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Blandine Lenoir / 2022

Annie Colère


Par Geneviève Sellier / mardi 13 décembre 2022

Le militantisme émancipateur du MLAC

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Encore un film qui remet les pendules à l’heure : la légalisation de l’avortement a été obtenu de haute lutte par des groupes de militantes et de médecins, officiellement constitué·es en association en avril 1973, qui ont bravé l’interdiction pour permettre aux femmes de tous les milieux d’avorter dans des conditions humaines. La multiplication de ces groupes dans toute la France, après les manifestes des 343 femmes ayant avorté et des 330 médecins ayant pratiqué l’avortement, a forcé le gouvernement de Giscard d’Estaing à changer la loi en 1975. Cela n’enlève rien au courage personnel de Simone Veil mais cela rappelle que les changements législatifs progressistes sont le résultat de mouvements sociaux capables de renverser le rapport des forces.

Mais ce que montre aussi ce film, c’est l’enjeu d’émancipation concrète qu’a représenté le MLAC pour des femmes qui n’avaient jamais eu jusque-là d’activités militantes autonomes.

Le film lui-même est le résultat d’une belle synergie entre une chercheuse, Lucile Ruault, autrice d’une thèse en sociologie sur le MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception), deux créatrices, la réalisatrice Blandine Lenoir (Aurore sorti en 2017, traitait de la ménopause) et sa co-scénariste Axelle Ropert, et les nombreuses femmes, actrices et non-professionnelles, qui ont participé à l’aventure, avec quelques hommes…
Blandine Lenoir témoigne dans le dossier de presse que « ce qui nous a captivées, c’était tous ces récits de femmes qui racontaient combien leur militantisme au MLAC les avait transformées, comment elles se sentaient capables de tout puisqu’elles avaient pu pratiquer des avortements. Et puis, ce mouvement mélangeait toutes les classes et les catégories sociales, donc cela créait une “classe de femmes”, toutes à égalité dans la lutte - bourgeoises, ouvrières, parisiennes, provinciales. »

Laure Calamy, très en phase avec le renouvellement féministe des fictions audiovisuelles (la série Dix pour cent, Antoinette dans les Cévennes), incarne cette fois-ci une ouvrière, mère de deux enfants déjà grands, qui décide d’avorter : après un prologue sur son lieu de travail (un atelier de matelas), le film commence dans la librairie qui héberge le comité local du MLAC (on est en 1974) où Annie va chercher de l’aide : on écoute quatre femmes qui expliquent les raisons de leur décision, entourées de la bienveillance de deux militantes qui leur expliqueront ensuite la méthode Karman d’aspiration. Puis on assistera à l’avortement d’Annie, comme un grand moment de solidarité chaleureuse, où la caméra s’attarde sur les visages des femmes traversés par de fortes émotions.

Si le récit est focalisé sur la trajectoire d’Annie, c’est en effet tout un groupe de femmes que le film met en valeur, en s’arrêtant sur la diversité de leur situation sociale et psychologique. Blandine Lenoir constate qu’« au cinéma, les scènes d’avortements sont presque toujours glauques et tragiques. Mon envie était de représenter l’avortement autrement, arrêter de stigmatiser les femmes qui avortent. Ici, l’avortement est un soulagement, pas un drame. Je voulais absolument montrer la tendresse qui existait pendant ces avortements — comment on se parle, comment on se regarde, comment on se touche dans un moment pareil. »

Le film montre aussi le fonctionnement démocratique du MLAC et la dynamique de cette solidarité féminine qui se heurtera bientôt à la question du partage du savoir et du pouvoir médical, incarné principalement par des hommes qui, bien que prêts à s’engager, résistent à partager leur savoir-pouvoir avec d’autres que des médecins, c’est-à-dire en l’occurrence le droit de pratiquer des avortements. Cette contradiction ne sera pas surmontée : une fois la loi Veil votée, et malgré ses restrictions (acte médical limité à 12 semaines d’aménorrhée, non-remboursement, autorisation parentale pour les mineures) le MLAC s’auto-dissoudra.

Le film montre aussi les contradictions qui éclatent au sein des couples : si le mari d’Annie la soutient d’abord dans sa volonté d’avorter, il accepte de plus en plus mal que les activités militantes de sa femme mettent à mal sa disponibilité au sein de la famille, d’autant plus que c’est mal vu par ses copains, y compris syndicalistes. La cellule familiale va éclater quand Annie décide d’entamer une formation paramédicale pour donner un sens à sa vie, après l’expérience du MLAC.

La seule réserve qu’on peut faire au film du point de vue du réalisme social, c’est que le travail salarié de l’ouvrière n’est plus jamais montré ni même mentionné après la séquence d’ouverture, comme si sa vie devenait alors entièrement consacrée à son activité militante. De même quand elle décide de partir pour faire une formation, la question de la gestion de la famille et des ressources financières est évacuée. Une fois de plus, le cinéma français a du mal à articuler la sphère professionnelle et la sphère privée, le travail restant le plus souvent une toile de fond qui n’a aucun impact sur l’intrigue.


générique


Polémiquons.

  • Trop super ce film !
    un peu désarmant de candeur parfois dans le jeu et l’écriture (comme l’était aussi Aurore, que j’ai aussi adoré), ce qui détonne dans un cinéma français d’auteur teeellement imbibé d’élitisme intellectuel et de nihilisme, comme si "avoir un message" disqualifiait la démarche artistique, comme si avoir de la tendresse pour ses personnages était un aveu de naïveté, et où ce qui est présenté comme transgressif cache souvent ce que j’appelerais un puritanisme libéral dont les tabous ne sont plus le sexe et la drogue mais l’utopisme, l’engagement, le collectif et l’empathie.

    Bien vu, par rapport à la question du travail, c’est vrai que celle-ci est totalement évacuée. Le travail de Annie ne réapparait que lorsqu’il s’agit de coller des affiches dans l’atelier... Oui c’est un peu gênant.

    Sinon, pour celles et ceux qui ne le connaissent pas, je recommande vraiment vraiment le film "Regarde, elle a les yeux grand ouverts" réalisé à l’époque par les militantes du MLAC, il est court (30-40 min je crois) et vraiment très beau.

    Ah et enfin, et là il s’agit peut-être plus d’un questionnement, Le film met en scène une seule (?) personnage non-blanche, celle de l’infirmière Hélène jouée par Zita Hanrot, je crois qu’il y a quelques figurantes aussi. Or récemment François Vergès remarque que tandis qu’en métropole l’état interdisait encore l’avortement, des avortements parfois(?) non-consensuels avaient lieu à la Réunion, et que de telles pratiques eugénistes (favoriser la natalité blanche) avaient un impact majeur dans les débats autour des droits reproductifs... elle considère que le mouvement féministe français avait donc un angle mort là dessus. Est-ce que selon vous Geneviève, ou autres personnes qui connaissent bien ces mouvements, le film manque l’occasion d’évoquer ces problèmes structurels ? ou est-ce que ça aurait débordé du cadre choisi, ancrée dans un MLAC d’un petite ville ?

  • Merci pour cette contribution intéressante.

    Pour l’histoire du MLAC, on peut lire en ligne :
    Michelle Zancarini-Fournel, « Histoire(s) du MLAC (1973-1975) », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés [En ligne], 18 | 2003, mis en ligne le 04 décembre 2006, consulté le 14 décembre 2022. URL : http://journals.openedition.org/cli...;; DOI : https://doi.org/10.4000/clio.624

    pour la politique du gouvernement dans les DOM TOM, il faut lire effectivement Françoise Vergès : Le Ventre des femmes : capitalisme, racialisation, féminisme : Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèques des idées », 2017

    et la recension du livre
    Michelle Zancarini-Fournel, « Françoise Vergès, Le Ventre des femmes : capitalisme, racialisation, féminisme », Clio. Femmes, Genre, Histoire [En ligne], 50 | 2019, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 14 décembre 2022. URL : http://journals.openedition.org/cli...;; DOI : https://doi.org/10.4000/clio.17581

  • J’ai assisté à la diffusion suivi d’un débat de ce film.
    3 intervenantes : une trentenaire médecin et deux femmes d’un âge certain, pour l’une une ancienne militante du MLAC qui n’a pas pratiqué d’avortement du fait de son jeune âge à l’époque, pour l’autre une militante du planning familial.
    Découvrant ce film, ces deux femmes, militantes d’hier et d’aujourd’hui, ont évoqué leur émotion : elles retrouvaient cette sororité vécue à l’époque, ce qui renforça la crédibilité du film.
    Au cours de la discussion ces trois intervenantes ont évoqué l’inégalité territoriale d’accès à l’IVG en France métropolitaine et outre-mer du fait des différentes restructurations du système de santé français (indépendamment de la clause de conscience).
    En France nous n’avons pas de cour suprême mais, à bas bruit, avec des prétextes fallacieux, le droit à l’IVG pour toutes est remis en cause.

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