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En fanfare est le dernier film « phénomène de société » made in France. Succès inattendu (plus d’1 million de spectateurs en trois semaines) pour un film au budget moyen (à peine plus de 6 millions d’euros) avec deux acteurs certes connus mais pas des stars dans les rôles principaux. On rit, on sourit, on s’attendrit, on pleure : l’émotion est garantie comme j’ai pu le constater à la séance de l’UGC Gobelins où je l’ai vu – beaucoup de regards brouillés et de mouchoirs quand la lumière revient (je n’ai pas fait exception). Benjamin Lavernhe interprète Thibaut, un chef d’orchestre trentenaire mondialement célèbre qui découvre à la suite d’un malaise qu’il est atteint de leucémie. Il apprend que sa sœur Rose (Mathilde Courcol-Rozès) est incompatible pour effectuer une greffe de moelle osseuse et qu’elle n’est pas sa sœur. Sa mère lui révèle qu’il a été adopté et qu’il a un frère, Jimmy (Pierre Lottin), adopté lui aussi par une famille modeste du nord de la France. La surprise passée, Jimmy accepte d’être donneur. La greffe prend et les frères se rapprochent, malgré leurs différences, grâce à leur passion commune pour la musique. Alors que la maladie de Thibaud menace à nouveau, les deux frères sont réunis symboliquement par la musique à la fin de la première représentation à La Seine Musicale du concerto qu’il a composé : Jimmy et sa fanfare, dans la salle, jouent le Boléro de Ravel, que reprend l’orchestre de Thibaut.
Le succès d’En fanfare tient d’abord au choix et au jeu excellent des acteurs, aussi culturellement codés que leurs personnages : Benjamin Lavernhe « de la Comédie-Française » est parfait en Thibaut grand-bourgeois, autant que Pierre Lottin en Jimmy prolétaire (il travaille dans une cantine), l’acteur étant connu du public surtout pour son rôle de Wilfried dans la série de comédies populaires Les Tuche (Olivier Baroux, 2011, 2016, 2018, 2021, février 2025). Le film bénéficie également d’un mélange de genres assez réussi : on est à la fois dans le drame social, le feel-good movie inspiré de films britanniques tels que Brassed Off/Les Virtuoses (Mark Herman, 1997), le mélodrame familial et la comédie ch’ti à la Dany Boon. On ne s’attend donc pas à une fresque sociale réaliste (en effet, la population du Nord est blanche et le RN n’existe pas). Le réalisateur déclare d’ailleurs dans le dossier de presse que ce qui compte pour lui « ce sont les personnages et leur humanité », une « pâte humaine […] particulièrement touchante et inspirante ». Une humanité touchante mais très déséquilibrée sur le plan genré.
Dans un article du New York Times , Manohla Dargis faisait remarquer que dans le cinéma hollywoodien, et dans les œuvres sur la masculinité « en crise » en particulier, « les films continuent à préférer les histoires d’hommes qui changent le monde pendant que les femmes les attendent ». Le cinéma français n’est pas en reste. Dans En fanfare, le personnage de Sabrina (Sarah Suco), qui joue dans la fanfare, en fournit un bel exemple. Elle est visiblement amoureuse de Jimmy et attend qu’il veuille bien la remarquer. Ils finissent par s’embrasser – sur son initiative à elle. Même si on la voit brièvement militer auprès des grévistes de l’usine locale, Sabrina existe en tant que personnage surtout pour valider le sex-appeal de Jimmy. Celui-ci est séparé de sa compagne, la mère de sa fille. L’adolescente apparaît dans une brève scène qui signale que sous ses airs bourrus, Jimmy est un grand sensible. De même, Thibaut souffre de vivre une relation distante avec une femme à New York, mais on ne la voit qu’un instant sur une photo. Selon les règles du buddy movie, la véritable relation du film est entre les deux frères, les émotions profondes, celles qu’ils expriment et partagent dans une sorte de complémentarité où la différence de classe se superpose à des comportements de genre très stéréotypés : Jimmy, bagarreur qui a besoin d’un souffle puissant pour jouer du trombone est l’élément « masculin » ; Thibaut, « homme doux » qui aime la musique classique et manie sa baguette avec délicatesse, l’élément « féminin ».
Les seules femmes à jouer un rôle important, symboliquement plutôt qu’en temps d’écran, sont les mères. D’un côté Claudine (Clémence Massart-Weit), la « bonne » mère adoptive de milieu populaire qui a recueilli Jimmy, aimante, pleine d’abnégation et dont la vie a été entièrement consacrée aux enfants ; de l’autre la « mauvaise » mère adoptive, celle de Thibaut (Ludmila Mikaël), grande-bourgeoise élégante et hautaine, stigmatisée pour avoir refusé d’adopter les deux frères, mais aussi, en filigrane, pour avoir privilégié sa carrière. Inutile de dire que les pères, absents du récit, ne sont absolument pas mis en cause. Quant à la mère biologique (décédée), les deux frères retrouvent sa trace, une photo d’elle jeune en majorette. Loin d’offrir une perspective sinon bienveillante, du moins documentée, sur le personnage, le film la condamne : on apprend par la bouche de Jimmy qu’elle a préféré ses addictions à ses fils. Les frères volent la photo, prennent une énorme cuite et sont arrêtés par la police pour conduite en état d’ivresse – même d’outre-tombe, elle exerce sur eux une influence néfaste. En somme, comme l’ont montré les études féministes depuis les années 1980, les mères à l’écran restent majoritairement « ange » ou « sorcière ».