Cet ouvrage très richement illustré explore les discours sur et les représentations des spectatrices dans la presse au moment de l’établissement du cinéma en salles comme un loisir de masse, pratiqué par toutes les classes sociales, c’est-à-dire au tournant des années 1910. L’enquête de Mireille Berton couvre la période 1907-1922 et les principaux pays occidentaux où cette forme de loisir de masse s’établit : Etats-Unis, France, Italie, Allemagne, Espagne. Le choix de cette période se justifie par plusieurs facteurs : la standardisation de la production filmique, la sédentarisation des établissements, l’essor de la presse spécialisée, l’apparition de rubriques dans les quotidiens et les hebdomadaires, l’avènement du star-système.
On assiste à une prolifération d’images et de textes sur le cinéma qui devient un phénomène de société et les femmes et les enfants sont au centre des débats sur l’attrait des « masses » pour le cinéma. Enfin dans les années 1910, beaucoup de femmes investissent les métiers du cinéma, y compris à des postes de création et de pouvoir, ce qui sera remis en cause dès les années 1920 et encore plus à l’arrivée du parlant, quand les investissements capitalistes dans cette industrie favorisent la concentration horizontale et verticale et excluent les femmes.
Les discours (textes et images) très majoritairement masculins sur les spectatrices se focalisent sur deux aspects principaux : leur fascination pour les histoires que racontent les films, et leur présence perturbatrice dans les salles de cinéma. Émerge un imaginaire transnational où les figures de la femme séductrice, vaniteuse, impressionnable ou bavarde sont récurrentes, et la salle de cinéma, à cause de l’obscurité et de la promiscuité, est vue comme le lieu de tous les dangers : agressions, maladies, comportements indécents, etc.
La nouvelle visibilité des femmes dans l’espace public et à l’écran pose problème à ces sociétés patriarcales confrontées à l’arrivée massive des femmes sur le marché du travail et dans la consommation. En trois chapitres richement documentés, Mireille Berton explore les discours sur les spectatrices à travers trois thématiques : « aller au cinéma », « déranger la séance » et « séduire et être séduite ».
Le débat porte d’abord entre les élites politiques et économiques sur les intérêts contradictoires en jeu : développer le cinéma comme une industrie rentable, contrôler ce nouveau loisir de masse pour préserver l’idéologie des classes dominantes. Jamais dans l’histoire des spectacles, une attraction a facilité une telle mixité sociale, sexuelle, ethnique, raciale. Le cinéma est donc un enjeu social et politique majeur.
Il s’agit de réglementer les espaces de projection, de contrôler le contenu des films et de réguler les comportements du public. La production qui se standardise sur le principe du long métrage narratif s’accompagne de l’essor des périodiques corporatifs et de la naissance progressive du star-système, soutenue par des magazines de fans.
Il y a trois grands types de salles : celles, équipées sobrement, implantées en périphérie urbaine, drainent un public local ; d’autres richement décorées, avec des espaces d’accueil, s’installent dans les zones commerçantes ; et entre les deux, celles qui s’adressent aux couches moyennes. L’hétérogénéité des salles reflète en partie celle des publics, et la tarification crée aussi une hiérarchie interne aux salles. Mais le cinéma fédère les publics autour d’un spectacle commun.
A côté des adversaires du cinéma qui y voit un instrument de corruption morale pour les enfants, les femmes et les classes inférieures, d’autres voix s’élèvent pour défendre son rôle pédagogique, un moyen d’accès à la culture pour les plus défavorisés, via notamment l’adaptation des grands classiques de la littérature. Des illustrations utilisent les femmes comme allégories du cinéma dans ce qu’il a de plus noble. On prête aussi aux spectatrices, en particulier aux femmes mariées des classes moyennes, une moralité innée propre à apporter de la respectabilité à ce loisir. Les défenseurs du cinéma y voient un moyen d’amuser et d’éduquer les classes laborieuses pour les convertir aux idéaux démocratiques, dans une vision paternaliste des rapports sociaux.
En revanche, les contempteurs du cinéma s’inquiètent de l’influence délétère des images animées sur les populations jugées impressionnables : les femmes, les enfants, les ouvriers, les immigrés, etc. Certains y voient une « école du crime ». Les « bons publics », disciplinés et silencieux, s’opposent aux « mauvais publics », influençables et fauteurs de trouble. En particulier dans les salles de quartier, espaces de sociabilité où on se retrouve entre ami·es pour bavarder et manger, ou espaces d’intimité pour les amoureux désireux d’échapper au contrôle parental.
Les exploitants mettent en place de sièges séparés qui visent à briser l’élan communautaire qui favorise les mouvements collectifs. Et la disparition du bonimenteur, l’instauration du mode narratif réaliste des longs métrages favorisent l’oubli de soi et des autres au profit du film. Les films sont construits désormais sur un point de vue voyeuriste qui amène les spectateur·ices à s’absorber dans l’histoire.
Les sociétés démocratiques sont caractérisées par la coexistence des femmes et des hommes dans des espaces communs, ce qui remet en cause la distinction traditionnelle entre sphère publique réservée aux hommes et sphère privée assignée aux femmes. À quoi s’ajoute la crise culturelle provoquée par l’expansion de la culture de masse. Le cinéma reste associé aux classes laborieuses à cause de son faible coût et son langage visuel perçu comme universel. Il est à la fois l’objet d’un mépris de classe et de genre de la part de ses contempteurs, car il offre une nouvelle liberté aux femmes qui vont au cinéma sans être accompagnées par un homme.
Les femmes et les enfants fréquentent assidument les salles de cinéma et en composent le contingent principal. Passe-temps idéal des mères de famille en particulier les après-midis de congé scolaire, cet usage du cinéma provoque des réactions hostiles de la part des hommes dérangés par l’agitation et les cris des enfants, et ils accusent les mères de livrer leur progéniture à l’effet « corrupteur » des images animées.
L’expressivité et l’émotivité attribuées aux spectatrices devant les films sont stigmatisés comme échappant à la rationalité. Elles seront bientôt reléguées au rang de « fans » amatrices de potins, pendant que les hommes s’accapareront le domaine de la critique et de l’analyse.
Le caractère perturbateur de la présence des femmes dans les salles de cinéma va se polariser sur les chapeaux. Alors que cet accessoire symbolise par sa sophistication le statut social de celle qui le porte (seules les femmes du peuple sortent « en cheveux »), il va devenir un élément récurrent dans les dessins et caricatures pour signifier les tensions provoquées par la visibilité des femmes dans l’espace public. Le port du chapeau et l’obsession supposée des femmes pour leur apparence entrent en contradiction avec l’évolution des pratiques de visionnage qui dévalorisent l’espace de la salle, le corps des spectateur·ices et les interactions entre elleux. Le port du chapeau instaure une rivalité entre spectatrice dans la salle et actrice sur l’écran. Les hommes se plaignent de l’exhibitionnisme des femmes qui usent du cinéma pour enrichir leur vie sociale aux dépens du visionnement des films. Mais les femmes des classes moyennes et supérieures sont courtisées par les exploitants parce qu’elles apportent un gage de respectabilité à leur salle. Le star-système renforce le rôle du cinéma comme incitation à la consommation chez les spectatrices. Les femmes sont soumises à des injonctions contradictoires : le chapeau habillé est un signe de standing, mais la discrétion reste la norme du féminin respectable. On leur demande à la fois d’être des consommatrices de cinéma et de mode, et de rester invisibles.
Le critique Louis Delluc en 1922, comme beaucoup d’autres dans les années 1910 et 1920, reproche aux spectatrices d’être bavardes, de lire les intertitres et de commenter les films à haute voix, troublant la tranquillité des spectateurs : se mêlent dans ces remarques mépris de classe et de genre.
Deux traits caractérisent les spectatrices dans ces discours masculins : la sensibilité et le sentimentalisme. Elles s’immergent dans le drame, s’identifient aux personnages et appréhendent le film comme un prolongement du réel, d’autant plus que beaucoup de drames et de mélodrames mettent en scène les dilemmes de la « femme moderne », les contradictions entre ambition professionnelle, désir d’aimer librement et assignations sociales. Les femmes sont censées être prisonnières d’une sur-identification qui les empêche d’exercer un esprit critique. Les discours sur les spectatrices mobilisent un modèle essentialiste de spectatorialité féminine qui abolit les différences d’âge, de classe, d’ethnie, etc.
On oppose un « public simple » qui apprécie le cinéma au premier degré et un public plus sophistiqué qui est capable de distance et d’esprit critique. Bien entendu cette opposition est genrée et aboutit à dévaloriser tout rapport passionnel au cinéma. Les critiques masculins décrivent les spectatrices comme immatures et fantasmant sur leurs idoles. Un consensus se forme autour d’une division genrée des publics, où les spectateurs sont censés avoir un rapport plus distant, critique et érudit au cinéma que les spectatrices.
À rebours de ces stéréotypes, Mireille Berton relate la pratique d’une firme turinoise qui a engagé une trentaine de femmes, spectatrices passionnées, pour voyager à travers le pays et valoriser les films de la firme par leurs réactions (rires, larmes, etc.) pendant la projection, entraînant le public dans leur sillage. Remarquable exemple d’agentivité spectatorielle ! Durant les années 1910, nombre de spectatrices assidues deviennent critiques, journalistes ou autrices. Une employée d’usine « mordue » de cinéma, confie à une journaliste que le cinéma est pour elle un outil d’introspection, de réflexion sur les rapports humains, de développement d’un esprit critique et esthétique.
Mais la dépréciation de la spectatorialité féminine a été le terreau qui a permis l’éviction des femmes de l’écriture et de l’analyse du cinéma.
Dans le même temps, les professionnels requièrent des femmes une attitude retenue, en phase avec les idéaux bourgeois de mesure, tempérance et discrétion, et avec le comportement des spectateurs des arts traditionnels, dans le cadre d’un projet d’anoblissement du cinéma. Les femmes des classes moyenne et supérieure deviennent la cible principale des exploitants, à la fois pour des raisons économiques et pour leur pouvoir prescriptif sur leur entourage et sur les femmes des milieux populaires. L’éducation du public se fait sur le modèle du théâtre.
L’autre grande thématique des discours sur les spectatrices est la salle de cinéma comme espace de rencontres amoureuses et sexuelles. L’érotisation de la présence des femmes dans l’espace public poursuit un mouvement déjà perceptible au XVIIIe siècle. Mais la liberté de mouvement des femmes au cinéma fait écho à celle que permettent la bicyclette, la voiture, le chemin de fer : la modernité favorise l’émancipation des femmes.
Mais le cinéma ajoutant la pénombre à la promiscuité, devient le lieu privilégié des couples qui cherchent de l’intimité, alors que les moralistes dénoncent la dissolution des mœurs encouragée par le cinéma et le danger des prédateurs. Ils exhortent en vain les exploitants à éclairer les salles.
Dans les cartes postales, les illustrations et les chroniques, les spectatrices sont souvent présentées comme les initiatrices des intrigues sentimentales ou sexuelles qui font écho à ce que racontent les films. Le baiser est souvent mis en scène à la fois dans la salle et sur l’écran. La mise en abyme entre film et spectateur·ices devient un leitmotiv, mettant en avant l’effet incitatif du film. Plus qu’un stimulant érotique, le cinéma est en fait un moyen d’éducation sentimentale, dans un contexte où les informations sur la sexualité sont inexistantes. Avec l’obscurité, la nature romantique des films constitue un climat propice à l’expression des passions, grâce à la force suggestive des images animées. L’énergie érotique circule de l’écran vers la salle. Le voyeurisme qui s’est généralisé dans le cinéma narratif entretient l’illusion de se glisser, sans être vus, dans la vie intime d’un couple.
Mais le cinéma entretient l’angoisse de voir le privé envahir l’espace public. Et l’obscurité favorise les rencontres inappropriées, l’inversion des rôles, le renversement des identités sexuelles et leurs effets comiques, abondamment exploités par les films. Ce qui domine dans les films, c’est le motif du baiser adultère, à une époque où l’adultère féminin est encore pénalisé, malgré le mouvement en faveur de la suppression de cette inégalité devant la loi particulièrement choquante.
La salle de cinéma est à la fois un instrument d’affirmation de soi pour les femmes, et un espace où leur liberté est sous étroite surveillance, sous prétexte des dangers qu’elles courent. Le fantasme du cinéma comme lieu de débauche trouve son écho dans les histoires que racontent les films, où sévissent séducteurs, agresseurs, proxénètes… La prostitution et la « traite des blanches » sont un sujet récurrent des chroniques qui se complaisent dans le sensationnalisme. Et les drames sociaux visent à sensibiliser le public sur ces dangers, mais leur effet est ambivalent du fait de leur voyeurisme. À travers la figure de la prostituée, les femmes sont assignées au double rôle de victime et de coupable. Les femmes qui évoluent dans l’espace public courent toujours le risque d’être perçues comme des prostituées.
Malgré ces stéréotypes stigmatisants, le cinéma est un outil d’émancipation pour les femmes. Les spectatrices sont clivées du point de vue générationnel et de classe : d’une côté les patrouilles bourgeoises des ligues de vertu, de l’autre les jeunes filles sexuellement actives des classes moyenne et populaire qui s’affranchissent du cercle familial. De plus le cinéma favorise les interactions entre femmes, leur ouvrant un éventail d’expériences gratifiantes.
Si le cinéma a suscité auprès des femmes un engouement tel qu’il leur a donné souvent envie de passer de l’autre côté de l’écran (les magazines de fans sont pleins de lettres exprimant le désir de devenir actrice), ces aspirations ont nourri le mépris des critiques masculins et le besoin de séparer le bon grain (les experts aptes à identifier ce qui relève de l’art) de l’ivraie (les admiratrices des stars). Ce mépris traduit une inquiétude face à la féminisation de la culture occidentale, face auquel les femmes peinent à s’affranchir du carcan où féminité, superficialité et consommation sont intimement liées.
Cet ouvrage remarquablement documenté et très agréable à lire permet d’identifier les racines d’une construction idéologique qui continue à irriguer le monde de la cinéphilie. J’ai moi-même documenté, à travers l’exploration du courrier des lecteurs de Cinémonde, un moment (les années cinquante) où a tenté d’émerger une cinéphilie féminine où s’articulaient les émotions suscitées par les films, l’empathie pour les personnages, l’admiration pour les performances des acteur·ices et l’évaluation des qualités esthétiques des films, mais l’arrivée d’une cinéphilie masculine basée sur l’érudition, la distance et le mépris pour les spectateur·ices ordinaires, a progressivement exclu la plupart des correspondantes, avant que le magazine ne disparaisse à la fin des années 1960.
La récente polémique autour de mon livre Le Culte de l’auteur (La Fabrique 2024), rejoue ce clivage à la fois genré et socioculturel, qui vise à dévaluer toute critique qui prend en compte les affects provoqués par ce que racontent les films et comment ils le racontent, c’est-à-dire les enjeux sociaux et politiques, au sens large qui implique aussi l’intime, de la création culturelle.
