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Les Graines du figuier sauvage du réalisateur iranien Mohammad Rasoulof s’ouvre sur le gros plan d’une chute de petites balles, semblables par leur forme à des graines, qui semblent tomber d’une main ou d’un pistolet que l’on décharge. Après le générique, un carton nous décrit le mode de reproduction du figuier sauvage : une plante qui se sert d’un hôte pour prospérer. Le propos du film est d’emblée annoncé : il portera sur une lutte et ses armes, sur la violence. Il est difficile de parler de ce film sans aborder son contexte de production : le film a été tourné en Iran dans la clandestinité au lendemain du mouvement de contestation populaire « Femme Vie Liberté » ; le réalisateur, sorti de prison peu auparavant, ne pouvait pas toujours être sur les lieux du tournage et exprime aujourd’hui sa reconnaissance à une équipe de professionnel·les qui ont permis l’existence du film.
Le réalisateur a aujourd’hui quitté l’Iran. D’un film qu’on pourrait croire fabriqué dans l’urgence de situations politiques et personnelles instables, il ressort un objet soigné, avec un scénario mûrement réfléchi et même une variété de lieux. S’il n’est pas rare de trouver aujourd’hui au cinéma des films longs (qui dépassent les deux heures trente), Les Graines du figuier sauvage se signale par une durée de deux heures et quarante-sept minutes que l’on ne voit pas passer tant il sait maintenir, voire renouveler son suspense. L’objet de la présente analyse est de montrer pourquoi cette longueur a été nécessaire au film, au bon déroulement du scénario en ce qu’elle nous fait ressentir les inflexions des personnages et leur parcours émotionnel.
Le film raconte l’histoire d’une famille iranienne traditionnelle, pieuse, composé du mari, Iman (Misagh Zare), œuvrant dans l’administration judiciaire et récemment promu au rang d’enquêteur/procureur, de sa femme Najmeh (Soheila Golestani) qui se réjouit de cette ascension sociale et semble attendre avec impatience la hausse du niveau de vie de la famille et, enfin, de leurs deux filles : Rezvan (Mahsa Rostami) qui entre à l’université et Sana (Setareh Maleki) qui est encore au lycée. Cette promotion professionnelle survient au moment des manifestations de protestation contre la mort de Jina Mahsa Amini, assassinée par la police iranienne pour le port d’un voile qui ne recouvrait pas entièrement sa chevelure. Iman se retrouve à traiter à un rythme de plus en plus rapide et de façon de plus en plus arbitraire des dossiers de jeunes manifestants qui arrivent en nombre et sont parfois condamnés, sur ordre du régime, à la sentence de mort.
Dans son début, le film décrit un homme pieux qui semble tourmenté par la justice expéditive qu’on lui demande de rendre. Le couple des parents repose sur des normes patriarcales et sexistes mais une forme d’amour et de confiance semble tenir une place importante. Une scène assez tendre nous présente Najmeh en train de couper les cheveux et de tailler la barbe de son mari sous la douche pendant qu’il se confie à elle. Au moment où les manifestations commencent, partant des facultés et des résidences étudiantes, Najmeh se retranche avec ses filles dans l’appartement familial. Une menace se fait jour : celle d’une révolution qui pourrait venir mettre en danger la tranquillité et la prospérité de cette famille iranienne favorisée, en visant le père qui est un serviteur du régime. Et, en effet, le dévoilement de l’identité d’Iman sur les réseaux sociaux amène la famille à se réfugier à la campagne dans la maison de famille.
En se tenant à ce résumé, on pourrait croire que le réalisateur ne parle du mouvement « Femme Vie Liberté » que de loin : la caméra n’est pas dans la rue, elle est dans un appartement, focalisée sur un noyau familial, les scènes de manifestation et d’émeutes ne sont pas reconstituées. Or, dans ce huis-clos, il y a les deux sœurs : au sortir de leur adolescence et, malgré leur statut social, elles sont bien dans le mouvement car elles suivent tout sur les réseaux sociaux. Deux réalités politiques vont alors venir s’opposer dans l’appartement : celle du régime incarné par le père, muet, absent à sa femme et à ses filles et absent à lui-même, écrasé par son travail ; celle que les filles observent de leur téléphone, bien qu’enfermées dans leur chambre.
La force du film est ici de montrer comment le filmage des violences policières sur les réseaux sociaux a fait pénétrer le mouvement « Femme Vie Liberté » dans l’ensemble de la société iranienne. Avec ces images échangées, authentiques et virales, il n’est plus possible de croire les images et les discours diffusés par la télévision. La révolution est entrée dans l’intimité d’une chambre de filles. Aussi le film de Mohammad Rasoulof est entrecoupé de nombreuses vidéos diffusées à l’époque sur les réseaux sociaux qui montrent les violences exercées par le régime, que nous, spectateur·ices, regardons comme les deux adolescentes sur leur téléphone et qui sont autant de preuves face auxquelles elles et nous n’avons d’autre choix que de reconnaître les mensonges du régime, et par conséquent, les mensonges de leur père et ses renoncements moraux. Quelle forme va pouvoir prendre la révolte de ces jeunes femmes confinées ?
Ici vient se tisser une deuxième intrigue qui, telle une autre ramification du figuier sauvage, va participer à l’étouffement, allégorique, de la société patriarcale dans le film. On pouvait en effet considérer que les contestations étaient les premières branches de ce figuier sauvage. Le réalisateur reconnaît d’ailleurs dans ses entretiens la dimension allégorique de cette nouvelle intrigue qui prend la forme d’un thriller réaliste, et redonne un souffle, un suspense haletant au film. Au début, lorsque le père est promu, il se voit confier pour sa sécurité un pistolet. Chaque jour, lui et sa femme s’assurent que celui-ci est bien rangé dans un tiroir. Cette insistance de la caméra sur l’arme, qui n’aurait pu symboliser que la violence du régime, était en fait un remarquable « fusil de Tchekhov [1] ». Car le pistolet disparaît du tiroir. Dès lors la question se pose de savoir qui l’a volé. Le père se met en tête qu’il s’agit nécessairement de l’une des trois femmes de son foyer, car il reste persuadé de l’avoir bien ramené chez lui. La spectatrice se dit que c’est lui qui perd la tête : la caméra nous le montre dans des attitudes paranoïaques et cette paranoïa se tourne toujours sans équivoque vers sa femme et ses deux filles. L’homme que l’on voyait douter de sa propre probité et de son exercice professionnel a disparu. Il en vient même à faire interroger sa femme et ses filles par l’un de ses collègues dans un autre lieu que l’appartement en prenant le prétexte d’entretiens psychologiques. Mais aucune d’elle n’avoue. Le huis-clos se déplace encore : cette fois, l’argument de mettre sa famille en sécurité à la campagne devient un moyen pour Iman de leur faire passer lui-même des interrogatoires avec une caméra (à la manière de la machine judiciaire du régime auquel il est rodé), dans un endroit où Najmeh, Rezvan et Sana seront encore plus isolées.
Ce qui semblait être une famille équilibrée, avançant dans la vie de manière apparemment fonctionnelle, selon un modèle patriarcal relativement bienveillant, se délite sous nos yeux : dès lors qu’il n’a plus le contrôle, que son pouvoir est bousculé, et que l’exercice de ses fonctions judiciaires (à cause du vol de l’arme) est contesté, ce père décide d’user de violence et de séquestration. Tout retour en arrière est désormais impossible, ce que comprend la mère qui prend alors parti pour ses filles. On apprend que c’est la plus jeune et la plus discrète, Sana, qui a volé et caché le pistolet de son père. Et c’est elle qui, après une scène digne d’un film d’horreur – où Iman se mue en véritable chasseur aux trousses de sa femme et de ses filles cachées dans un village en ruine – brandit contre son père l’arme. Au moment où elle lui tire dessus, le sol instable s’écroule sous les pieds d’Iman qui s’effondre un étage plus bas, recouvert de sable. Que penser de la main d’Iman qui, telle celle des vampires des films d’horreur, sort de la terre dans le dernier plan du film ? Que les monstres peuvent toujours ressurgir mais qu’ils ne seront plus que des morts-vivants ?
La force du film réside donc dans son habileté à hybrider un premier scénario réaliste à un second scénario plus allégorique et imaginaire. La durée du film permet de faire ressentir le délitement progressif de cette famille et comment cette vie commune apparemment tranquille peut se muer en véritable film d’horreur. Finalement, Iman avait « raison » et n’était pas si paranoïaque : son pistolet avait bien été volé par une des femmes de son foyer, Sana. Par son geste, cette dernière a fait pénétrer la contestation dans l’intimité : elle qui a bien compris les activités de son père, pourtant taciturne, tente à son échelle et à sa manière de mettre fin à la machine à meurtres que symbolise le pistolet. C’est aussi une réponse qu’elle adresse à sa mère, à qui elle crie à un moment du film : « Toi, tu lui as toujours tout laissé passer ». Qu’entend-elle par là ? D’autres soumissions, d’autres renoncements, d’autres violences qui appartiennent à l’histoire de la famille et que nous ne connaîtrons pas ? À la fin, c’est Sana qui vient imposer la limite, faisant œuvre de résistance à la fois face à son père et face à sa mère.
Polémiquons.
1. Les Graines du figuier sauvage, 10 octobre, 00:18, par valladier
Quel courage pour sa réalisation ! Il a fallu sortir le "voile" pour dénoncer une dictature, celle qui n’épargne personne : famille, enfant, vieillards...Quand la Révolution s’en mêle, le collectif est présent. cette famille qui vit dans l’amour et la confiance, voila que la tension déborde, jusqu’à faire perdre le contrôle, on ne sait plus qui on est ! Image forte, celle du sol qui s’écroule et nous fait toucher à la limite.