait une tentative de suicide en avalant des cachets, c’est en la présence de Véronika et Alexandre, et celui-ci intervient pour la faire vomir. Contrairement au suicide abouti que Catherine Garnier, la compagne d’Eustache, commettra juste après le tournage, la tentative de Marie est un appel au secours. Le dernier plan de Marie, étendue sur son lit et écoutant seule la chanson de Piaf après le départ d’Alexandre et Véronika, est à la fois un commentaire et une sublimation de l’abandon que lui fait subir son amant.

Mais celle qui crève l’écran dans La Maman et la putain, d’autant plus qu’elle n’est pas (encore) une actrice professionnelle, c’est Françoise Lebrun dans le rôle de Véronika. Et là encore, c’est un paradoxe puisque le film, Eustache ne s’en cache pas, est aussi un règlement de comptes contre la femme qui l’a quitté quelques années plus tôt et qui est incarnée dans le film par Isabelle Weingarten.
En faisant jouer à Françoise Lebrun le rôle de la femme dont il est amoureux au moment où il fait le film (Marinka Matuszewski), et à qui son alter ego, Alexandre, raconte tout le mal qu’il pense de Gilberte (c’est-à-dire Françoise), il lui fait subir une épreuve dont les participants au tournage sont les témoins. Ainsi Luc Béraud raconte :

La séquence 26 est une des plus longues du film, elle dure treize minutes. Elle est aussi la plus douloureuse et la plus grave. […] Au Flore donc, Alexandre raconte à Véronika les circonstances de sa rupture avec Gilberte. Et là, impudeur et arrogance, Eustache règle par la bouche de Léaud ses comptes avec Françoise Lebrun en racontant méticuleusement tous les événements qui ont conduit à leur séparation et ceux qui en ont découlé. Le personnage, c’est Véronika, mais la comédienne, c’est Françoise Lebrun. Pour la seule fois dans le film, les regards sont directement dans l’axe de l’objectif pour donner plus de poids aux arguments. D’ailleurs l’actrice a du mal à cacher son émotion, des larmes perlent à ses yeux. Mais elle résiste et reste muette ; en acceptant le film, elle a décidé de faire front à toutes les offenses. Quant Alexandre dit : « les femmes qui sont avec des types bien les quittent toujours pour des minus », l’équipe sait que le mari de Françoise est en figuration sur une banquette voisine. Le couple a accepté le règlement de comptes et le « minus » est venu spontanément ce jour-là proposer d’être présent dans la scène. En manière d’excuse ou en justicier aveugle, Alexandre voile son regard en mettant des lunettes aux verres teintés pour dire les choses les plus terribles [5].

Au-delà de ce règlement de comptes, ce qu’il y a de remarquable dans le personnage et dans le jeu de Françoise Lebrun, c’est sa logorrhée qui, contrairement aux longs monologues d’Alexandre, témoigne d’un engagement personnel qui emporte l’adhésion du public et qui culmine dans l’avant-dernière séquence chez Marie.

La performance tient d’abord à la longueur des plans rapprochés sur son visage qui accroche la lumière, avec ces grands yeux extrêmement fardés qui contrastent avec la blancheur de sa peau, sur la grisaille du mur recouvert de toile qui encadre symétriquement son buste. Sa coiffure, qui met en valeur son front immense – la raie eu milieu qui sépare les cheveux tirés en deux nattes qui s’enroulent sur la nuque –, évoque des madones de la Renaissance ou des portraits d’Ingres, la vie en plus. La pureté de ce visage d’un ovale parfait contraste avec les mots souvent orduriers qu’elle prononce, avec les larmes qui coulent de ses yeux, avec sa détresse : « J’ai un tampax dans le cul, pour me le faire enlever et pour me faire baiser, il faudrait en faire un maximum. Il faudrait m’exciter un maximum. Rien à foutre. »

La transgression du tabou des règles est sans doute ce qui a paru le plus scandaleux à beaucoup de spectateurs de l’époque (et sans doute encore aujourd’hui). Véronika mentionne à plusieurs reprises les tampons hygiéniques qu’elle porte et, transgression suprême à l’idéalisation amoureuse, elle demande à Alexandre de lui enlever le « tampax » qu’il lui a enfoncé dans le vagin en la pénétrant par surprise, ce qu’il fait en trouvant ça tellement drôle qu’il veut immédiatement le raconter au téléphone à un ami…

Le fait qu’Eustache transgresse délibérément et à plusieurs reprises ce tabou ultime de la sexualité féminine, en mettant ces mots dans la bouche de Françoise Lebrun, peut être perçu comme un hommage (involontaire ?) à une femme émancipée dont on ne sait pas très bien s’il s’agit de l’actrice ou du personnage de fiction. En tout cas, Françoise Lebrun assume très crânement le texte d’Eustache et donne à son personnage une modernité impressionnante encore aujourd’hui.
Son jeu extrêmement sensible écarte tout soupçon de cynisme de son personnage, et le qualificatif de « putain » que semble lui attribuer le titre du film, et qu’elle récuse violemment dans cette même scène, paraît en effet relever davantage d’une idéologie rétrograde qui stigmatise les femmes émancipées, que d’un jugement de valeur qu’assumerait Eustache.

La Maman et la putain continuera sans doute longtemps à être un « ovni » dans le paysage cinématographique français, du fait de ce mélange bizarre entre un narcissisme masculin exacerbé, à la limite du ridicule, et une sensibilité extrême à la question de l’émancipation des femmes qui devient alors, pour la première fois depuis longtemps, une question politique pour la société française.

(Remerciements aux éditions Le Bord de l’eau où ce texte est paru dans l’ouvrage dirigé par Arnaud Duprat et Vincent Lowy en 2020.)



Générique

Polémiquons.

  • je trouve cet article d’une grande force et intelligence, d’une subtilité inouïe. il m’a donné une folle envie de revoir ce film car, à 77 ans je n’aurais pas le même regard sur lui que celui que j’eus encore étudiant ou tout jeune professeur. J’étais alors très fasciné par la nouvelle vague, par Godard surtout, et j’avais peu réfléchi aux rapports homme/femmes. Je n’avais pas trop aimé le film que je trouvais bavard . J’étais sans doute un trop immature rat de bibliothèque..
    Je vais donc redécouvrir ce film , et ce d’autant plus que je partage les revendications des féministes actuelles et le refus d’un machisme ringard et aux effets désastreux. Il y a pas mal de temps de cela, déjà, j’avais adoré, jeune homme, "la vieille dame indigne" de R Allio et la chanson de Ferrat qui l’accompagnait ( on se marie tôt à vingt ans et on n’attend pas des années pour....etc etc).

  • Au cours de la dernière scène, Alexandre se penchant sur Véronika lui demande à plusieurs reprises "est-ce que tu m’aimes ?".
    Sorti en salle le mercredi 15 juin 2022, le film Men de Alex Garland "met l’effroi au service d’un discours malin sur la masculinité toxique" (Télérama). Au cours de l’avant dernière scène, après l’apparition du dernier homme-monstre, l’héroïne lui demande "que veux tu ?" ; il lui réponds : "je veux que tu m’aimes"
    1972-1973 - la maman et la putain, 2021-2022, Men : y-a-t-il une évolution en matière de relation homme-femme ?
    J’ai un doute !

  • Quel article magnifique, merci Geneviève.

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[1Geneviève Sellier, La Nouvelle Vague, un cinéma au masculin singulier, Paris, CNRS éditions, 2005.

[2Luc Béraud, Au travail avec Eustache, Arles, Institut Lumière / Actes Sud, 2017, p. 34

[3Cette réduction essentialiste « des femmes » à « de la femme » est significatif du positionnement d’Eustache.

[4Je me réfère à la numérotation des séquences établies par Eustache dans le scénario de La Maman et la putain publié par Les Cahiers du cinéma en 1986.

[5Luc Béraud, Au travail avec Eustache, op. cit., p.81-82.