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Le film Un simple accident raconte l’histoire d’un homme nommé Vahid, qui vit hanté par les souvenirs de sa détention et des tortures qu’il a subies, dans un contexte qui semble faire écho au mouvement « Femme, Vie, Liberté », ce que suggèrent notamment certains éléments visuels du film, comme la manière dont les femmes sont (peu) voilées. Une nuit, alors qu’il travaille dans son garage, il entend à nouveau le bruit familier des pas claudiquant de son tortionnaire. L’homme en question semble pourtant être un père ordinaire, dont la voiture, après avoir heurté un chien sur la route, est tombée en panne et qu’il a apportée au garage. Mais pour Vahid, il s’agirait d’un agent du régime responsable de la torture des prisonniers politiques.
La réaction de Vahid est instinctive et violente. Il enlève l’homme et décide de le punir pour ses crimes. Mais en chemin, le doute l’envahit. Il décide alors de demander l’aide de ses anciens codétenus afin de confirmer l’identité de l’homme. Il place ce dernier, à demi inconscient, dans un coffre dans sa camionette et part à la recherche de témoins capables de le reconnaître.
Dans Un simple accident, nous suivons un voyage collectif, douloureux et profondément humain, celui d’un groupe en quête de justice. Un voyage où Panahi décrit la justice, au lieu de la représenter sous la forme d’une vengeance ou d’un procès, comme un processus moral : une tentative de reconnaître l’humain au cœur même de la haine. Le film n’apporte aucune réponse définitive, mais invite le spectateur à suivre un groupe qui exprime d’abord la colère et la certitude, pour finir par douter et s’interroger. Au fil du récit, nous comprenons, comme eux, que le film déplace la question de la justice, de la logique de vengeance vers une quête de sens et de vérité.
Au départ, l’objectif des victimes est clair : identifier et punir le tortionnaire. Mais à mesure que son visage devient plus humain, le parcours du groupe s’éloigne du désir de châtiment pour s’approcher du questionnement politique. Les questions surgissent sans cesse : est-il vraiment celui qu’ils croient ? Et s’il l’est, quelles sont ses motivations ? Les victimes peuvent-elles mettre de côté leur colère légitime mais destructrice et rester fidèles à leur humanité ?
C’est à ce point que Panahi transforme le cinéma en miroir de la conscience collective. Il place les spectateurices entre deux pôles moraux et les oblige à choisir : si la justice, à un moment donné, empêche de sauver une vie, l’enfant a naitre du « bourreau », est-ce encore la justice ?
Dans le contexte du mouvement « Femme, Vie, Liberté », ce passage du politique au moral prend un sens nouveau. Ce mouvement qui a commencé par le cri « vie » se confronte maintenant, au cœur de la violence, à une question fondamentale : comment être justicier sans reproduire la violence de la répression ?
Panahi, en représentant les résistants au régime, ne parle pas de leur courage mais de leur fragilité. Il rappelle que toute révolution, si elle ne reconstruit pas la morale, est condamnée à reproduire la même structure de violence qu’elle a voulu abolir. Sous cet angle, Un simple accident n’est pas un manifeste politique, mais un miroir moral qui invite le mouvement à réfléchir sur lui-même. Pourtant, cette morale n’est pas détachée du politique.
Si, dans une lecture morale du film, la « justice » est une expérience intérieure et de la conscience, à un autre niveau, le film de Panahi nous confronte à une réalité dont la morale seule ne peut s’abstraire : la politique. Dans un monde où l’ordre violent du passé n’est pas encore tombé, toute décision morale trouve nécessairement son sens au cœur des rapports de pouvoir. La non-violence dans Un simple accident n’est donc pas un choix purement moral, mais une position politique.
Panahi ne met pas en scène une justice institutionnelle, mais une justice intérieure, fondée sur le doute, la conscience et la responsabilité personnelle. Le spectateur est sans cesse placé dans une position de jugement moral. Panahi nous demande non pas d’identifier des coupables, mais de questionner en nous ce qui nourrit le désir de vengeance : « si nous étions à sa place, agirions-nous différemment ? » Le film met en garde : si un mouvement né du slogan « Vie » se transforme en colère incontrôlée, il recrée la même force de mort qu’il voulait abolir. Dans un moment de grande fragilité, les victimes font face à leur tortionnaire, et leur décision détermine le sens moral de leur action collective.
Au lieu de représenter un juge et un accusé, il construit une relation humaine, toujours susceptible de se renverser. Le tortionnaire n’est plus seulement l’outil de la violence ; il est un être humain avec un passé humilié, produit du même système qui a fabriqué ses victimes. Ici, Panahi nous confronte à une question difficile : peut-on éprouver de la compassion pour le tortionnaire sans trahir la souffrance des victimes ?
Cette réflexion ne reste pas pour moi une abstraction : regarder ce film n’a pas été une simple rencontre avec une œuvre d’art, mais un retour à un souvenir encore vivant. En 2017, j’ai été arrêtée pour port du voile jugé « inapproprié » et conduite au centre de détention de Vozara. L’humiliation, la peur, la colère et le silence, mêlés aux visages des femmes semblables à moi, mais complices du pouvoir, ont dressé un mur de haine entre nous. Leurs regards semblaient trahir le plaisir à nous humilier. Cette image ne m’a plus quittée.. Après l’interrogatoire, on m’a remis une plaque d’identification portant un numéro, puis on m’a photographiée sous plusieurs angles : l’enregistrement officiel de mon impuissance. Et ce ne fut pas la dernière fois que j’ai mis les pieds à Vozara.
Une autre fois, à l’entrée de l’université, je me suis disputée avec une femme chargée d’empêcher l’accès aux étudiantes « mal voilées ». Je n’arrêtais pas de lui demander : « Comment, parmi tant de métiers possibles, as-tu pu choisir un travail aussi méprisable ? » Jusqu’à ce qu’en elle quelque chose se fissure et qu’elle me dise : « Et toi, si tu étais à ma place, et que ton seul moyen de nourrir ta famille était ce travail, ne l’accepterais-tu pas ? » À cet instant, le mur s’est effondré : elle n’était plus « l’autre », mais un être humain contraint, devenu instrument de répression à son corps défendant.
Le film de Panahi accomplit la même chose : il retire au tortionnaire son visage démoniaque pour montrer que la racine de la violence réside dans la structure sociale, non dans la nature humaine. Et la seule manière de briser cette structure, c’est de revenir à la morale.
Mais cette morale n’est pas qu’un refuge intérieur : elle devient, dans un monde encore déchiré par la peur et le pouvoir, une forme de résistance. En choisissant la morale, les personnages, et avec eux les spectateurices, esquissent la possibilité d’une autre politique.
Dans le cinéma de Panahi, la morale s’exprime aussi dans la mise en scène, dans les silences, dans l’évitement de la violence explicite, dans le rythme lent du montage qui nous oblige à voir au lieu de juger. Sa caméra, au lieu de crier, s’arrête, une pause qui permet la compréhension.
Un simple accident, en apparence, parle de la confrontation entre une victime et son tortionnaire, mais il s’agit en réalité d’une réflexion sur le sens de la justice à une époque où la vérité vacille. Panahi, au lieu de montrer une vengeance, met en scène le doute et nous confronte à une question essentielle : « pouvons-nous traverser la mort et continuer à vivre ? »
Un simple accident ne donne pas de réponse, car la réponse est entre nos mains : dans ce moment où le pouvoir change de camp et où nous devons décider : nous venger ou rester humains.








