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Iris Brey : "Le Regard féminin, une révolution à l’écran"


>> Geneviève Sellier / mercredi 11 mars 2020

Iris Brey, jeune universitaire franco-américaine, se propose d’explorer, 45 ans après l’article séminal de Laura Mulvey sur le « regard masculin » dans les films hollywoodiens, qui n’a été traduit intégralement en français qu’en 2012 [1], les variations d’un « regard féminin » au cinéma, aussi passionnantes que marginalisées par l’historiographie dominante (masculine évidemment). Cet ouvrage arrive à point, alors que les réactions le plus souvent négatives au mouvement #MeToo en France, tant dans le milieu du cinéma que dans les institutions cinéphiliques, montrent que la domination masculine a encore des beaux jours dans le 7e art…

De quoi s’agit-il ? Évidemment pas d’une inversion du « male gaze » qui consisterait pour les femmes cinéastes à objectifier et fétichiser les corps masculins comme les hommes cinéastes le font pour les corps féminins depuis que le cinéma existe… Mais d’une approche qui se veut à la fois « phénoménologique et féministe » pour repérer dans les films, depuis les origines, les mises en scène du regard qui construisent des personnages féminins comme sujets de leur histoire et de leur récit.

Iris Brey propose « une grille de lecture en six points pour caractériser le female gaze » :

« Il faut narrativement que :
1/ le personnage principal s’identifie en tant que femme ;
2/ l’histoire soit racontée de son point de vue ;
3/ son histoire remette en question l’ordre patriarcal ;
Il faut d’un point de vue formel que :
1/ grâce à la mise en scène, le spectateur ou la spectatrice ressente l’expérience féminine ;
2/ si les corps sont érotisés, le geste doit être conscientisé (Laura Mulvey rappelle que le male gaze découle de l’inconscient patriarcal) ;
3/ le plaisir des spectateurs ou spectatrices ne découle pas d’une pulsion scopique (prendre du plaisir en regardant une personne en l’objectivant, comme un voyeur) »

La plupart des films mettant en scène un regard féminin ont été « oubliés » par l’historiographie, et l’ouvrage se donne pour mission de les ressusciter. Certains sont aujourd’hui reconnus, des féministes en tout cas, mais Iris Brey prend la peine d’analyser la mise en scène cinématographique qui justifie l’appellation « regard féminin », comme dans le film d’Alice Guy Madame a des envies, où la jeune réalisatrice (qui est d’abord la secrétaire de Léon Gaumont) invente le gros plan pour nous faire partager les « envies » d’une femme enceinte.

L’exploration d’Iris Brey passe d’abord par ses émotions personnelles face à des images qui rompent avec le regard masculin auquel nous sommes (trop) habitué.es. Son cheminement n’est pas forcément celui d’autres cinéphiles féministes, car chaque parcours est unique, mais sa démonstration est convaincante. Il y a des films, d’autant plus précieux qu’ils sont rares, qui ont réussi à sortir des sentiers battus de la fétichisation du corps féminin, pour construire une subjectivité féminine.
Chacune les a découverts au gré de son propre parcours de spectatrice, c’est-à-dire en général sans rapport avec la chronologie des films, mais on retrouve des « incontournables » : Alice Guy, Germaine Dulac, Dorothy Arzner, Agnès Varda ou, plus près de nous, Jeanne Campion, Céline Sciamma. Chaque fois, c’est la mise en scène du regard qu’Iris Brey analyse dans ces films.

L’ouvrage s’arrête aussi sur des thématiques qui ont une spécificité genrée, comme le viol, la jouissance, le corps en mouvement, pour mettre en avant les films où il lui semble qu’émerge une subjectivité féminine. S’agissant de la représentation du viol, qui a longtemps donné lieu à des séquences purement voyeuristes (qui relèvent de ce qu’on appelle aujourd’hui la culture du viol), Iris Brey prend un exemple qu’on peut trouver problématique, Elle de Paul Verhoeven. Non pas parce qu’il s’agit d’un film réalisé par un homme, mais parce que le personnage joué par Isabelle Huppert, après avoir subi un premier viol, semble prendre plaisir à provoquer son bourreau pour qu’il recommence.

L’analyse d’Iris Brey prête le flanc à l’auteurisme et au formalisme, avec des affirmations comme : « Paul Verhoeven est un cinéaste maîtrisant à la perfection le regard qu’il porte sur son héroïne et sur les agressions qu’elle subit. » L’analyse d’une séquence isolée de l’ensemble des choix narratifs du film est l’instrument favori d’une critique qui refuse de se mesurer aux enjeux sociaux dont les films sont le lieu… en particulier les enjeux de genre. Le fait que « à sa sortie cannoise, Elle a été adoubé par la critique » aurait pourtant dû mettre la puce à l’oreille de l’autrice. Le féminisme de la critique française n’est pas un fait avéré !

Les analyses des trois autres films choisis pour illustrer un « regard féminin » sur le viol, Thelma et Louise (R Scott, 1991), Baise-moi (Virginie Despentes, 2000) et Outrage (Ida Lupino,1950) sont nettement plus convaincantes.

La question de la représentation de la jouissance féminine fait l’objet d’un autre chapitre, illustré par des analyses de films qui relèvent souvent d’un cinéma d’avant-garde ou expérimental, qu’il s’agisse des premiers films de Chantal Akerman, de Maya Deren, de Barbara Hammer, d’Andrea Arnold ou de Jill Soloway, ce qui limite un peu la portée de l’analyse.

Enfin, dans un dernier chapitre, Iris Brey voit dans le motif du corps féminin en mouvement, chez Agnès Varda, Barbara Loden, Dorothy Arzner ou Marie-Claude Treilhou, l’expression d’un désir d’émancipation qui vient se fracasser sur la réalité d’une société patriarcale qui assigne les femmes à l’immobilité du foyer.

Cet ouvrage passionnant, aussi personnel que rigoureux dans la plupart de ses analyses, est une invitation à continuer cette découverte du regard féminin dans les films (et dans les séries), pas seulement pour rendre justice à trop de femmes cinéastes broyées par la domination masculine, mais surtout pour nourrir notre rapport au monde et à nous-mêmes, en éprouvant dans les films une subjectivité et une capacité d’agir au féminin.

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