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Behtash Sanaeeha et Maryam Moqadam / 2024

Mon gâteau préféré


par Nicole Gabriel / mardi 4 février 2025

Une aventure amoureuse à l'automne de la vie

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Mon gâteau préféré est, après le mockumentary The Invincible Diplomacy of Mr Nadery (2018) et Le Pardon (2020), le troisième long métrage du couple iranien formé par Behtash Sanaeeha et Maryam Moqadam. Ils en ont également co-signé le scénario. La première a eu lieu à la Berlinale 2024 en l’absence des auteur·ices dont le passeport avait été confisqué par les autorités de leur pays. Pour une romance mettant en scène l’aventure amoureuse de deux personnages à l’automne de leur vie, le duo Moqadam et Sanaeeha doit faire face à trois accusations : « L’une est de faire de la propagande contre le régime, la seconde d’enfreindre les règles islamiques en faisant un film vulgaire, la troisième de répandre le libertinage et la prostitution », ont déclaré les deux cinéastes au quotidien The Guardian du 19 décembre 2024. Ils sont sous le coup d’une interdiction professionnelle et risquent la prison.

Il faut dire que la séquence la plus saisissante de l’œuvre est la rencontre, dans un parc où l’héroïne traîne sa solitude, avec une maraude de la police des mœurs. Mahin, la protagoniste septuagénaire, s’interpose vigoureusement pour empêcher l’arrestation de deux jeunes filles : l’une a une longue frange qui dépasse de son foulard, l’autre est une punkette à la crinière arc-en-ciel. Mahin réussit à faire libérer la première, mais non la seconde, déjà embarquée. Un spectacle de la sorte est intolérable pour les mollahs, deux ans à peine après l’assassinat de Mahsa Amini. Une telle intervention n’avait jamais été vue au cinéma. Tout au plus des captations ont-elles été postées sur les réseaux sociaux. Les religieux ne s’y sont pas trompés : les réalisateurs témoignent de la réalité, abolissant la distance entre documentaire et fiction.

Mahin, le personnage central de Mon gâteau préféré, est magnifiquement campée par Lily Farhapour qui n’est pas seulement comédienne, mais journaliste et écrivaine et figure de proue de la lutte des femmes. Il n’est pas de cadrage où elle manque. Mahin vit seule dans une belle maison des faubourgs de Téhéran. Sa cour remplie d’arbres et de plantes est « sa seule consolation ». Même lorsqu’elle est triste ou esseulée, car ses enfants sont loin, elle est montrée comme indépendante et combative, nullement comme objet de pitié.

Une des premières scènes, de franche comédie, présente une dînette « entre copines » où l’on rit beaucoup et tente d’éviter les plaintes des geignardes à propos de leur dernière coloscopie. Ces femmes, toutes veuves, semble-t-il, conviennent, dans l’hilarité générale, que « ne pas avoir d’homme signifie ne pas avoir à s’occuper d’un homme ». Jusqu’à ce qu’une boute-en-train suggère qu’il n’est jamais trop tard pour se trouver un partenaire à la belle prestance. Et de citer son propre exemple : récemment, s’étant assise à côté d’un jeune chauffeur de taxi, candidat à l’émigration, celui-ci l’a invitée dans un salon de thé. Le taxi est, on le sait au moins depuis le docu-fiction Téhéran Taxi de Jafir Panahi (2015), un des thèmes récurrents du cinéma iranien. Ce véhicule est l’habitacle qui permet aux habitants de Téhéran d’échanger quelques propos sans autre surveillance que celle de la candide caméra.

Et voilà qui ne tombe pas dans l’oreille d’une sourde. Mahin a alors l’idée de draguer, comme on disait naguère. Elle s’assied un peu trop près du client qui la précède à la boulangerie, elle se rend ensuite au parc en espérant tomber sur des sportifs : puis elle va déjeuner à la cantine pour retraité·es. Elle écoute ce qui se dit aux tables voisines et n’en perd pas une miette. Son choix se porte sur un chauffeur de taxi, seul et taiseux. Elle se fait dire son nom, Faramarz, court à la station et lui demande de la raccompagner chez elle. Faramarz (Esmail Mehrabi) accepte, bien que ce ne soit pas son tour.

Cet heureux stratagème relève aussi de la comédie et même de la commedia dell’arte. À la maison, Mahin peaufine son maquillage et met sa plus belle robe pendant que Faramarz gare son taxi un peu plus loin. Il est ébloui par la maison, par la beauté de l’hôtesse et le lui dit. Et c’est vrai ! La joie de vivre fait retrouver à Mahin tout son éclat. Elle changera d’ailleurs trois fois de toilette au cours de la soirée. Elle commence par servir à dîner à son hôte, congédie sans autre forme de procès une voisine, proche du pouvoir, qui dit s’inquiéter d’avoir entendu une voix d’homme : « C’était le plombier ».

Faramarz est beaucoup plus frêle que Mahin. Avant la visite, il insiste pour passer à la pharmacie. Il est humble : « moi, personne ne me voit ». Il a été marié mais l’épouse que lui avait choisie sa mère, lui a « pourri la vie » à force de stricte observance des prières et des jeûnes ; celle-ci a voulu divorcer parce qu’il était stérile. Récemment, il a été amoureux d’une femme qui s’est envolée pour l’Australie avec un homme « plein de blé ». Il a fait partie de l’armée de métier avant de démissionner au cours de la guerre d’Irak. Et il a rejoint un orchestre où il jouait du tar. Elle était infirmière dans le même hôpital que son défunt mari. De part et d’autre, les confidences se font mezza voce, sous un éclairage diffus.

C’est Mahin, force de la nature, qui entraine Faramarz vers la transgression. Elle va chercher une bonne bouteille, précieusement gardée. Beaucoup d’Iraniens faisaient – et font encore– eux-mêmes leur vin, et enterrent les jarres ou les pastèques, comme l’a montré Marjane Satrapi ou, plus récemment, Mohammad Rasoulof dans Les Graines du figuier sauvage (2024). L’alcool a raison des défenses. Il n’y aura ni baiser ni, bien entendu, scène de sexe, remplacés par les plaisirs permis dans la culture persane : ceux de la bouche, la gourmandise et l’oralité. Tout ce que nous apprenons sur nos deux héros, se passe dans cet échange. Ils évoquent le passage du temps, mesurable grâce aux photos disposées sur les murs de l’appartement, comme des miniatures, et par la hauteur des cèdres que jadis, elle déroba dans un jardin public, alors qu’ils étaient nains. Elle le pousse à se souvenir et, bientôt, à faire des projets d’avenir : « Nous ferons notre vin ensemble ». Dans cette ivresse, ils dansent sur des airs de leur jeunesse. Ils s’avouent mutuellement leur angoisse de mourir seuls, sans savoir qui exécutera les rites funéraires.

À tous deux, leur vie a été volée. Paradoxalement, ils se la réapproprient au cours d’une seule nuit où ils se rêvent immortels. Ce conte n’aura pas de happy end. Mahin et Faramarz ne seront pas, comme Philémon et Baucis, transformés en arbres, mais l’un reposera dans le jardin de l’autre. Mon gâteau préféré est un formidable portrait de femme. Et montre que dans cette culture patriarcale, l’homme qui ne répond pas aux attentes de la tradition se voit déprécié. L’enjeu des cinéastes est l’insistance sur la force de la sphère privée en Iran ; leur originalité est la dénonciation de la culture mortifère des mollahs. Malgré un parti pris politique clair, ils ne glorifient ni l’héroïsme, ni le sacrifice de la vie humaine. Comme l’a écrit Narges Mohammadi, militante des droits humains et prix Nobel de la Paix 2023 : « Si vous regardez attentivement la société iranienne, vous verrez que chaque individu, à tout moment de sa vie et en tout lieu, est coupable du désir de vivre » (Cité par Catherine Coquio).


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