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Michel Piccoli dans Le Mépris


Par Ginette Vincendeau / jeudi 15 septembre 2022

Figure de l’auteur en raté magnifique


Michel Piccoli, qui vient de disparaître à l’âge de 94 ans, s’impose comme l’un des grands acteurs du cinéma français d’après-guerre, avec une immense filmographie de plus de 200 titres au cinéma et à la télévision. Il débute à la fin des années 1940, et malgré de nombreux petits rôles, dont certains dans des films prestigieux comme French Cancan de Jean Renoir en 1955, sa carrière au cinéma met du temps à décoller tandis qu’il travaille dans le théâtre d’avant-garde. Il « rate » la Nouvelle Vague mais devient un habitué des films d’auteur peu après. S’il est excellent dans Le Doulos de Jean-Pierre Melville en 1962, son premier rôle vraiment marquant est celui qu’il interprète dans Le Mépris de Jean-Luc Godard en 1963.

Son nom sera désormais lié à la crème du cinéma d’auteur européen : Luis Buñuel, Agnès Varda, Jacques Demy, puis Marco Ferreri, Michel Deville et Claude Sautet dans les années 1970, et d’autres comme Alain Resnais, Nanni Moretti et Manoel de Oliveira. Rarement tête d’affiche en solo, il est mémorable en personnage secondaire ou dans un couple ou un ensemble de vedettes, par exemple, dans Belle de jour (Buñuel, 1967), Les Choses de la vie (Claude Sautet, 1970), La Grande Bouffe (Ferreri, 1973) et Milou en mai (Louis Malle, 1990). Son association au cinéma d’auteur est confirmée de manière symbolique lorsqu’il incarne le rôle-titre du film Les Cent et une nuits de Simon Cinéma réalisé par Agnès Varda pour le centenaire du cinéma en 1995.

Sa formation théâtrale et l’éventail très large de ses prestations font de lui un grand acteur de composition plutôt qu’une « star » à l’image bien définie, d’autant qu’il reste discret sur sa vie privée. Connu du public par les films, la télévision, les festivals et autres cérémonies (il reçoit des prix à Cannes, Berlin, etc.), il se tient à l’écart de la culture people. Quelques tendances cependant émergent qui dessinent les contours d’une persona. La « marque » Piccoli est celle d’un homme issu d’un milieu bourgeois, cultivé et qui manie habilement l’ironie et la séduction, frisant parfois le cynisme. Il est en phase avec la masculinité angoissée et « fragilisée » du cinéma d’auteur post-Nouvelle Vague : viril, il n’est pas macho. Ces traits se retrouvent dans Le Mépris, que l’on peut voir comme une matrice pour le reste de sa carrière.

Si Le Mépris a impulsé la carrière de Piccoli, c’est sans aucun doute pour la qualité nuancée de son interprétation, mais aussi pour le retentissement exceptionnel du film. Co-production franco-italo-américaine à gros budget conçue pour associer le prestige artistique de Godard et l’érotisme de Brigitte Bardot, Le Mépris fut un échec au box-office par rapport à son budget, mais une réussite critique ; en plus de l’aura de Godard et de l’éclat de la distribution, le générique rassemble, entre autres, Raoul Coutard à la photographie et la superbe musique de Georges Delerue. Le Mépris est peut-être le film français le plus connu sur le plan international et sur lequel on a le plus écrit. Il reste étroitement lié aux noms de Piccoli et Bardot : sur la base de données IMDb, la bande-annonce du Mépris figure à côté de leur photo en haut de leur fiche, comme pour confirmer leur identité.

Adapté d’un roman d’Alberto Moravia de 1954, Le Mépris raconte l’histoire de Paul Javal (Piccoli), un scénariste à Cinecittà à qui un producteur américain, Prokosh (Jack Palance) demande de réécrire l’adaptation de l’Odyssée qu’est en train de tourner le metteur-en-scène allemand Fritz Lang, qui interprète son propre rôle. Le « mépris » du titre est celui qu’éprouve peu à peu Camille Javal (Bardot) pour son mari, qu’elle perçoit comme veule ; en particulier elle pense que Paul la pousse dans les bras de Prokosh pour faciliter sa carrière. Si Le Mépris est de toute évidence un film sur le cinéma, c’est aussi l’histoire d’un couple qui se déchire, certains détails notoirement inspirés de la mauvaise passe que traversait le couple que Godard formait dans la vie avec l’actrice Anna Karina.

Le personnage interprété par Piccoli à première vue peut sembler fade. Il est nettement moins flamboyant que celui de Bardot, qui domine le film, ou du brutal mais charismatique Jack Palance, et il pâlit auprès de Fritz Lang, auréolé du prestige de sa carrière internationale. La vénération que porte Godard à ce dernier est palpable dans son dialogue émaillé de citations érudites et d’expressions empreintes de sagesse, et dans le fait qu’à l’écran il incarne lui-même son humble assistant. Le discret Paul est pourtant un personnage fondamental en ce qu’il représente la figure de l’auteur. Godard voulait Piccoli pour le rôle car il « avait besoin d’un très, très bon acteur », mais on peut se demander si leur ressemblance physique n’entrait pas dans l’équation. En effet, dans une mise-en-abyme transparente, Godard modèle l’acteur sur lui-même : les deux hommes sont proches en âge, tous les deux bruns, minces, de la même taille, habillés d’un costume élégant avec cravate et chapeau. Même si ce mimétisme a un aspect personnel (Godard fait porter une perruque brune à Bardot pour évoquer Anna Karina), c’est surtout le statut de Paul dans le monde du cinéma qui interpelle le spectateur. Et en particulier le fait qu’il est déchiré entre ses prétentions à la création artistique et les contraintes commerciales qui l’assujettissent au producteur tout puissant.

Après avoir prédit qu’il accepterait son offre car il « a besoin d’argent parce qu’il a une très belle femme », Prokosh humilie Paul en lui mettant un chèque dans la poche de sa veste devant tout le monde, chèque qu’il accepte, dans une métaphore de prostitution très godardienne. Prokosh rappelle à Paul qu’il a écrit « Toto contre Hercule » (allusion sans doute à Totò contre Maciste, peplum comique de 1962) pour signaler son implication dans le cinéma populaire, et ne manque aucune occasion de le rabaisser en public. Cette lutte professionnelle se double d’une rivalité sexuelle. Prokosh embrasse Camille ostensiblement devant Paul puis quitte le tournage pour l’emmener à Rome ; le couple meurt dans un accident de voiture.

On peut voir ce dénouement comme la revanche de Godard contre le cinéma populaire, puisque la grande star et le producteur disparaissent alors que le tournage de l’œuvre de Fritz Lang se poursuit, et que Paul annonce qu’il retourne écrire pour le théâtre. Néanmoins, à travers Paul, Godard montre explicitement la faiblesse de l’auteur de cinéma prêt aux compromissions, faisant écho aux siennes en ce qui concerne Le Mépris. Il a été forcé d’ajouter des plans du corps nu de Bardot à la demande des producteurs Joe Levine et Carlo Ponti, même s’il l’a fait de manière distanciée. Comparé au machisme de Prokosh et à l’autorité de Lang, Paul est faible et irascible, par exemple lorsqu’il s’insurge violemment contre Prokosh à Capri, sous l’œil indifférent des autres personnages qui accueillent sa crise de conscience comme un caprice. En même temps, Paul est crédible dans ses conversations avec Lang, où il apparait à la fois cultivé et réfléchi. Il fallait en effet un excellent acteur, capable de combiner ces aspects contradictoires dans un même personnage, aussi plausible en amant de BB qu’en mari bafoué, capable de « faire passer » une figure de raté sans le rendre ridicule.

Godard l’a reconnu à l’époque : « Il a un rôle difficile et il le joue très bien. Personne ne s’aperçoit qu’il est remarquable, parce qu’il a un jeu tout en détails, comme son rôle. » En fait, les cinéastes comme les spectateurs ont reconnu le talent de Piccoli, et c’est avec justice que Le Mépris a marqué le début de sa remarquable carrière, tandis qu’il annonçait une nouvelle phase dans celle de Godard.



Polémiquons.

  • Merci pour cette belle analyse de la carrière et de la complexité du jeu d’acteur de Piccoli. Il est en effet évident que cette carrière est marquée par le rôle de Paul dans Le Mépris. En 1963, Piccoli a 38 ans, cinq ans de plus que Godard (il est né en 1925 et Godard en 1930) et une belle carrière d’acteur de théâtre depuis 1945. Il a travaillé avec les meilleurs metteurs en scène de la période (Jean-Pierre Grenier, Jean-Marie Serreau, Claude Régy, Jean Vilar, Jean-Louis Barrault). Au cinéma, après son rôle important dans Le Point du jour de Louis Daquin en 1949, il n’interprète que des seconds rôles, souvent des inspecteurs de polices, des commissaires, des militaires et des prêtes, donc des rôles très typés. C’est Godard qui l’a remarqué dans Rafles du la ville de Pierre Chenal (1958) et plus encore dans Le Doulos de Melville (1962) et pense à lui pour le rôle de Paul. La même année, il tourne pour Bunuel Le Journal d’une femme de chambre, dans un rôle du maître de maison frustré et obsédé sexuel, très loin de celui de Paul.
    Piccoli a parfaitement compris la démarche de Godard pendant le tournage, comme il en témoigne dans son livre de souvenirs (Dialogues d’égoïstes, 1976). Il sait en l’observant sur le plateau qu’il incarne une sorte de double du réalisateur et choisit des vêtements sur le modèle de Godard (veste, chapeau, chemise, cigarettes et cigares) et reproduit même sa gestuelle. Mais Godard apparaît aussi dans le film, avec ces vêtements mais frippés, le visage mal rasé, alors que Paul reste élégant tout au long du fillm. Godard a une relation ambivalente et complexe à Paul qui est à la fois son alter ego et son contraire, comme ton analyse le souligne très justement. Le couple Paul et Camille du Mépris est en crise, comme celui de Godard et Karina au même moment. Paul est un mari bafoué, humilié par Prokosch, mais c’est aussi un intellectuel érudit et cinéphile qui peut discuter avec Fritz Lang de sa carrière et de sa filmographie (M, Hangen Also die, Rancho Notorious). Piccoli discutera à Capri tout le long du tournage avec Lang, car Palance ne parle plus à personne après quelques jours (sauf au machiniste) et Bardot préfère jouer aux cartes avec ses copains entre deux prises (témoignages de Charles Bitsch premier assistant sur le film).
    Je suis moins sensible que toi au charisme de Palance dont le rôle de Prokosch souligne la brutalité et l’inculture de manière caricaturale, alors que ce n’était pas du tout le cas de l’acteur à la riche carrière d’acteur de théâtre d’avant garde. Godard règle ses comptes à travers Palance avec Carlo Ponti (Mussolini) et plus encore Joe Levine (King Kong !). Il ne faut pas aussi sous estimer dans le personnage de Paul l’origine de celui du roman de Moravia, Ricardo Molteni, type même de l’intellectuel italien cultivé, auteur de théâtre et d’une grande érudition classique (Homère, Dante, mais aussi G. W. Pabst). Piccoli intègre ces éléments dans son interprétation et son discours.
    Il est évident que Godard et le personnage qu’il incarne dans le film, l’assitant, admire le cinéaste Fritz Lang et en fait le complice bienveillant de Paul, mais comme l’a souligné très subtilement Jean-Pierre Esquenazi dans son Godard et la société française, le Lang du Mépris n’est pas exactement conforme au Lang réel, auteur de M, de Fury et du Tigre du Bengale . Le carrière du cinéaste Fritz Lang et tous ses entretiens publiés démontre qu’il a toujours manifesté un grand souci du public et du succès de ses films. Il n’aimait pas beaucoup ceux qui n’avaient pas rencontré le succès, comme Moonfleet, alors que Godard le transforme en incarnation de l’auteur de film, au sens de la politique des Cahiers à l’époque. Les images des rushes de l’Odyssée que l’on voit ont été tournées par Godard sans que Lang y ait participé, elles correspondent plus aux images de Jean Cocteau (Orphée, le Testament d’Orphée) qu’à celles de l’auteur du Tombeau Hindou.
    Ce sont toutes ces subtilités dans la construction des personnages, les transformations de ceux de Moravia que l’interprétation magistrale de Piccoli arrive à représenter lorsqu’il interprète Paul (Godard reprend le même prénom pour le cinéaste de Sauve qui peut (la vie) qu’incarne Dutronc, Paul Godard !). Tu as en effet très bien vu que Paul est la matrice de tous les rôles que Piccoli incarnera après 1963 dans une diversité assez stupéfiante, mais pour moi, c’est Dillinger est mort où il est présent à l’image pendant toute la durée du flm, et la plupart du temps seul, sans paroles, qui est le second tournant radicale de sa filmographie. Extraordinaire Michel Piccoli.

  • Moravia avait semé dans son livre plusieurs éléments susceptibles d’être interprétés comme "féministes" ou en tout cas à charge contre le comportement du personnage principal... Deux éléments très clair, l’un au début, l’autre à la fin. Au début de l’histoire, une description de viol conjugal qui serait à la source de la naissance du sentiment de mépris de la femme pour son époux. A la fin, la mort du couple composé de la femme et du producteur est clairement décrite comme un fantasme de l’époux en proie à l’anxiété du silence et de la disparition définitive de la femme qu’il fantasme d’aimer et sa seule consolation est d’imaginer qu’elle est morte... Ces deux aspects ont totalement disparu du film en faisant une adaptation marquée par une lecture machiste.

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