Une saga à succès conjuguée au féminin
Toy Story 4, sorti l’été dernier, vient clôturer ce qui est désormais considéré comme l’une des meilleures franchises de l’histoire du cinéma d’animation. Le succès de la première saga Pixar se mesure en effet à la fois économiquement et qualitativement, chaque nouvel opus surpassant le précédent – chose rare sinon inédite, tous genres cinématographiques confondus. Beaucoup éprouveront un sentiment d’accomplissement face à Toy Story 4, un sentiment renforcé par près d’un quart de siècle (le premier film est sorti en 1995) d’attachement à des personnages familiers et par une histoire qui reste touchante, même si l’on ne connaît pas les films précédents. Toy Story 4 n’atteint pas les sommets de ses prédécesseurs, mais il amène néanmoins la franchise sur de nouveaux territoires, notamment celui du genre.
Dans un effort pour lutter contre l’intérêt déclinant de sa nouvelle propriétaire la petite Bonnie, présentée dans Toy Story 3, – la thématique de l’abandon est un rappel du premier film –, la poupée cow-boy Woody décide de s’occuper du nouveau jouet préféré de Bonnie : une fourchette aux yeux écarquillés, bras en chenille cure-pipe et pieds en bâtons de glace que la petite fille a assemblés lors d’une première journée difficile à l’école maternelle et qu’elle nomme Forky. Fabriqué à partir de déchets, Forky ne comprend pas le concept de jouet et saisit toutes les occasions pour retourner à la poubelle. En tentant de convaincre Forky de son importance pour Bonnie, Woody réfléchit à sa propre place dans la vie de la petite fille, d’autant plus qu’il retrouve un ancien flirt, la bergère en porcelaine Bo Peep, désormais sans enfant et libre comme l’air. Le premier acte laisse à penser que Forky sera la nouvelle star du film, c’est au contraire Bo qui lui vole la vedette.
Ce dernier opus nous invite à redécouvrir ce personnage autrefois secondaire (elle était absente du troisième film) et ce faisant, Bo rejoint les rares personnages féminins développés à l’occasion d’un « sequel » (suite) mais dont le parcours se révèle tout sauf secondaire.
Si les franchises se sont un peu diversifiées récemment, cette tendance se décline de façon souvent déprimante, les studios ne faisant que répéter l’intrigue d’origine portée par un ou deux hommes (blancs) avec des personnages féminins et/ou racisés (si le film repart sur de mêmes bases mais va dans des directions différentes on parle alors d’un « reboot »). Parfois, cette méthode porte ses fruits. On pense notamment à Charlize Theron dans Mad Max : Fury Road (George Miller, 2015), aux personnages féminins de Star Wars : The Last Jedi (Rian Johnson, 2017) et donc maintenant à Bo de Toy Story 4. Ces dernières années ont vu l’accumulation de « sequels », « reboots » et autres « spin-offs » (un film dédié à un ou plusieurs personnages secondaires d’une œuvre précédente) au sein desquels la présence des femmes se faisait attendre (il suffit de compter le nombre de films issus des univers DC Comics, Marvel, Pixar, même la trilogie des Ocean [Steven Soderbergh], consacrés aux hommes avant de voir les femmes débarquer). Davantage d’inclusion au sein des films hollywoodiens qui bénéficient d’une large distribution est un pas dans la bonne direction. Mais reléguer ainsi les récits féminins à des films dérivés, et donc par définition auxiliaires, ne peut que consolider le préjugé culturel selon lequel les récits masculins sont premiers, tandis que ceux consacrés aux femmes et menés par celles-ci sont accessoires. De plus, ce genre de film montre encore trop souvent les héroïnes dans une dynamique de comparaison avec leurs pendants masculins : soit elles en présentent une version très contrastée, soit elles sont tous simplement interchangeables avec eux. Toy Story 4 pèche aussi à ce niveau : Bonnie remplace Andy, le propriétaire originel des jouets-héros dans les trois premiers films, et la poupée Gabby Gabby, bien que première antagoniste féminine de la saga, n’est finalement que l’alter-ego de Woody dans le premier opus, un reflet de son statut charismatique de leader des jouets de la chambre à coucher et de son comportement abusif quand celui-ci faisait tout pour être aimé d’un enfant.
Quant à Bo, avant Toy Story 4, elle était le trophée récompensant l’héroïsme masculin : une femme délicate à la beauté classique (blanche et blonde aux yeux bleus) dont l’existence de jouet consistait à être secourue par Woody et lui donner de chastes baisers. Désormais, Bo acquiert une vraie personnalité et un nouveau look (elle porte la cape et le pantalon et son bâton de bergère lui sert aussi d’arme). Ce quatrième film, contrairement aux précédents, défend l’idée que les jouets peuvent échapper à la tragédie de l’obsolescence et qu’une vie, certes domestique, mais émotionnellement dépendante des fantaisies d’un enfant, n’est qu’une cage dorée. Bo est celle qui exprime cette idée le plus clairement. Après des années passées à prendre la poussière dans une boutique d’antiquités, elle s’échappe pour devenir un jouet « perdu », sans enfant, accomplissant enfin sa destinée.
Autrefois l’un des trop rares personnages féminins de la chambre d’Andy, elle a fondé sa propre bande de jouets perdus, leur a donné un nouvel élan et est devenue bien plus courageuse que Woody. La vie de cette nouvelle Bo est tellement attrayante que lorsque Woody doit choisir entre rester avec elle ou retourner à son ancienne vie centrée sur « son » enfant (la chose la plus importante à ses yeux, comme nous le rappelle le prologue), on est presque déçu pour elle qu’il reste (car si Bonnie, dont il n’a jamais reçu toute l’attention, avait été Andy, « son premier enfant », Woody n’aurait sans doute jamais choisi Bo). Le rôle de Bo était-il donc uniquement de prouver à Woody que le bonheur existe dans un monde sans Andy ? C’est possible, mais on a quand même le sentiment que Bo aurait été tout aussi heureuse si Woody ne l’avait jamais retrouvée et si elle avait continué, célibataire mais entourée de ses amis, à sauver les jouets perdus et abandonnés.
La question du genre dans le cinéma d’animation est vaste. Elle varie en fonction de l’histoire des techniques du cinéma (son, couleurs, rotoscopie, 3D, etc.), des cultures cinématographiques (animations japonaise, brésilienne, européenne, disneyenne, etc.), ou encore de son intersection avec d’autres questions tout aussi importantes comme la race, la sexualité, la classe sociale, le handicap et l’âge. Il est capital de s’y attarder en raison du jeune âge du public cible du cinéma d’animation dont le potentiel d’apprentissage et d’influence est immense, ces films ayant la capacité de former, de changer ou de renforcer les stéréotypes de genre intériorisés par les enfants.
Il existe de surprenantes exceptions (comme Bo) et celles-ci se font plus fréquentes ces dernières années, mais globalement le bilan des représentations de genre dans le cinéma d’animation est catastrophique, que ce soit du point de vue de la dysmorphie corporelle, des interactions hétéro-normées entre homme conquérant et femme vulnérable, de l’attribution des rôles et des actions selon un modèle patriarcal traditionnel (sphère privée pour elle vs sphère publique pour lui), de l’accomplissement personnel au sein du couple hétérosexuel, etc. Si les exceptions existent (je pense aux héroïnes des films de Hayao Miyazaki et de nombreux mangas, et aux tentatives du studio Dreamworks), elles sont rares, ou encore trop périphériques par rapport à l’intrigue, face au géant Disney (dont fait partie Pixar depuis 2006) qui domine le marché et écrase la concurrence. Rendez-vous donc le mois prochain pour la sortie de Frozen 2…