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Avec plus d’un million d’entrées en France pendant sa première semaine d’exploitation, L’Amour ouf fait un carton. Adapté d’un roman de l’écrivain irlandais Neville Thompson, dont le réalisateur Gilles Lellouche avait acquis les droits il y a près d’une vingtaine d’années, le film raconte les amours contrariées d’un Roméo prolétaire et d’une Juliette de la classe moyenne à Dunkerque dans les années 1980 et 1990.
La jeune Jackie (Mallory Wanecque) vit avec son papa-gâteau (Alain Chabat ; la mère est décédée) ; elle est jolie, intelligente et bonne élève. Au collège elle rencontre le jeune Clotaire (Malik Frikah), fils rebelle d’une famille nombreuse de milieu ouvrier – le père (Karim Leklou) est violent et bat ses enfants, la mère (Élodie Bouchez) aimante et indulgente. Entre les jeunes gens, c’est le coup de foudre. Mais Clotaire s’enfonce dans la délinquance sous l’emprise d’un parrain local, La Brosse (Benoit Poelvoorde) et après un casse raté fait « injustement » 12 ans de prison : il tombe à la place du fils du parrain en pensant que celui-ci va le tirer d’affaires, mais il n’en est rien. À sa sortie de prison 12 ans plus tard, Clotaire (François Civil) menace La Brosse, se venge brutalement de son fils mais veut retrouver Jackie. Celle-ci (Adèle Exarchopoulos), qui a laissé tomber ses études et fait des petits boulots, a entre-temps épousé un jeune cadre, Jeffrey (Vincent Lacoste). Clotaire décide in fine de rentrer dans le droit chemin et Jackie le rejoint, après une sanglante bagarre avec Jeffrey dans une cabine téléphonique, à l’issue de laquelle elle le laisse inconscient ou peut-être mort (ce n’est pas précisé).
Gilles Lellouche, connu comme acteur plutôt sympathique, a réalisé quelques clips musicaux et co-réalisé le film Narco (avec Tristan Aurouet en 2004). En 2018, son premier long métrage Le Grand Bain, un feelgood movie plus ou moins inspiré du film britannique The Full Monty, avait connu un grand succès public et critique . Avec L’Amour ouf, Lellouche passe à la vitesse supérieure à tous points de vue, avec un budget de 37,5 millions d’euros, trois co-scénaristes dont Audrey Diwan, et une brochette d’acteurs célèbres. Le film, structuré en diptyque avec des acteurs différents pour les personnages principaux à 12 ans d’intervalle, dure près de trois heures (2h46). Tout dans L’Amour ouf est donc démesuré, y compris le tapage médiatique autour de sa sortie (et le nombre élevé de copies en circulation) et un mélange détonnant de genres cinématographiques. On est dans un policier « social » à la française (voir Bac Nord de Cédric Jimenez, où apparaissaient Lellouche, Civil, Leklou et Exarchopoulos), métissé de film d’action violent à l’américaine (Lellouche se réclame de Martin Scorsese, of course), et de teen movie (la rencontre au collège), sans oublier une comédie romantique qui louche parfois du côté du Fabuleux Destin d’Amélie Poulain – les deux scènes d’éclipse du soleil, avec les foules qui portent des lunettes noires en carton – et un peu de comédie musicale, quoique cette dimension ait apparemment été rognée par rapport à la version encore plus longue projetée au festival de Cannes. La mise en scène ne fait pas non plus dans la dentelle ; on est bombardée d’images et de scènes qui tiennent souvent du clip, accompagnées de musique pop de l’époque et de belles images. Ainsi, Dunkerque se réduit à de superbes clichés d’une immense raffinerie sur fond de mer et soleil couchant. On peut aimer ou pas, mais finalement que raconte le film sur « l’amour fou » et sur les rapports homme-femme ? Malheureusement rien de bien nouveau, même si le nom d’Audrey Diwan est parfois mobilisé comme caution féministe, quoique de manière ambigüe : dans une interview Lellouche proclame avoir eu besoin « du regard d’Audrey » plutôt que d’un « regard féminin » ; celle-ci trouve « formidable qu’on commence à parler de male et de female gaze », mais pense qu’il est « ennuyeux de restreindre le regard au genre » .
Quoi qu’il en soit, si le film mobilise une approche « jeune », signalée par le titre à moitié en verlan, et que les protagonistes, dans la tradition romantique, sont présentés comme des rebelles (aux parents, aux autorités, à la bienséance), la caractérisation de Jackie et Clotaire suit des schémas genrés traditionnels. Son identité à lui est sociale. Sa délinquance de fils d’ouvrier est présentée comme liée à l’oppression de la classe ouvrière : son père et ses collègues sont mis au chômage par la raffinerie où ils travaillent. Le lien est opportuniste et ténu, puisque cela n’empêche pas la bande de La Brosse, y compris Clotaire, de braquer le fourgon qui transporte les salaires des ouvriers de cette même raffinerie (et pas dans l’intention de leur rendre – ce ne sont pas des Robins de bois !), mais le lien est néanmoins établi. Jackie par contre, nommée « bourgeoise » au début car elle vient d’un collège catholique, n’est vue dans le film qu’en bulle fusionnelle avec son père qui, grâce au jeu amusant d’Alain Chabat est simplement excentrique. On ne la verra jamais avec des amis de son milieu d’origine. Au contraire, lorsqu’elle épouse Jeffrey le film la montre comme aliénée par rapport à l’entourage « bobo » de son mari. On voit peu Jackie au travail : pendant trois minutes dans un bureau, le temps de se faire renvoyer par Jeffrey (le patron), pour ensuite l’épouser, et brièvement dans un supermarché, le temps de menacer le patron pour défendre Clotaire. Son identité est donc celle d’une fille de, puis d’une amante, puis d’une femme de, de même que la mère de Clotaire n’est, à l’écran, « que » mère (le film offre ici un rôle dérisoire à l’excellente Élodie Bouchez).
Le film suit le principe de l’homme identifié à l’action, la femme à la réaction. Il agit, elle subit. Clotaire, en petit coq de collège puis en délinquant, épouse parfaitement le stéréotype du loubard de banlieue, descendant de l’Apache du 19e siècle et du « dur » en général, avec son blouson de cuir, poings tendus, cheveux ras, air menaçant et amour de la bagarre. Jackie quant à elle est présentée d’abord comme élève douée, promise à de belles études, mais elle laisse tout tomber après le départ de Clotaire en prison pour faire des petits boulots. Le mariage avec Jeffrey n’est qu’une parenthèse en attendant Clotaire. On voit donc que l’idée de « l’amour fou » qui transcende les barrières de classe est en fait mise à mal dans le film : cet amour persiste à condition qu’elle s’adapte à lui, pas le contraire.
C’est là que la fin du film est intéressante. Il faut expliquer qu’il y a une « fausse » et une « vraie » fin. La « fausse » est présentée en « flash forward » en ouverture du film, qui nous plonge directement dans un polar violent, avec Clotaire adulte qui avance à la tête d’un groupe d’hommes menaçants dans un tunnel glauque. Ces images semblent donc signaler que Clotaire « finira » gangster (autre moyen d’arrimer le film à sa trajectoire à lui) mais elles sont ensuite désavouées par la fin « réelle » où, troublé par un coup de téléphone de Jackie, il décide de choisir le droit chemin, après cependant s’être vengé en tuant le fils de La Brosse. Pendant ce temps Jackie a déserté le domicile conjugal et elle est poursuivie par Jeffrey qui veut qu’elle revienne. Il la coince dans une cabine téléphonique, d’où elle vient d’appeler Clotaire, et la harcèle. Elle se met alors à le frapper sur la tête avec le combiné du téléphone en faisant des gestes d’une violence inouïe (il y a du sang partout). Quand elle sort de la cabine, elle le laisse « sur le carreau ». On ne le voit même pas, caché par les parois de la cabine. Clotaire et Jackie tombent dans les bras l’un de l’autre. Portant tous les deux les marques des coups et blessures de leurs bagarres respectives, ils se retrouvent aux urgences d’un hôpital où ils se disent tendrement leur amour pendant qu’un interne les soigne. Renversement des valeurs révélateur : sa violence à lui, toute répréhensible qu’elle soit, est « justifiée » sur le plan narratif par la trahison dont il a fait l’objet. Elle obéit aussi aux codes classiques du polar : coups de révolver, braquage de voiture, etc. Sa violence à elle contre Jeffrey entre dans une autre dimension. S’il est vrai que celui-ci devient agressif, elle dépasse soudain les bornes et ses gestes la transforment en véritable furie. On peut rapprocher cette scène de celle du supermarché où Jackie a trouvé un emploi pour Clotaire. Comme celui-ci se fait réprimander par le patron pour ses retards répétés, Jackie le menace de représailles contre sa famille s’il ne laisse pas Clotaire tranquille. Il semble donc que « l’amour ouf » mène un jeune délinquant battu par son père et trahi par son « parrain » à la rédemption mais une jeune fille douée et choyée d’un milieu aisé à l’échec scolaire et la violence gratuite. Ces trajectoires s’accordent d’ailleurs bien à la persona des acteurs qui interprètent le couple dans la deuxième partie : François Civil, à l’image plutôt lisse, n’est guère convaincant en loubard, tandis qu’Adèle Exarchopoulos est une fois de plus confinée à des passions « extrêmes » qui s’expriment dans un jeu hyperbolique où les larmes coulent à flots. Comme la grande majorité des critiques, je souhaite malgré tout noter la présence et le jeu des jeunes acteurs qui interprètent les mêmes personnages dans la première partie du film : Mallory Wanecque et Malik Frikah sont enthousiasmants. Cela ne suffit pas à sauver le film, mais on ne s’ennuie pas lorsqu’ils sont à l’écran.