Lolita Mang est rédactrice culture, spécialisée dans les sujets concernant la musique, le cinéma, les arts visuels et la littérature. Elle s’est longuement entretenue avec Geneviève Sellier.
"Du départ en trombe d’Adèle Haenel de la cérémonie des César en février 2020 aux plus récentes prises de parole de Judith Godrèche, la “grande famille” du cinéma français se voit secouée, depuis plusieurs années déjà, par de multiples tremblements, que certains perçoivent comme un #MeToo en français. C’est par exemple, un tissu associatif qui se met en place, à la manière d’une toile gigantesque, où figurent des collectifs comme l’Association des Acteur·ices ou le groupe RESPECT. Conjointement à cette émulation des membres de l’industrie, le monde de l’édition n’est pas en reste. La maison d’édition la fabrique publiait à ce titre le brillant ouvrage Le culte de l’auteur, fin 2024. Un essai de la chercheuse Geneviève Sellier, comme le fruit de plusieurs décennies de travail sur le monde du cinéma français – ses institutions, ses méthodes de production, ses dérives et ses critiques. Boudée par une partie de l’industrie, elle a toutefois été conviée afin d’être entendue par la toute récente Commission d’enquête relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité, née de l’initiative de Judith Godrèche et menée par Sandrine Rousseau. L’occasion de partagée sa pensée, qui remet notamment en cause la très singulière “politique des auteurs”, qu’elle perçoit comme l’un des facteurs essentiels des violences sexistes et sexuelles au sein du cinéma français. Théorisée par François Truffaut dans les pages des Cahiers du cinéma en 1955, elle prête au cinéaste le rôle d’auteur, le plaçant ainsi au-dessus de tout autre intervenant. Une approche qui se veut davantage critique que pratique, mais dont l’influence se ressent dans l’organisation actuelle de l’industrie. Pour Vogue France, Geneviève Sellier prête un éclairage nouveau sur la situation actuelle du cinéma français, ses impasses comme ses espoirs."
Vogue. Aujourd’hui, de nombreuses actrices américaines fondent leurs propres sociétés de production, comme Zendaya, Sydney Sweeney ou Margot Robbie. Observe-t-on un phénomène similaire en France, où l’on voit des associations comme l’ADA ou le groupe RESPECR naître ?
Geneviève Sellier. Votre observation est extrêmement optimiste. Je viens de participer à la Commission d’enquête relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité. Le sentiment, c’est que rien ne change. L’organisation du cinéma français est très particulière depuis la création en 1948 du système d’aides instituant le soutien automatique à la production et à l’exploitation. Chaque année, ce sont 700 millions d’euros d’aides que gère le CNC, ce qui est quand même tout à fait considérable. Cette somme d’argent n’existe dans aucun autre pays sous cette forme, et elle permettrait, idéalement, aux pouvoirs publics de réguler le milieu de façon à ce que les abus qui sont dénoncés depuis #MeToo cessent.
Mais ce n’est pas ce qu’il se passe…
Ce système a été mis en place non pas pour protéger les personnes, mais plutôt les auteurs contre l’emprise du marché. D’une part pour protéger la production française contre l’emprise d’Hollywood et d’autre part à travers l’avance sur recette et les aides sélectives (mise en place en 1959 par André Malraux), pour protéger les cinéastes ayant une ambition artistique contre les lois du marché. S’est alors mis en place un système qui sacralise la figure de l’auteur au dépens de tout le reste. L’idéologie qui est derrière ces organismes, ces institutions publiques et parapubliques, c’est que le cinéma d’auteur doit échapper à toutes les déterminations sociales et économiques et que la liberté de création est sacrée.
Voilà qui part d’un bon sentiment.
Oui : la liberté de création contre la loi du marché, qui ne pourrait pas être d’accord ? Mais dans les faits, cela a provoqué une dérive absolument terrible. Dans une société qui est encore extrêmement imprégnée, marquée, construite sur la domination masculine, la figure de l’auteur a été confondue avec une figure de domination et de domination genrée. Ce système s’est mis en place au tournant des années 1960. Et jusqu’aux années 1980, il est quasi exclusivement masculin.
Certaines réalisatrices commencent à émerger dans les années 1970…
… mais très timidement. Parce qu’il n’y a aucune politique de discrimination positive vis-à-vis des femmes, encore aujourd’hui. Donc le système de l’avance sur recette a créé une sorte de domaine réservé, où règne l’entre-soi, et où les mêmes personnes sont tour à tour bénéficiaires et attributeurs des subventions des aides publiques. Les commissions d’avance sur recette sont composées par les gens de la profession, sur nomination du ministère de la Culture. Et donc, ça aboutit à être dans l’entre-soi.
Quel en est le résultat aujourd’hui ?
Il y a eu le tournant de la pseudo-révolution sexuelle des années 1980, qui, en France, a été dévoyée en une injonction faite aux femmes de se rendre disponible au désir des hommes. Et tous les films du tournant des années 1990, ceux de Benoît Jacquot et de Jacques Doillon par exemple, sont des films où l’artiste, sous prétexte de créativité, s’autorise à mettre en scène ses fantasmes sexuels, et qu’ils sont toujours des fantasmes de domination.
Si l’on reprend la comparaison avec les États-Unis, c’est un pouvoir que détiennent les producteurs.
La différence, c’est qu’aux États-Unis, l’industrie du cinéma est une industrie capitaliste, qui fonctionne sur des normes capitalistes extrêmement claires, avec des pouvoirs, certes, en particulier ceux des producteurs, mais aussi des contre-pouvoirs, des syndicats, dont il n’y a pas l’équivalent en France. Parce qu’à partir du moment où on a décidé que le cinéma était un art, et non pas une industrie, il n’y a pas besoin de contre-pouvoir.
Aucun ?
Jusqu’à maintenant, il n’y en avait aucun. Il n’y a pas en France l’équivalent du phénomène que vous avez constaté aux États-Unis, c’est-à-dire des femmes qui deviennent productrices. Tout ce qu’on a en France, ce sont des actrices qui en ont marre des rôles totalement avilissants qu’on leur propose, et qui décident de devenir réalisatrices. Mais en France, elles n’ont pas les réseaux et le pouvoir de devenir productrices. Et donc, elles dépendent des aides publiques. Ce qui est une chose positive, puisque l’avance sur recettes a permis à beaucoup de femmes de faire des films, même si ce sont des films à petit budget. La situation américaine, je dirais, est plus saine, parce que les rapports de force de type capitaliste sont clairs. En France, tout est brouillé par cette intervention de l’État qui masque la réalité des hiérarchies et des précarités. La limite des collectifs qui sont en train d’émerger, c’est qu’au moment où le producteur et le réalisateur choisissent le casting et l’équipe technique, il n’y a absolument aucun contrepouvoir. Toutes ces actrices qui tentent de faire entendre leur voix courent un risque majeur : que leur carrière s’arrête. C’est ça, le problème en France : sans contre pouvoir, la sacralisation de la figure de l’artiste a été le terrain favorable à tous les abus.
Puisque vous avez participé à la Commission d’enquête relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité, quels espoirs vous avez pour celle-ci ?
J’ai donné tous les éléments à la Commission pour qu’ils prennent la mesure de la gravité de la situation. Mais je ne suis pas du tout sûre que le législateur en France ait le pouvoir de remettre en cause la liberté de création, parce que c’est notre Graal. Depuis la fin des colonies et la chute de notre économie, il ne nous reste que la culture. L’exception culturelle est devenue l’identité de la France. S’affronter à ça, c’est très compliqué. Il y a eu une nouvelle loi en 2016 pour réaffirmer la liberté de création. Comme si c’était quelque chose de sacré, alors qu’on peut penser qu’en démocratie, la liberté de création doit se confronter à des valeurs justement de respect mutuel, de partage – surtout dans un art aussi collectif que le cinéma. C’est ça l’autre dérive que le système français a produit : le cinéma, qui est un art collectif, est devenu idéologiquement, un art individuel, où il y aurait un seul auteur, comme en littérature ou en peinture. On oublie alors que le cinéma a une origine populaire. En France, ce n’est pas possible. Le mépris pour la culture populaire est constamment réaffirmé. Donc pour donner une légitimité au cinéma, il faut qu’on fasse comme si les films étaient faits par une seule personne, une figure romantique de créateur qui engendre lui-même son œuvre, en dehors de toutes les déterminations sociales et économiques.
Ce qui frappe dans les affaires des violences sexistes et sexuelles dans l’industrie du cinéma, c’est l’absence totale de prise de parole des hommes, et notamment des acteurs.
Oui. Les acteurs, comme les actrices, sont dépendants du bon vouloir des producteurs et des réalisateurs. Eux aussi risquent le gros s’ils se solidarisent. Et puis la société française est totalement aveugle sur la question de domination de genre. Sous prétexte d’universalisme républicain, il n’y a absolument aucune réflexion dans aucun domaine sur le fait que les mécanismes de domination à la fois économiques, symboliques et culturelles perdurent. Il y a un refus absolu de s’interroger là-dessus. C’est spécifique à la société française.
Les membres de l’Association des Acteur·ices confirment que les hommes sont minoritaires dans leurs rangs.
Je pense qu’il y a un déficit de conscience parce que, si vous voulez, notre société les autorise à ne pas penser ces questions-là. C’est vraiment le point aveugle de la société française. Ça a un effet absolument destructeur sur la société et sur les rapports hommes-femmes. Y compris le fait que, on le voit bien dans le procès de Mazan, la société française continue à faire comme si le privé n’était pas politique. Comme si ce qui concerne la sphère privée ne concernait pas la société.
Peut-on abolir la politique des auteurs ?
Non, ce n’est pas possible. Il faudrait une réforme en profondeur de toutes les institutions cinéphiliques qui dépendent des aides de l’État. On a la chance, contrairement à ce qui se passe dans tous les autres pays capitalistes, d’avoir un secteur qui est quasi totalement dépendant des aides publiques. C’est un levier formidable ! Mais comme tout ça se fait au nom d’une idéologie petite bourgeoise du culte de l’auteur, les politiques publiques ne servent absolument pas ni à œuvrer pour l’égalité homme-femme ni à œuvrer contre les violences sexistes et sexuelles.
Pourquoi ?
Le dogme de l’État, c’est d’être le mécène de l’art. Et tout ça est au masculin, bien entendu. Je pense qu’on ne s’en sortira pas sans un coup de balai dans les structures les plus prestigieuses et les plus financées par l’État, c’est-à-dire le Festival de Cannes ou la Cinémathèque française, dirigées depuis des décennies par des hommes qui sont une caricature de la domination masculine, avec des mandats illimités. Ils sont partout, ils ont tout le pouvoir et ils n’ont absolument pas l’intention de le partager. Si l’État ne décide pas de faire un coup de balai, ça ne changera pas.
Vous donnez quelques chiffres pour mettre en lumière la hausse du taux de réalisatrices en France : 6,4% films avaient été réalisés par des femmes dans les années 1980, 13,7% dans les années 1990, 26,6% en 2020. Pourtant en 2024, on observe une chute des films français réalisés par les femmes, passant de 85 face à 106 en 2023.
Certes, ce n’est pas encore la parité. Mais on a franchi un seuil. Comme tout ça se heurte au mythe de la liberté de création, les commissions d’avance sur recettes ne prennent jamais pour critère de quoi parlent les films et comment ils en parlent. Jamais. Ce serait mettre à mal la liberté de création. C’est ça, la limite. Cette mesure de discrimination positive est indirecte. Elle est sur les équipes. Elle n’est pas sur les projets. Tant qu’il y aura pas un travail critique sur les représentations, celui que j’essaie de faire dans mon livre, on n’avancera pas. Malheureusement, c’est là où est le verrou le plus serré. C’est le refus absolu de s’interroger sur ce concept de liberté de création.
Quid des César, que vous abordez dans votre ouvrage ?
Oui, j’analyse le film de Roman Polanski qui a eu le César comme un monument au masculinisme. Mon hypothèse, c’est qu’il y a un rapport entre les pratiques et les représentations. Et cette analyse-là, je suis la seule à la faire. Ce qui déplaît souverainement à toute l’élite cultivée. Plusieurs médias m’ont boycottée.
Suite à la publication du livre ?
Oui. Avec ce livre, j’entre dans l’arène. Jusqu’à maintenant, je faisais des travaux universitaires que personne ne lisait. Donc ça ne dérangeait personne. Mais là, j’ai décidé de faire un essai accessible au grand public. Je deviens persona non grata. On ne peut plus m’ignorer, parce que la fabrique est un éditeur respecté. Alors on me boycotte. Ça donne une idée d’à quel point ça ne change pas. Tout le monde a fait des articles sur les violences sexistes et sexuelles. Bon, très bien. Mais quand on remet en cause les films eux-mêmes, alors là, c’est plus possible. L’œuvre d’art, vous comprenez. Critiquer une œuvre d’art, ça, c’est pas possible. C’est sacrilège.
Quel film, vu récemment, vous donne espoir pour la suite ?
J’ai vu un film remarquable, mais il est espagnol, L’Affaire Nevenka, sur la première condamnation pour harcèlement sexuel d’un élu en Espagne. Et je me suis dit, en le voyant, on est incapable de faire ça en France. Un vrai film politique, complexe, en prenant en compte le point de vue de la victime, avec justement ses contradictions. C’est un film tout à fait passionnant.
Récemment sortait The Substance de Coralie Fargeat. Le film est loué, presque autant qu’il est critiqué, en ce qu’il reproduit une imagerie patriarcale qu’il cherche à dénoncer.
Une fois de plus, aux États-Unis, je dirais, on y va franco ! Alors qu’en France, tout ça est toujours très contourné, très allusif. Je pense aux Femmes au balcon de Noémie Merlant, qui divise énormément les féministes. C’est très positif que des réalisatrices s’emparent d’un genre populaire comme l’horreur, et l’utilisent pour faire passer des points de vue féministes. Même s’il ouvre un débat. Mais ça, c’est normal. Un film n’est pas un tract, il est polysémique par définition. C’est pas grave qu’il y ait des avis divergents.