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The Substance, dernier film de Coralie Fargeat sorti en France en novembre 2024, a fait partie de la sélection officielle du festival de Cannes 2024 et a gagné le prix du meilleur scénario. Le film raconte l’histoire d’Elisabeth Sparkle, grande star du cinéma hollywoodien écartée de l’industrie de l’audiovisuel aussitôt qu’elle fête son cinquantième anniversaire. Pour parer à un mal-être et une solitude grandissante alors que son producteur décide de la remplacer par une actrice plus jeune et plus belle, Elisabeth prend part à un obscur programme médical nommé la Substance qui lui permet de se dédoubler. Une nouvelle femme nait de son corps, Sue, version jeune et lisse d’elle-même. Leurs deux existences s’alternent mais restent interdépendantes, et malgré les instructions très strictes du programme, Sue profite de sa célébrité nouvelle et remplace Elisabeth, puisant égoïstement dans ses ressources physiques. Le corps de la star déchue dépérit. A coup d’injections fluorescentes et de mutilations physiques, de robes de soirée et de bain de sang, les deux femmes s’affrontent et s’enfoncent dans la violence de la dysmorphie, de l’hypersexualisation, du jeunisme et de la misogynie systémique.
L’équipe de production du film est majoritairement féminine : la réalisatrice Coralie Fargeat est aussi productrice et scénariste et deux actrices connues (Demy Moore et Margaret Qualley) sont têtes d’affiche. La critique internationale a vendu le film comme féministe, ce qui crée des attentes spectatorielles quant à l’engagement politique du film.
Par son intérêt pour les trajectoires féminines, son mépris pour la gente masculine, sa représentation caricaturale des stéréotypes de genre, le film prend position contre un système misogyne tourné au ridicule. Voilà une démarche qui pose questions : mettre en scène le cliché de la femme-objet suffit-il à le dénoncer ? Représenter l’asservissement féminin de manière aussi violente équivaut-il à le remettre en question ? Film de femmes, The Substance en dépeint le mal-être mais, tristement, n’en imagine aucune issue.
Mépris pour les figures masculines d’abord. Le producteur de l’émission à laquelle les deux héroïnes participent, Harvey (interprété par Dennis Quaid), est un businessman autoritaire, méprisant et imbu de lui-même. Sa personnalité cassante est mise en scène lors d’un déjeuner avec Elisabeth, où il est filmé en gros plan frontal, se gavant de crevettes. S’enchainent alors rapidement des plans serrés de ses doigts sales et gras et de sa bouche pleine et baveuse. Un ralenti accentue ses mastications, le mixage son met l’emphase sur les bruits salivaires alors que le visage d’Harvey se tord et s’enlaidit. Lorsque le cadre s’élargit apparait à sa droite, en arrière-plan, le fessier galbé d’une serveuse lui tournant le dos. Le personnage, méchant et libidineux, lorgnant sur la jolie serveuse, est mis en scène de façon répugnante alors qu’il annonce à l’héroïne qu’il la met à la porte : comme si elle s’était métamorphosée le jour de son anniversaire, il fait comprendre à l’actrice qu’elle n’est plus utilisable maintenant qu’elle a la cinquantaine. Il exprime en quelques phrases cassantes, une misogynie mêlée à un jeunisme propre au type qu’il incarne : le quinquagénaire blanc, homme d’affaires puissant encostumé, enraciné à un bureau ou attablé au restaurant, producteur de cinéma malveillant et opportuniste qui fait son business sur le corps des femmes. Harvey incarne le cliché du porc.
Ainsi, le film étire jusque dans ses aspects les plus violents l’idée selon laquelle l’utilité sociale d’une femme disparaît lorsqu’elle n’est plus la belle jeune femme que Sue incarne. Sue est la caricature du sex-symbole américain (étiquette qui a marqué la carrière de Demy Moore) : belle, fine, cambrée, souriante, confiante, ambitieuse mais docile. Elle a les dents blanches et les cheveux bien brossés, elle scintille, porte du rose et n’est jamais totalement couverte. Elle est à la fois le type de la star ambitieuse, de la voisine sexy, de la femme fatale et de la jeune fille bien élevée. Alors que la valeur sociale et professionnelle d’Elisabeth est subitement niée, Sue développe tous les clichés de féminité les plus normés. Autant qu’Harvey est la caricature de l’homme blanc puissant, Sue est la caricature du fantasme féminin de ce même homme.
Dans son salon, décor majeur du film, deux murs schématisent la dysmorphie violente d’Elisabeth. Au fond de la pièce, l’immense photo d’elle, plus jeune, radieuse, souriante. En face, la baie vitrée donne sur un large panorama urbain dont la moitié de la vue est obstruée par un immense panneau publicitaire sur lequel, très vite, la photo de son visage est remplacée par celle de Sue, sexy et dénudée, qui nargue l’ancienne star à travers sa fenêtre. Elisabeth est coincée entre ces deux images, prise en étau dans un espace anxiogène. Voilà la dynamique sur laquelle le film se déploie : la valeur d’Elisabeth détruite aussitôt que son apparence ne correspond plus aux deux images qui l’enserrent, alors que Sue, brutalement, émerge à l’écran. Dans cette binarité, les deux femmes se prêtent aux mêmes exercices, mais leur mise en scène est très différente. Lors de leur show de fitness respectif, Elizabeth est filmée en plan large, entourée d’autres danseurs. Le plan est simple, droit, direct. Sue, en revanche, est filmée lors d’une scène bien plus longue par un ensemble de plans serrés très dynamiques, son corps fragmenté par des gros plans sur ses seins, ses fesses, ses jambes et son pubis alors qu’elle danse sur scène (avec une attention particulière, presque obscène, à ses mouvements de hanches), le tout filmé comme une version caricaturale du male gaze.
Le « jusqu’au boutisme » de The Substance propre au genre limite son discours féministe, souvent grossier. Même si on y met en scène un mépris certain pour la misogynie de l’industrie audiovisuelle, multiplier par dizaines les plans sur les fesses de jeunes femmes est-il un geste dénonciateur suffisant ? Étirer deux heures de clichés sexistes sur grand écran est-il pertinent ? Le film de Coralie Fargeat n’aurait-il pas eu plus d’ampleur si elle ne s’était pas contentée de caricature mais avait aussi proposé de la profondeur ? Parce qu’à façonner des personnages incapables de penser le système qu’on nous montre pourtant comme méprisable, finit par faire rire et prendre en pitié ces femmes que le système asservit.
On n’est pas convaincu·e que la pitié soit positive, pourtant c’est ce que le film cultive en faisant d’Elisabeth l’immonde masse de chair mutilée et informe, deux yeux et des seins pendants en bouquet final. Le corps d’Elisabeth, cœur du film, ne se contente pas de vieillir : il pourrit, il purule, il verdit, noircit, grince et casse. Rien ne met fin à l’abomination physique qu’elle subit, même pas Sue qui en joue, et surtout pas elle-même. Pourtant Elisabeth cache de moins en moins sa colère, elle hurle un peu plus à chaque réveil à la vue de son corps mutilé par la faute d’une Sue trop gourmande, elle dévisage Harvey avec mépris, le corps inerte de Sue dans la salle de bain avec haine, elle se moque de ses niaiseries, essaye même de la tuer. De l’émotivité, de l’intensité, Elisabeth en donne de plus en plus, au rythme de sa diminution physique : c’est ce qui fait grimper la tension narrative. En revanche, aucune réflexion n’éclot, aucune prise de conscience. Coralie Fargeat ridiculise les excès de l’industrie, sans doute, mais provoquer le dégout et l’apitoiement pour celles qui le subissent, c’est encore représenter la femme comme une jolie coquille vide de sens critique qui, lorsqu’elle n’est plus jolie, n’est alors plus que vide.
Les personnages féminins, aussi différentes soient-elles, incarnent toutes les deux le cliché de la femme émotionnelle dénuée de conscience. Sue et Elisabeth ne se battent pas contre le système qui les assoit et les fait danser, mais pour y rester. La narration suit la jalousie de deux femmes mises en compétition par un homme symbolisant un système masculin et sexiste, autre triste cliché misogyne qui s’imagine les femmes prêtes à tous les sacrifices pour la validation masculine, au détriment de leurs semblables. Les deux héroïnes partagent peu l’écran, mais une séquence montre une Elisabeth méconnaissable, le crâne dégarni, la peau brunâtre, le regard fou, cuisinant aussi salement qu’Harvey mange, devant la retransmission d’une interview télévisée de Sue. À l’écran, elle s’invente une vie de provinciale modeste pendant qu’Elisabeth, spectatrice, l’insulte. La bande son est stridente, la scène monte en intensité, et Elisabeth, hors d’elle, humiliée par la jeune femme moqueuse et ingrate, finit par exploser des œufs sur sa télé, sur sa baie vitrée, recouvrant les images de Sue de nourriture dégoulinante. La scène se conclut sur les cris de la jeune femme lorsqu’elle découvre l’appartement après la crise de rage de la star déchue. Sue se rit d’Elisabeth en public, et celle-ci s’enferme dans sa colère, aux portes de la folie. Plus tard dans la dernière partie du film, Elisabeth, impuissante, son corps ruiné, regardera Sue la tabasser jusqu’au sang sur le verre cassé de sa table basse : c’est la seule scène où les deux femmes sont physiquement réunies, la scène la plus brutale du film. Elles n’étaient pas destinées à s’aimer ou à s’entraider, mais à se piétiner, s’humilier. Très vite alors l’ennemi, le grand méchant Harvey et l’industrie misogyne qu’il symbolise, sont occultés par l’affrontement entre les deux stars, leur jalousie et leur mépris.
Celles qui étaient pourtant victimes d’un même système n’auront su se retrouver que dans les insultes et les coups : Elisabeth tabassée par la version « plus jeune, plus belle, plus parfaite » d’elle-même et Sue, devenue un monstre informe, décapitée par un inconnu avant de se vider de son sang sur un public terrifié, dressent un bien triste tableau de la femme dans son combat contre le sexisme systémique. Finalement, The Substance n’aime pas plus les hommes que les femmes.
Polémiquons.
1. The Substance [2], 3 février, 19:27, par Rossello Mathilde
Bonjour,
Je ne perçois pas The Substance de Coralie Fargeat comme vous. Pour moi il s’agit presque d’un zapping, d’une compilation de citations cinématographiques. Coralie Fargeat a le même âge que son actrice et ayant été elle-même actrice je pense qu’elle prend son expérience du métier pour façonner ses personnages. Comme chez les mannequins je pense qu’il était tout à fait courant de trouver de la compétition entre actrices dans les années 90. Je pense que Coralie Fargeat montre ce que pouvait et ce que peut faire le système patriarcale aux relations entre femmes. Je crois qu’elle est à la fois admirative et critique vis à vis des films et des réalisateurs qu’elle cite (Carpenter, De Palma, Cronenberg…). Je vois son film comme un travail de déconstruction de ses « pères ». Et je crois qu’à la fin du film lorsqu’on voit les deux femmes se disperser en matière informe à force de coups, devenir méconnaissables, abstraites et disparaître annonce la suite du travail de C.F. : après la déconstruction/destruction des modèles, la construction de quelquechose d’autre…