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Sally Wainwright / 2019 / BBC1 / HBO

Gentleman Jack


>> Lise Roure / lundi 9 décembre 2019

La lesbienne magnifique


Un dimanche soir comme un autre, une grande chaine publique diffuse, en prime time, une série en 8 épisodes, comédie « en costumes » extrêmement soignée, bourrée d’humour, reposant sur le personnage savoureux d’une lesbienne qui décide d’épouser une riche héritière, au 19e siècle – devant Dieu de surcroit, comme la chose la plus naturelle du monde. Car oui : « Gentleman Jack is a SHE ».

Bon, je ne spoile rien : nous ne sommes pas en France mais en Grande-Bretagne. Et on ne peut s’empêcher d’envier les Britanniques et l’audace des choix de la chaine nationale BBC One dont on se souvient qu’elle avait déjà offert au public britannique (toujours en prime time) la merveilleuse mini-série Tipping the Velvet [1] (2002), réalisée par Geoffrey Sax d’après le premier roman éponyme de Sarah Waters [2] ; elle avait également eu le mérite de nous faire découvrir cette romancière ouvertement lesbienne dont tous les autres romans – qui font une large place aux amours lesbiennes –, ont été également adaptés à la télévision.

Non que la série Gentleman Jack soit particulièrement osée ou crue ou proposant un contenu révolutionnaire. Mais elle existe à part entière, et bénéficie de moyens, d’actrices et d’acteurs formidables, d’une visibilité, de passionnantes pages web permettant de lire le script épisode par épisode, d’autres dédiées au personnage, à la créatrice de la série, etc. Bref, on se prend à rêver… car chez nous, de l’autre côté du Channel, c’est le désert. On a du mal à se souvenir la dernière fois qu’un personnage de lesbienne n’a pas juste fait de la figuration dans une série française, noyé dans une masse de gens hétéronormés [3]. Il y en a bien une, dans Candice Renoir (sur France 2, chaine publique…), personnage récurrent de plus, mais très fade, pas très crédible, oubliable. Il y a aussi dans Dix pour cent [4] (sur France 2, encore), le personnage caustique et drôle joué par Camille Cottin, mais qui se révèle très décevant dès la 2e saison où on la fait « tomber dans les bras » d’un homme (caricature de mâle viril sur un mode orientalisant qui confine au racisme), comme si, quand même, il ne lui manquait pas un petit quelque chose... et elle tombe enceinte de lui après un seul rapport ! Lesbienne et sans enfant, c’en était visiblement trop.

Côté britannique, Sally Wainwright, créatrice, scénariste et réalisatrice de Gentleman Jack, a d’autres ambitions pour ses personnages de femmes ou d’homosexuelles, héroïnes malgré elle, considérées comme des citoyennes de seconde classe, constate-t-elle [5]. « Aujourd’hui lorsqu’une série repose sur un personnage féminin, c’est souvent une femme forte, grandiose – bien qu’humiliée, souvent ! –. C’est pour moi un autre travers. L’enjeu pour les femmes (scénaristes ou créatrices de série) est d’être honnêtes dans la perception et la retranscription de ce que veulent les femmes et de sentir qu’elles n’ont pas à rentrer dans les cases ni à se conformer à ce que les gens – les producteurs – sont supposés vouloir » [6]. Pour Sally Wainwright particulièrement, « si les situations ne sont pas crédibles, fondées sur une réalité, son imagination ne se met pas en route » [7].

L’action se passe près de Halifax, dans la campagne du Yorkshire au 19e siècle. C’est l’histoire d’Anne Lister, la petite quarantaine, ouvertement lesbienne, qui a hérité de la demeure de Shibden Hall et du domaine familial à l’âge de 35 ans. Elle y vit avec sa sœur, son père et sa tante, ces deux derniers très âgés – quand elle ne parcourt pas le monde, absence dont se plaint beaucoup sa sœur cadette. Car elle aime voyager, côtoyer des gens d’un rang social plus élevé que celui de sa famille qu’elle aimerait clairement faire « monter en grade » et dont elle n’assume pas toujours le passé de commerçants, il y a des générations. Ils ont des domestiques, des terres et des fermes louées à des familles de métayers, des mines de charbons à exploiter. Anne Lister est donc de retour dans sa ville natale, «  déterminée à changer le destin de Shibden Hall, sa demeure ancestrale. Pour ce faire, elle va reprendre les affaires familiales, rouvrir les mines de charbon et tenter d’épouser Ann Walker, une riche héritière » [8].

Tour à tour puissante, vulnérable, désagréable, à l’humour dévastateur, de mauvaise foi, érudite, sans honte, courageuse, manipulatrice, amoureuse, séductrice, femme d’affaires, Anne Lister est expérimentée et revendique avec une positivité étonnante son amour pour les femmes, à une époque où l’homosexualité féminine est loin d’être tolérée, comme en témoignent les multiples scènes de « mises en garde » musclées, de dénonciations, d’intimidations. Seule l’homosexualité masculine est illégale et punie de pendaison ; une mort atroce utilisée pour terroriser et décourager la riche héritière Anne Walker en comptant sur son ignorance et son inexpérience, mais dont les sentiments pour Anne Lister se confirmeront. Rien n’arrête Anne Lister ou quasiment rien. Elle trace sa route avec énergie, habillée de noir des pieds à la tête surmontée d’un haut de forme, porte des jupes droites et amples, un long manteau sombre, des dessous masculins et un corset de femme, des guêtres sur des chaussures plates qui lui permettent de frayer son chemin à vive allure. Une austérité et un choix de confort qui contraste avec les fioritures, accessoires et coiffures dont sont affublées la plupart des personnages féminins (excepté sa sœur Marian), comme si elles faisaient partie du décor et dans lesquelles elles semblent engoncées. Rien n’arrête Anne Lister, ni les kilomètres qu’elle parcourt à pied chaque jour pour rencontrer celle qu’elle entend séduire et épouser, ni la crainte d’affronter les puissants notables de la ville pour ses affaires, ni sa réputation ; ni même les douloureuses déceptions amoureuses passées, contre lesquelles son cœur lutte encore, histoires malheureusement toutes conclues par des mariages de convenance. « Tu es trop vieille pour ça… » se sermonne-t-elle, se surprenant à souffrir encore à l’annonce du mariage d’une ancienne compagne. Anne Lister avance toujours et nous sommes littéralement pris à partie, de l’autre côté de l’écran. Car Anne regarde parfois la caméra, s’adressant directement à nous par des regards, des commentaires, des extraits de son journal et ce pari émouvant est réussi (on le trouve aussi dans la série britannique Fleabag [9]).

Anne Lister a vraiment existé et il a fallu de nombreuses années à Sally Wainwright avant de pouvoir imposer de raconter l’histoire de cette femme dont elle ne comprend toujours pas pourquoi elle n’est pas davantage connue. Elle choisit de le faire en donnant à la série le surnom homophobe de Gentleman Jack (« jack » signifie « gouine ») [10]. Beau pied de nez que de détourner un terme péjoratif pour faire revivre ce personnage extraordinaire. Elle a existé et chroniqué sa vie dans 27 volumes de journal, « 5 millions de mots » en partie codés et cachés par ses héritiers [11], qui n’ont pu encore être entièrement décodés. Un code secret créé à partir d’un mélange de lettres, de chiffres et de symboles grecs qui lui a permis d’écrire franchement sur ses amours transgressives et sans doute un moyen de maintenir sa santé mentale. Sexe, menstruations, santé digestive, argent, jugements personnels sur les membres de la société d’Halifax – ce sont des confidences qu’Anne voulait garder privées. C’est à partir de cette ressource unique que Sally Wainwright a travaillé [12]. Une matière enfin reconnue comme un document historique exceptionnel, protégée depuis 2011 par l’Unesco [13] et à laquelle la créatrice de la série est particulièrement attachée, elle-même née dans le Yorkshire, qu’elle a quitté toute jeune et que le récit d’Ann Lister lui fait à nouveau aimer.

Il fut un temps où Sally Wainwright n’avait même pas la liberté d’intégrer un personnage de lesbienne dans les scénarios des productions sur lesquelles elle travaillait. Elle se souvient de ses débuts, en 1994, sur la série Coronation Street, privée de parole pendant presque trois ans [14]. « C’était dur, l’atmosphère était très masculine. C’était de très loin la meilleure série, depuis longtemps, quasiment une légende. Je n’arrivais pas à croire que j’étais là (…) mais quelques-uns des scénaristes étaient des cons absolus : sexistes, racistes, malveillants et désagréables ». Lorsque Sally Wainwright essaie d’introduire un personnage lesbien dans Coronation Street, sa proposition est descendue en flammes. Sa consœur actrice et réalisatrice de série Kay Mellor [15] – qui elle aussi a fait ses armes sur les soaps operas britanniques – confirme : « C’était une expérience assez intimidante. Les hommes vous criaient dessus, vous faisaient taire. J’ai dit à Sally : “Tu dois parler. TU DOIS parler”. Mais je ne suis pas sûre que c’était le bon moment pour elle » [16].

Ce n’est qu’après plusieurs créations et scénarios de série et en particulier après Happy Valley [17] – une série dramatique pour BBC One qui suit un personnage attachant, à l’humour noir, déchiré et revêche, du sergent de police Catherine Cawood dont la fille s’est suicidée après un viol – et 3 Baftas [18] qu’on lui demande pour la première fois, à 56 ans, ce qu’elle veut faire et qu’on lui offre la possibilité de le faire. « J’avais bien-sûr au moins cinq idées, mais lorsqu’on m’a demandé ce que je désirais le plus, c’était bien-sûr le journal d’Anne Lister sur lequel que j’avais envie d’essayer de travailler depuis des années. Évidemment, après avoir dit oui, j’ai commencé à me demander qui était vraiment Anne Lister, parce que c’était important pour moi de n’avoir aucune complaisance vis-à-vis de ce personnage et de maintenir un très haut niveau de qualité à mon travail. ».

Non seulement elle réussit à ne jamais en faire une héroïne parfaite, sans failles ni défauts mais elle fait de ce récit une fresque dans laquelle chacun des personnages est décrit avec soin et permet de faire exister de nombreuses problématiques, en portant un regard complexe sur la société de l’époque. Et c’est également à ce titre que la série est intéressante. Car il n’y est pas seulement question de la vie intime d’une lesbienne, des relations entre les femmes et des rapports entre les hommes et les femmes au 19e siècle, les questions sociales et politiques ne sont pas éludées. Il y a bien-sûr le rapport à la religion : Anne est profondément croyante et n’a aucune culpabilité sur la nature de ses sentiments pour les femmes et c’est un discours qu’elle déploie tout au long de la série, pour convaincre et rassurer celle dont elle tombe amoureuse – « C’est ainsi que Dieu m’a faite » –, face à la puissance des hommes d’église - dont certains peuvent se marier – et la confiance aveugle qu’ils inspirent. La question de la santé mentale : tel médecin de famille est connu pour remettre ces femmes « fragiles, tourmentées » dans le droit chemin alors que tel autre essaie au contraire de les aider à assumer leurs choix et à surmonter la souffrance ou le désespoir causé par la pression des familles, la culpabilité, la négation de soi. Sally Wainwright montre bien qu’il n’est pas donné à chacun·e d’avoir un caractère aussi fort qu’Anne Lister et que sans le soutien d’un entourage bienveillant et émancipateur (l’écoute d’une tante complice et aimante par exemple), l’équilibre psychologique est bien difficile à atteindre. La question du soin et de l’éducation : c’est le cas d’un enfant (fils d’un métayer du domaine) amputé d’une jambe à la suite d’un accident causé par un homme riche de Halifax pour lequel Anne Lister et sa sœur tentent de faire justice, payent les frais médicaux et les frais scolaires pour qu’il entre à l’école réservée aux familles qui en ont les moyens, puisque désormais il ne peut plus travailler à la ferme avec ses parents. La solidarité entre femmes – Sally Wainwright nous rappelle qu’elle n’est pas évidente –, est décrite sous toutes ses formes y compris contre-productives : la tentation de protéger l’autre contre son propre intérêt, ou l’organisation d’un mariage arrangé pour servir les intérêts financiers d’un neveu couvert de dettes. Les rapports de classe et de pouvoir entre Anne Lister et les domestiques ou les métayers : son droit à donner son accord ou non à une demande en mariage, l‘exploitation d’enfants dans ses mines de charbon. Il est également question de la convergence des luttes lorsqu’est évoquée la question du droit de vote des métayers – sur le point d’être acquis – alors que le droit de vote des femmes est encore impensable. Sally Wainwright nous rappelle en passant que les progrès pour les femmes ont été bien trop souvent la dernière roue du carrosse des luttes sociales.

Sally Wainwright, très vigilante à respecter la vérité de ce personnage qui a existé, n’a pas choisi la facilité ni la complaisance. Gentleman Jack est une série grand public extrêmement ambitieuse et divertissante, au scénario particulièrement affuté, produite par BBC One et HBO, diffusée le dimanche en prime time, qui ne renonce jamais à la vigilance dans le rapport au réel. Souhaitons que la liberté chèrement acquise dont peut jouir aujourd’hui Sally Wainwright et le succès populaire que remportent ses créations lui permettent une rémunération à l’égale de ses confrères masculins… « Quand on demande à Sally Wainwright pourquoi il lui a fallu tant de temps pour arriver à la position puissante qu’elle occupe maintenant, après avoir été une scénariste professionnelle pendant tant d’années. – “Je suis une femme”, répond-elle en haussant les épaules. » En 2018, une étude de la Writer’s Guild of Great Britain [19] a révélé que seulement 14 % des programmes télévisés proposés aux heures de grande écoute - à l’exclusion des soap operas - avaient été écrits par des femmes. Et une récente enquête de Directors UK [20] a révélé que le pourcentage d’émissions de télévision britanniques dirigées par une femme a chuté entre 2013 et 2016, passant de 27% à 24%. L’enquête a également pointé que si l’on parlait beaucoup d’égalité, cette égalité était toute relative dans les faits. « Je me demande souvent si je suis autant payée que mes confrères. L’autre jour j’ai demandé à mon agent si j’étais payé le même montant que tous ceux qui ont gagné trois BAFTA pour l’écriture. Mais c’était une question un peu tordue, car je pense que je suis la seule à avoir a remporté trois BAFTA pour l’écriture... » [21].

Sally Wainwright avance, elle aussi. Espérons que rien ne l’arrête. Une saison 2 est en route. La saison 2 sera-t-elle la dernière ? « Oh no ! God no ! », répond-elle. Nous l’attendons avec impatience, sur la chanson du générique [22] dont l’air et les paroles [23] ne nous lâchent pas : https://youtu.be/XQsZNaia3ck

« À Shibden Hall, elle les a toutes eues
La gent féminine est sous son charme
Pimpante et brillante
Elle les a serrées
La belle Anne les a toutes séduites
Oh Gentleman Jack
Oh Gentleman Jack
Surveille tes arrières, tu es menacée
Les maris arrivent
Tu ferais bien de courir (…) »


>> générique


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[2Le site officiel de l’autrice : https://www.sarahwaters.com/

[6Entretien de Sally Wainwright avec Anna Foster pour “Women in Film and Television UK” : https://www.facebook.com/WFTVUK/videos/732323517232481/

[8Résumé de la série sur OCS, où la série est diffusée en ce moment.

[11Le contenu de ses journaux intimes était considéré comme tellement scandaleux lorsque le code a été déchiffré dans les années 1890 par un habitant de Shibden Hall, qu’ils ont été dissimulés derrière un panneau dans le hall jusqu’aux années 1930, date à laquelle la salle est devenue la propriété de la Halifax Corporation. Les journaux intimes ont été transférés dans les archives locales où l’historienne Helena Whitbread les a découverts dans les années 1980.

[12Les journaux d’Anne Lister ont fait l’objet de deux études de Jill Liddington, écrivaine et universitaire britannique spécialisée dans l’histoire des femmes : “Female Fortune » et « Nature’s Domain ».

[13“Anne Lister’s diaries win United Nations recognition” : https://www.bbc.com/news/uk-england-leeds-13616303

[14« Méthode » de répartition du travail d’écriture souvent utilisée pour les séries américaines, avec un showrunner qui dirige un atelier d’écriture structuré par une organisation pyramidale, très hiérarchisée : des auteur·rices d’épisodes avec le showrunner ; en-dessous, les scénaristes-collaborateur·rices qui font de la recherche documentaire et peuvent assurer l’écriture de certaines scènes ; encore en-dessous, les auditeurs/stagiaires qui se contentent d’écouter les discussions lors des réunions. Organisation qui a inspiré Éric Rochant, réalisateur du Bureau des légendes. En savoir plus : https://www.cnc.fr/series-tv/actualites/comment-est-fabrique-le-bureau-des-legendes_976388

[18British Academy Film Awards : https://www.bafta.org

[19Syndicat britannique des scénaristes professionnel·les : https://writersguild.org.uk

[20Association professionnelle de réalisateur·rices de Grande Bretagne : https://www.directors.uk.com

[22Gentleman Jack une chanson composée par un couple de deux anglaises originaires du Yorkshire O’Hooley & Tidow : http://ohooleyandtidow.com