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Mathieu Amalric / 2021

Serre moi fort


Par Geneviève Sellier / vendredi 24 septembre 2021

Les délires d’une femme en deuil

Il faut reconnaître un talent à Mathieu Amalric réalisateur : sa capacité à travailler avec (utiliser, exploiter) des femmes remarquables.
Dès son premier film (au box-office confidentiel : 3000 entrées), Mange ta soupe (1997), il fait appel à Pascale Ferran pour un scénario autobiographique autour de sa mère, Nicole Zand (ancienne journaliste au Monde), présentée comme une « critique littéraire quelque peu excentrique, vivant cloîtrée au milieu de ses livres et de ses névroses ».

Le Stade de Wimbledon (2001) repose sur le talent de Jeanne Balibar, sa compagne d’alors, qui cherche les traces d’un écrivain ayant vécu à Trieste et jamais publié. L’accueil critique dans les périodiques cinéphiliques est élogieux mais le succès public encore très modeste (environ 35.000 entrées).

Avec Tournée (2010), son exploitation des talents féminins prend de l’ampleur puisque l’intérêt principal du film est fourni par une troupe de chanteuses danseuses stripteaseuses américaines, le New Burlesque, dont la tournée dans le grand Ouest français est organisée par un manager désinvolte et fauché incarné par Mathieu Amalric. L’exotisme de ce spectacle de cabaret et l’enthousiasme communicatif des danseuses vaudra au réalisateur une pluie de récompenses à Cannes, et un public nettement plus large pour son film (plus de 500.000 entrées en France). Ajoutons que le scénario est inspiré d’un ouvrage de la grande Colette, L’Envers du music-hall…

Commande du producteur Paolo Branco, La Chambre bleue (2014) d’après Simenon, est écrit et joué avec sa compagne de l’époque, Stéphanie Cléan, et donne lieu à ce commentaire du réalisateur : « La chambre bleue, lui, est autobiographique. J’étais dans une espèce de prison de la sexualité. Dans un gouffre qui vous rend dingue dans lequel j’ai joué avec Stéphanie Cléau, ma compagne de l’époque. C’était très amusant d’être amants à l’écran. » Le succès critique et public du film est plus modeste (environ 150.000 entrées).

Avec Barbara (2017) Mathieu Amalric confirme sa capacité à littéralement vampiriser les talents féminins : ici c’est Jeanne Balibar qui accomplit une performance extraordinaire pour incarner Barbara jusqu’à l’identification totale… Le plaisir que procure le film est lié à la superposition de deux performances, celle de la chanteuse et celle de l’actrice, y compris sur l’écran, par le biais des archives audiovisuelles utilisées… Le second degré introduit par la figure du réalisateur du film incarné par Amalric relève d’une posture de coquetterie moderniste qui lui permet d’échapper à l’accusation infamante d’avoir fait un « biopic »… mais réduit sans doute son impact public : le film plafonne en dessous de 300.000 entrées.

Venons-en à son dernier opus, encore largement redevable à des talents féminins : Serre moi fort (2021) est l’adaptation de la pièce de Claudine Galéa, Je reviens de loin (2004), qui repose quasi entièrement sur les épaules de l’actrice luxembourgeoise Vicky Krieps (vue récemment dans le film de Mia Hansen-Love, Bergman Island).

L’idée forte de la pièce (et du film) est de mélanger les scènes « réelles » et imaginaires dans un même flux narratif, jusqu’à la confusion, pour rendre compte de la confusion mentale d’une femme qui vient de perdre son mari et ses deux enfants dans un accident de montagne et qui tente de survivre à ce deuil. On ne comprend que très progressivement cette trame narrative, et la force du film est de nous embarquer dans la tête de cette femme qui imagine que c’est elle qui est partie et que les disparus continuent à vivre sans elle… Les images sont bercées par les morceaux de piano que joue sa fille, qu’elle imagine bientôt virtuose. Le passé plus lointain (sa rencontre avec son mari) fait également irruption brièvement… avant que le présent de la découverte des corps, le printemps venu, vienne mettre fin à la possibilité d’une réalité alternative.

Cette histoire de deuil maternel est aux antipodes de celle imaginée par Julie Delpy récemment (My Zoé) et utilise les capacités fictionnelles du cinéma de façon beaucoup plus intéressantes. La sobriété lumineuse du jeu de Vicky Krieps y est pour beaucoup. Et l’absence de Mathieu Amalric à l’image, au profit d’acteur.ice.s peu ou pas connus en France, renforce l’empathie qu’on peut éprouver pour les personnages. La douleur d’une femme en deuil est exprimée avec une économie de moyens remarquables, tout en insistant sur sa capacité d’agir face à la catastrophe, même s’il s’agit essentiellement d’une capacité mentale.


générique


Polémiquons.

  • Je suis tout à fait d’accord avec l’analyse de Geneviève Sellier sur l’ensemble de la carrière de Mathieu Amalric en tant que réalisateur, à savoir sa capacité à utiliser/exploiter une multitude de talents féminins - Barbara, La Chambre bleue, etc. Mon opinion diffère sur Serre-moi fort. Le film m’a mise mal à l’aise pour deux raisons qui sont liées : d’abord le fait que l’on ne sache pas ce qui s’est passé jusqu’aux deux tiers/trois quarts du film rend l’empathie avec l’héroïne impossible. Je l’ai même trouvée irritante, donnant l’impression d’une femme privilégiée qui quitte tout sur un coup de tête ; puis lorsque le noeud tragique de l’affaire est révélé je me suis sentie rétrospectivement manipulée, ce qui est évidemment le but de ce choix de narration. Par contre, d’accord avec le très grand talent de Vicky Krieps : une actrice à suivre.

  • des remarques et des interrogations.
    1- les personnages
    Mathieu Amalric a employé des citoyennes et citoyens non professionnel(le)s pour ce film (ex. : tenancière ou tenancier, clientes, clients de bars, marché principal de La Rochelle, etc.). Ce film a été tourné à La Rochelle, Rochefort et ..... j’ai oublié le lieu de tournage en montagne). Donc de personnages interprétés par de vrais acteurs actrices professionnel(le)s au milieu de vrais gens.
    2- la structure du film
    Comme d’autres réalisateurs réalisatrices, Mathieu Amalric construit son film sur l’ambiguïté et révèle la vérité "vraie" à la toute fin du film obligeant ainsi le spectateur la spectatrice à refaire le film dans sa tête tout en étant bouleversé(e) par cette révélation. L’héroïne a, d’un coup, tout perdu : sa famille, l’amour de sa vie, ses enfants. Le spectateur la spectatrice se rend compte que cette femme oscille entre la folie et le chagrin incommensurable. Va-t-elle survivre ?
    3- Vicky Krieps
    Lorsque Mathieu Amalric évoque cette actrice il en parle avec émotion voire avec une certaine dévotion amoureuse. Il parle de fusion et il ne pouvait envisager faire ce film avec une autre actrice.
    4- rapport du réalisateur et ses actrices (utilisation/exploitation)
    J’ose espérer qu’en France la réalisation est assez indépendante pour émettre des choix en matière d’acteurs-actrices. Qu’il existe une conversation entre les différents intervenants afin de cerner l’action et les personnages.
    Mathieu Amalric a réalisé des films d’auteur dans lesquels le personnage principal est une femme. Ce personnage est interprété par des actrices remarquées - remarquables choisies par ses soins. Faut-il lui reprocher ce choix ou lui interdire de créer des films dont le personnage principal est une femme ?

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